2. 1. Une grille d’analyse : la télévision cérémonielle

Les JMJ et les voyages pontificaux sont deux aspects de la communication dont les initiatives ne relèvent pas de l’Eglise de France, mais qui - relayés par elle - ont un impact dans l’évangélisation qu’elle recherche. Ces deux événements rassemblent énormément de monde. Ils ne peuvent laisser indifférents, vu la couverture médiatique dont ils bénéficient de la part des chaînes de télévision tant privées que publiques. Ce sont des événements que la télévision transmet mais qu’elle n’a pas créés382. Ces événements disons-le tout de suite, sont aussi diffusés par la radio ou encore par la presse écrite. Cependant dans le cadre de cette thèse nous nous limiterons à la transmission par la télévision.

Nous voulons, en analysant les deux événements, voir quel serait l’impact en terme d’évangélisation pour l’Eglise. Nous répondrons à la question de savoir si la médiatisation des JMJ et des voyages pontificaux est une manière d’évangéliser sur la place publique et comment ? Quel est l’impact réel de ces événements télévisuels en terme d’évangélisation ? Quel est réellement le mode de participation des téléspectateurs ? Pour étayer notre argumentation, nous allons faire appel au cadre théorique tracé par Daniel Dayan et Elihu Katz, dans leur ouvrage intitulé la télévision cérémonielle.

Les événements médiatiques, sont ceux qui attirent l’attention des médias ou encore bénéficient de leur apport ou de leur attention ; c’est le cas des voyages du pape et des Journées Mondiales de la Jeunesse. Dans cette thèse, nous parlerons souvent de la télévision cérémonielle, terminologie que nous empruntons à Dayan et Katz, pour signifier l’angle d’approche que nous faisons de ces deux événements. Qui dit cérémonie renvoie immédiatement au religieux, au sacré. Et nul sacré ne peut intervenir s’il n’est pas préparé de longue main par des actes de dévotion coutumiers383. C’est ainsi que la cérémonie télévisée requiert un avant et un après. Les événements médiatiques peuvent être analysés comme des récits qui ont un commencement et une fin. Les événements cérémoniels sont prévus à l’avance. Ils sont organisés en dehors des médias et la télévision leur sert de moyen de transmission ; elle joue un rôle que l’on pourrait qualifier de « phatique »384.

Ces événements sont programmés, organisés par des hommes dotés d’un certain charisme. C’est le cas du pape Jean-Paul II qui programme ses voyages dans le monde et convoque les jeunes pour leur parler, pour prier et pour partager la joie d’être ensemble. De tels événements, soulignent Daniel Dayan et Elihu Katz, exaltent le volontarisme d’une personnalité hors du commun. Ils célèbrent des initiatives émanant du pouvoir et dont la visée est donc, indiscutablement hégémonique. Ils sont presque invariablement qualifiés d’historiques. Ils réussissent à galvaniser de vastes audiences ; une nation ; plusieurs ; le monde entier. Ils s’accompagnent d’une exigence inhabituellement normative385.

Le voyage du pape Jean-Paul II sur le sol français, notamment à Lyon du 4 au 7 octobre 1986, ainsi que la tenue des JMJ en 1997 à Paris, nous serviront d’ancrage pour l’analyse que nous voulons faire. Ces deux événements, initiés par le pape Jean-Paul II et son équipe, reçoivent l’appui des médias privés et publics et bénéficient d’une large couverture ; ce qui leur permet d’être diffusés dans tous les pays du monde. En effet, au cours de ses voyages, le pape matérialise la présence du sacré dans chacune des communautés qu’il visite. Et il le fait de deux façons. Il reçoit l’accueil des foules immenses massées à sa rencontre. Il apparaît aussi à la masse invisible des téléspectateurs qui l’observent, dans leur salon386.

Les journalistes chargés de commenter la rencontre du souverain pontife avec les peuples qu’il visite, suspendent toute attitude critique et manifestent une révérence qui touche à la componction387. Ils interviennent brièvement, proposent peu d’analyses, n’émettent presque jamais de critiques. La télévision cherche à offrir de l’événement un portrait qui corresponde aux vœux des organisateurs. Ce portrait peut varier d’une chaîne à l’autre. Les journalistes désignés pour couvrir l’événement subissent pour ainsi dire, une conversion temporaire. Ils jouent le rôle de « facilitateurs ». Ils facilitent la compréhension de l’événement, en accompagnant les spectateurs à chaque étape, afin de leur faire vivre en direct ce qui se passe.

Les spectateurs devant leurs postes de télévision, émettent des avis favorables ou défavorables sur l’événement. Ils y participent à leur manière, par des échanges, etc. L’événement est un acte discursif censé parler de lui-même. Toutefois, si des commentaires sont requis, ils glissent dans les temps morts, dans les plages d’attente ou dans les interstices. Il ne s’agit pas pour les commentateurs d’évaluer ou de juger l’action, mais de la rendre intelligible388.Les spectateurs choisissent d’y assister, de se regrouper pour le faire, et d’échanger en cours de route leurs remarques et leurs commentaires.

Marquant un élargissement du cercle privé, ces événements appellent un visionnage collectif, donnent presque toujours lieu à des réunions ou à des réceptions souvent interrompues par des communications téléphoniques permettant à des parents ou des amis de marquer, malgré la distance, leur appartenance au groupe. De tels événements réactivent non seulement les liens entre le « centre » et la « périphérie », mais, comme les célébrations festives, ils réactivent au sein de la périphérie elle-même, des réseaux ordinairement endormis. L’expérience des spectateurs est celle d’une communauté redécouverte389.

En effet, les voyages pontificaux ainsi que l’organisation des JMJ dévoilent un ensemble de rites, de gestes et/ou de symboles y compris des discours qui tous s’inscrivent dans la trame du récit médiatique. Jouant sur des possibilités de diffusion simultanée offertes par les médias électroniques, les récits qui constituent la télévision cérémonielle unifient de vastes aires géographiques en y suscitant une temporalité commune. Ces récits transforment l’expérience télévisuelle, la nimbent d’une sorte d’aura390. Et puisque c’est l’Eglise qui conçoit ces événements publics, elle joue par le fait même, un rôle dans la coproduction. Telle est la nouvelle frontière de l’évangélisation dans la société médiatique : une Eglise productrice et coproductrice des événements, une Eglise animatrice de la vie sociale.

D’autre part, ces cérémonies sont considérées comme des « rituels télévisés ». Ils se présentent comme les manifestations d’une nouvelle forme de cérémonialité, d’une cérémonialité propre aux communications de masse391. Les cérémonies télévisées se distinguent des autres types de programme en ce qu’elles échappent à la routine. Elles constituent des interruptions. Elles suspendent le flux des programmes. Elles suspendent aussi la vie quotidienne des spectateurs. Elles annulent la programmation habituelle. Une série d’annonces et de déclarations amène à se dégager petit à petit du registre quotidien. L’événement s’assure un quasi monopole de l’attention. Ils sont planifiés et annoncés à grand renfort de publicité. L’effet d’annonce permet au public d’anticiper l’événement et de s’y préparer. Un climat d’attente se met en place, et il est activement entretenu par les diffuseurs.

La télévision ne se contente pas de distribuer des rôles aux acteurs et aux spectateurs de l’événement. Elle spécifie la nature de ces rôles. Plus un spectateur est géographiquement ou culturellement éloigné de l’événement, plus il importe que les diffuseurs aident à en « faire passer » la signification392. Accepter de promouvoir un événement au statut de cérémonie télévisée entraîne donc, de la part des organisateurs de télévision, une adoption des objectifs de l’événement ; un engagement, quasiment apostolique, à propager ses valeurs. Le statut cérémoniel disent Dayan et Katz, ne se prête pas à une participation indifférente ou neutre. Il n’admet pas les simples observateurs. La télévision ne s’engage pas simplement à représenter l’événement. Elle s’engage à offrir au public l’équivalent de l’expérience festive. Il s’agit de dédommager ce public de ce qu’il perd en n’assistant pas directement à l’événement393.

De ce qui précède, on peut dégager trois critères qui permettent  de parler d’un événement cérémoniel : critère sémantique, syntaxique et pragmatique.

En termes syntaxiques, les cérémonies télévisées se caractérisent par leur dimension interruptive, par le monopole qu’elles exercent sur l’attention publique ; par le fait d’être diffusées en direct ; par celui d’être tournées hors des studios. L’interruption des programmes normalement prévus et le quasi-monopole dont bénéficie l’événement ont aussi une valeur sémantique : ils disent la valeur de l’événement. Et ils ont également un impact pragmatique : l’interruption de la séquence des programmes entraîne une nouvelle qualité d’attention. En termes pragmatiques, ces événements mobilisent de vastes publics, une nation, plusieurs, parfois le monde entier. Ils offrent une expérience partagée et créent un sentiment de solidarité entre les spectateurs394. Au fur et à mesure que se rapproche la date de l’événement, celui-ci devient en effet, un objet de conversations. On se prépare mutuellement à le suivre. Lorsqu’a lieu la diffusion de ces événements, les spectateurs se regroupent afin de se transformer en participants actifs à la célébration. Leurs autres activités deviennent secondaires.

Ce genre de cérémonie télévisée se situe à l’intersection du sémantique, du syntaxique et du pragmatique. Les thèmes sacrés dont elle traite et le ton sur lequel elle les aborde relèvent d’une analyse sémantique. Enfin une manifestation cérémonielle ne se réduit jamais à la performance de l’officiant ; elle ne peut se concevoir sans cette dimension pragmatique qui se manifeste dans les réponses d’un auditoire395.

Notes
382.

D. Dayan et E. Katz, La télévision cérémonielle, p. 38.

383.

L. Sfez, Cf. la préface du livre La télévision cérémonielle

384.

Cf. Schéma général de la communication, proposé par le linguiste Roman Jakobson. En effet, ce dernier distingue six fonction dans la communication, dont la fonction référentielle (qui renvoit au référent), la fonction expressive (destinateur, émetteur), la fonction conative (destinataire), la fonction phatique (sert à établir la communication, à assurer le contact entre les interlocuteurs), la fonction métalinguistique (renvoit au code du langage) et la fonction poétique (message). On peut retrouver ces différentes fonctions dans le livre de Meunier, J. P. et Peraya, D., Introduction aux théories de la communication, édit., De Boeck, Bruxelles, 1993.

385.

D. Dayan et E. Katz, Op. Cit., p. 9.

386.

D. Dayan, Présentation du pape voyageur. Télévision, expérience rituelle, dramaturgie politique, p. 18.

387.

D. Dayan et E. Katz, Op. Cit., p. 8.

388.

D. Dayan, Présentation du pape voyageur. Télévision, expérience rituelle, dramaturgie politique, p. 19.

389.

D. Daya, Idem., p. 20.

390.

D. Dayan et E. Katz, La télévision cérémonielle, p. 1.

391.

D. Dayan et E. Katz, Op. Cit., p. 2.

392.

D. Dayan et E. Katz, Idem., p. 39.

393.

D. Dayan et E. Katz, Idem., p. 94.

394.

D. Dayan et E. Katz, Idem., p. 14.

395.

D. Dayan et E. Katz, Idem, p. 15.