1.1.3. Les stratégies du journal La Croix

En devenant journal du matin, La Croix s’affirme comme un journal d’information à part entière ; il se met plus complètement sur le terrain de la compétition et se soumet à la loi du marché. Désormais il dispute le marché de l’information avec d’autres journaux. Le fait de devenir quotidien du matin est, à certains égards, à l’origine du changement d’image dont il jouit dans la société. Mais son grand atout sera de récupérer le lectorat catholique, en répondant à son besoin d’information et en lui proposant une vision chrétienne de l’actualité. L’on sait par ailleurs que ce journal constitue souvent pour le clergé, le support essentiel d’information et de formation. Accaparé par de multiples occupations pastorales, le clergé ainsi que les catholiques de tous bords qui lisent ce journal, n’ont pas toujours le temps de vérifier, ni de croiser l’information qu’on leur propose, avec d’autres sources. Le fait d’interpréter l’actualité avec un regard chrétien rend énormément service non seulement à l’Eglise, mais à tous les lecteurs.

L’homme d’aujourd’hui est assujetti à toutes sortes d’idéologies ; dans ce contexte avoir une voix qui rappelle les principes de l’Eglise ou qui donne la pensée ecclésiale est salutaire pour les chrétiens et pour l’institution ; c’est une façon pour l’Eglise catholique d’exister sur la place publique et de participer au débat de société. Car, si la pratique de la foi peut relever du privé, l’Eglise par ses médias et ses institutions prouve qu’elle a sa place dans le paysage social qu’elle partage avec d’autres sensibilités politique, philosophique et religieuse.Avec les radios chrétiennes, les émissions et la télévision catholiques, La Croix réveille la conscience du monde sur la dimension religieuse dans la vie de l’homme.

La voix singulière du journal La Croix compte dans la gamme des quotidiens nationaux. Leurs journalistes sont particulièrement attentifs à la dimension spirituelle des événements et des personnes. Les catholiques s’y abonnent, parce qu’il diffuse des informations dont les analyses tiennent compte de la dimension spirituelle et chrétienne. Claire sur son identité, La Croix ouvre largement les frontières et fait vivre le débat sur l’actualité, pour permettre à ses lecteurs de bâtir leurs propres opinions et de les partager dans ses colonnes. En somme, les progrès351 de La Croix s’expliquent par une politique centrée sur l’information honnête, universelle, adaptée, rapide, traitée dans le respect de la déontologie journalistique. Dès lors, faut-il attribuer le redressement du journal au seul changement de stratégie ? Le repositionnement de ce journal dans le marché de la presse nationale française n’est pas seulement dû au seul changement de stratégie. Les facteurs extérieurs y ont contribué, notamment le nouveau paysage de l’Eglise instauré par une insistance quasi unanime sur l’évangélisation par les médias.

En effet, le nouvel environnement ecclésial inauguré par Vatican II a redonné du souffle aux organes de presse existants. Une attention particulière leur est ainsi accordée avec plus ou moins de soutien provenant soit de la hiérarchie soit des chrétiens ou simplement des hommes de bonne volonté. L’implication de l’Eglise catholique dans la pastorale des médias, même si elle ne se manifeste pas en terme de financement direct aux organes de presse, s’exprime à travers un soutien manifeste de la part des chrétiens par une multiplication d’abonnements. La sensibilisation des catholiques dans le domaine d’évangélisation par les médias, devenue une priorité dans l’Eglise, appelle toutes les forces vives à y apporter leur soutien par une mobilisation sans précédent en faveur des médias de l’Eglise. L’appel est continuellement lancé pour les aider. Ainsi, s’abonner à un journal c’est poser un acte d’Eglise. C’est aider l’Eglise à jouer son rôle au sein de la société.

Parmi les éléments qui participent au succès de La Croix on note également une large couverture et la proximité. Si les catholiques s’abonnent à ce journal, c’est parce qu’ils trouvent ce qu’ils cherchent. La Croix s’adresse au lecteur qui espère trouver en elle la satisfaction des besoins divers. Journal « grand public » La Croix tient à toucher une large couche de la population en diversifiant ses rubriques, avec sa double casquette, à la fois présent sur le terrain de l’information tant nationale qu’internationale et également sur le terrain de l’Eglise. En élargissant son programme, il ratisse large et veut fidéliser ses clients. Au demeurant, tout journal est, par nature, un produit de libre consommation. Il est acheté, donc il est choisi, et il doit satisfaire une demande. Il ne sera pas acheté – du moins pas longtemps – uniquement par devoir et idéal, où pour raison d’appartenance à l’Eglise ; mais il le sera par besoin, par intérêt, par envie352. Les besoins des lecteurs sont ciblés : besoins de connaître l’actualité sur l’Eglise, la société et le monde, besoins d’information culturelle, artistique, économique, etc.

Le journal La Croix est proche de son lectorat. Il fait aussi un peu d’information « people » : il parle des personnes et de leur vie, pas forcément de celles dont tout le monde parle. Il met en lumière des situations tragiques dans les zones obscures de la planète ou de la société.Il offre aux lecteurs le moyen de s’intégrer au groupe ou au public auquel ils ont au moins conscience d’appartenir par la proximité géographique, le niveau de culture, les problèmes de vie, les goûts, les modes, les préoccupations, les intérêts, etc. C’est un journal aux multiples faces, et donc un instrument pour l’information, l’éducation, l’enseignement, le sport, la culture, l’économie, la spiritualité, la science, etc. C’est un journal sensible à la dimension « humaine ». Cette sensibilité repose sur la spiritualité et donne au traitement de l’information une longueur de vue assez originale.

Les impératifs économiques concernant la production d’un journal exigent qu’il y ait un nombre croissant de lecteurs. Aujourd’hui, le journal a deux moyens d’avoir des ressources financières : vendre le journal à ses lecteurs et vendre ses lecteurs aux agents de publicité. Un journal qui est beaucoup lu, exercera beaucoup plus d’influence sur l’opinion publique. La Croix est pratiquement le seul journal grand public qui, au niveau national, vit grâce à l’abonnement de ses lecteurs. 94 % de ses recettes sont issus de l’abonnement et 6 % seulement de la vente au numéro. Cette marque distinctive, peut être un avantage en même temps qu’un inconvénient. D’abord, c’est un avantage dans la mesure où le journal est assuré de la vente de son produit et peut ainsi adapter sa production en fonction de ses clients et éviter qu’il y ait des invendus. Cependant dans un contexte où l’attachement à la religion n’est plus un phénomène stable, il y a risque que certains lecteurs qui désaffectent les églises, puissent par le fait même se désabonner. De ce fait, le succès que connaît actuellement ce journal peut ne pas être au rendez-vous dans quelques années.

D’autre part, malgré le fait qu’elle affiche clairement son identité et son appartenance à l’Eglise, La Croix est un journal de référence pour ses analyses et son professionnalisme. Il est souvent cité par des médias français qui lui reconnaissent une place non négligeable. Son implication dans les débats de société et les faits d’actualité lui donne une certaine considération. Mais, il semble ne pas être reconnu en tant que tel par le public non catholique. Ce journal souffre d’un déficit d’image auprès des non catholiques. En dépit d’un léger mouvement à la hausse de ses ventes au numéro, il reste encore à la traîne. Il a besoin d’une bonne dose de publicité pour se faire connaître en dehors des limites de l’Eglise en cherchant à instaurer des rapports directs avec le lectorat non catholique.

Notes
351.

L’on remarquera que si La Croix le progresse, son tirage et son lectorat restent tout de même très restreints.

352.

E. Gabin, Op. Cit., p. 44.