2. 2. 1. Liens du Saint-siège 403 avec les états et les organisations internationales

Les voyages du pape sont une façon pour lui de s’attaquer directement à certains dossiers sans passer par les diplomates du Vatican. C’est ce que Daniel Dayan et Elihu Katz désignent en terme de « désintermédiation » dans les relations avec les dirigeants et les populations. Sous l’impulsion de Jean-Paul II, les relations diplomatiques ont été quasiment multipliées par deux en l’espace d’une vingtaine d’années, passant de 89 à 176 Etats entretenant une ambassade auprès du Saint-siège404. C’est la plus vaste représentation diplomatique après celle des Etats-Unis. De nombreux pays de religions différentes du christianisme possèdent une représentation diplomatique auprès du Saint-siège, notamment de nombreux Etats arabes (comme la Délégation auprès de l’OLP, auprès de la Ligue Arabe ou certains des Emirats), la fédération de la Russie, etc. Seule, parmi les grands Etats, la Chine n’entretient pas de relations diplomatiques en raison des relations que le Saint-siège possède avec Taiwan où cependant depuis 20 ans, la nonciature n’est occupée que par un chargé d’affaires par intérim.

Le Saint-siège est très présent auprès des organisations internationales. Depuis 1970, une nonciature existe auprès de la Communauté européenne à Bruxelles, auprès du parlement européen et du conseil de l’Europe à Strasbourg. Le Saint-siège a une représentation auprès de la FAO à Rome, de l’UNESCO à Paris, du HCR à Genève, de l’AIEA à Vienne depuis Pie XII. Il a une représentation auprès de l’ONU à New York, de l’OMS et l’OMT à Genève, de l’ONUDI à Vienne depuis Paul VI ; et depuis Jean-Paul II, le Saint-siège est observateur à l’OEA (Organisation des Etats Américains) à Washington, à l’OMC à Genève, à l’UNEP-Habitat à Nairobi et enfin, à l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe).

Le 2 juillet 2004, par une résolution adoptée à l’unanimité, le Saint-siège jouit désormais, aux Nations Unies, des mêmes droits et privilèges que les autres Observateurs permanents : il n'a plus besoin d'autorisation pour prendre part aux débats, dispose d’un droit de réponse, peut faire circuler ses documents et présenter des questions de procédure. Le Saint-siège ne change pas pour autant de « statut », qui reste celui « d’observateur », mais ce statut est « précisé », « renforcé », plus clair et plus favorable.

Une question se pose cependant, celle de savoir sur quoi se fonde la diplomatie vaticane ?

En effet, les principaux axes de la diplomatie vaticane tournent autour des droits de l’homme et de la liberté religieuse ; l’appel à l’éthique ; la place centrale de la culture et le droit des nations.

La priorité aux droits de l’homme est une marque fondamentale de l’action diplomatique du Pape Jean-Paul II405. Sa première encyclique, Redemptor hominis du 4 mars 1979est très éclairante à ce sujet. Priorité à l’homme, à l’homme réel, « dans son être personnel, dans son être communautaire, social ». Cet homme-là, concret, vivant, contemporain, Jean-Paul II indique, dans une image qu’il utilisera souvent, qu’il est la « route de l’Eglise». Pour le pape, les droits de l’homme ont leur source dans la dignité de l’être humain et concernent donc tous les hommes, croyants ou non-croyants. La valeur « christologique » de l’homme, créé à l’image de Dieu et sanctifié par son Rédempteur, est au coeur de la réflexion du pape. En plaçant la personne humaine au centre de sa sollicitude pastorale, il l’a aussi inséré dans l’œuvre diplomatique qui est moins ordonnée au service des Etats qu’au service des hommes. Jean-Paul II, par ce rappel incessant des droits de l’homme, met les autorités civiles face à leurs engagements et aux textes fondateurs de la communauté internationale auxquelles elles se réfèrent.

Dans ces droits de l’homme, le Saint-siège, sous l’impulsion de Jean-Paul II, inclut toujours explicitement la liberté religieuse. Le premier pape à avoir parlé de la liberté religieuse de cette façon est Jean XXIII dans Pacem in terris. Le concile Vatican II a prolongé sa réflexion dans le décret sur la liberté religieuse de 1965(cf. Dignitatis humanae) mais avec Jean-Paul II, et son expérience personnelle de refus de liberté religieuse en Pologne sous le communisme, une nouvelle phase doctrinale a été amorcée à ce sujet dans le prolongement des réflexions précédentes. On pourrait résumer cette évolution en disant que la conception de la liberté religieuse de Jean-Paul II est « plus laïque, sans condition, ni restriction, ni privilège ».

D’autre part, le pape plaide sans cesse pour la réinsertion des règles morales dans la règle de droit : « le droit international a été pendant longtemps un droit de la guerre et de la paix. Je crois, dit-il, qu’il est de plus en plus appelé à devenir exclusivement un droit de la paix, conçu en fonction de la justice et de la solidarité. Et dans ce contexte, la morale doit féconder le droit ; elle peut même exercer une fonction d’anticipation sur le droit dans la mesure où elle lui indique la direction de ce qui est juste et bien. »406. Mais comme il n’y a pas de morale fondamentale sans fondement religieux, la refondation du droit sur sa base morale conduira à redonner leur place primordiale aux droits de Dieu, ce que le Saint-père n’omet pas de rappeler comme le préalable aux droits de l’homme parce que de la relation inéluctable entre Dieu et la cité dépend l’avenir des sociétés 407 .

S’agissant de la culture, elle est le deuxième centre de la pensée politique de Jean-Paul II. Le 2 juin 1980, à l’aube de son pontificat, dans son discours à l’UNESCO à Paris, le pape souligne que «  la crise du monde moderne est la crise de l’humanisme et que c’est dans la culture qu’on trouvera la réponse à cette crise. Or la culture n’est pas le produit des forces économiques comme l’affirment les marxistes mais de l’esprit humain. L’homme, seul acteur de la culture, son unique objet aussi, ne peut être considéré comme la résultante des relations de production qui prévalent à un moment donné ». 

Enfin, le pape insiste aussi sur le droit des nations. A Paris au siège de l’UNESCO en 1980408, le pape Jean-Paul II déclarait : « Veillez par tous les moyens à votre disposition, sur cette souveraineté fondamentale que possède chaque nation en vertu de sa propre culture; protégez ce qui est la prunelle de vos yeux ; ne permettez pas que cette souveraineté fondamentale devienne la proie de quelques intérêts politiques ou économiques, victimes des totalitarismes, impérialismes, ou hégémonies pour lesquels l’homme ne compte que comme objet de domination et non comme sujet de son existence humaine ». Et, quelques années plus tard, dans son second discours à l‘ONU en octobre 1995, Jean-Paul II lançait l’idée de compléter la Déclaration de 1948 par une charte des droits des nations. Il veut par là dépasser l’individualisme qui frappe souvent l’interprétation des droits de l’homme ; il plaide pour le respect des nations dans leur identité non seulement politique et historique, mais surtout culturelle et spirituelle.

Les droits des nations sont des droits humains, considérés au niveau de la vie communautaire : droit à l'existence, droit à la souveraineté d'un état, droit à l'autodétermination des peuples, droit à la langue et à la culture, donc, à la souveraineté spirituelle, note le pape. Ainsi les devoirs s'inscrivent dans l'universalité, devoirs de paix, de respect et de solidarité. En fait, on peut dire, pour employer un jargon moderne, que la vision pontificale de l'universalité est une sorte de « prise de conscience d'affinités transversales » entre les peuples. La question du sens de l'existence personnelle et de la culture permet d'exprimer dans les échanges entre les peuples le rapport à la transcendance. C'est ainsi que Jean-Paul Il distingue patriotisme et nationalisme, le patriotisme étant l'amour légitime de son pays d'origine. Par là, il propose une éthique de la solidarité internationale, une éthique de la famille des nations et des identités culturelles. Selon Jean-François Tétu, « Jean-Paul II semble avoir une conception de la nation qui n’est pas d’abord « politique » (tradition française fondée sur le sol) mais « culturelle » (tradition germanique), d’où l’insistance sur le lien entre « peuple » et « culture » (cf. par exemple le caractère « populaire » des pèlerinages (Fatima, Lourdes, etc.) ».

De ce qui précède, on voit bien que même lorsqu’elle fait de la diplomatie « politique », l’Eglise ne s’écarte pas de sa mission. Son action s’inscrit dans la participation à l’organisation et à la gestion de la cité (polis). Cette cité que l’on qualifierait volontiers de « cité-monde » recèle un certain nombre des problèmes face auxquels l’Eglise ne peut rester inactive. Elle se fait la voix des sans voix. Par cette voie, l’Eglise cherche ainsi à faire passer un message de justice et de solidarité qui se résume dans la « vision chrétienne de l’homme ». La diplomatie est une façon pour l’Eglise d’évangéliser autrement, par les moyens adaptés au monde politique. Pour ce faire, elle s’appuie sur sa doctrine sociale. Celle-ci développe des valeurs universelles sur lesquelles tous les hommes, quelles que soient leurs tendances, peuvent discuter. Alors que l’évangélisation se veut continue et sans répit, avec des moments forts, la diplomatie, elle, peut être active ou non, selon les circonstances ou les situations du moment.

La diplomatie qui se déploie dans le contexte des voyages pontificaux, à travers les cérémonies télévisées, c’est une diplomatie spectacle, soumise à la logique de la dramatisation que la télévision incarne. Ainsi, face à la concentration des pouvoirs entre les mains de ceux qui les détiennent, les cérémonies télévisées font jouer une exigence de transparence. Elles placent sous le feu des projecteurs des processus qui, sans elles, se dérouleraient en coulisses. On peut ainsi suivre en direct, des négociations diplomatiques, des rencontres au sommet, des affrontements à peine déguisés entre le pape et divers représentants des Eglises nationales… Les cérémonies télévisées ont partie liée avec une conception de l’espace public qui exclut arcanes et secrets d’Etat409.

Les voyages du pape lui permettent, en s’adressant directement aux foules, de court-circuiter les représentants des Eglises locales. Dépouillés d’une partie de leur indépendance, fragilisés dans le relais qu’ils constituent par l’ampleur des transmissions télévisées et la rapidité des transports aériens, les représentants des Eglises locales peuvent se sentir ulcérés de voir le pape ignorer leur expérience quotidienne, et mettre en œuvre, par-dessus leur tête, une stratégie élaborée au loin. Ce faisant, la télévision renforce la structure hiérarchique de l’Eglise410. Selon Hervieu Léger, la fonction des rencontres directes que rend possible le voyage pontifical, est précisément de promouvoir conjointement la conscience de soi d’une Eglise locale et son adhésion à la personne du pontife romain : la présence du pape appelle à l’existence un « peuple catholique » et lui signifie en même temps qu’il n’existe qu’au travers de cette adhésion411. En s’adressant directement aux populations par le biais de la télévision, le discours du pape peut aller jusqu’à transformer, de façon radicale, l’opinion publique sur un sujet donné. C’est le cas de ses voyages en Pologne et en d’autres pays du monde.

Puisque les cérémonies télévisuelles s’adressent à l’intérieur de chacun des espaces publics nationaux, à des spectateurs de diverses confessions… et également à un public international, face à une telle diversité, le choix par la télévision d’un mode d’adresse « généraliste » revient à privilégier ceux des thèmes qui, au-delà des contraintes dogmatiques, peuvent susciter un consensus, témoigner d’une religiosité partageable412. C’est le cas des sujets qui font l’objet de la diplomatie vaticane.

Notes
403.

Le mot siège (du latin sedium, dérivé de sedere, s’asseoir) désigne le lieu de résidence d’une autorité, d’une organisation (siège d’une préfecture, d’un tribunal…). Dans l’Eglise, le siège (en grec cathedra) où s’asseoit l’évêque pour présider aux célébrations dans sa cathédrale (trône de l’évêque) a toujours constitué le symbole de sa mission pastorale, de sa responsabilité, et dès lors de son pouvoir épiscopal ; d’où le nom d’église cathédrale ou de cathédrale. Le siège de l’évêque de Rome est en même temps celui du chef de l’Eglise universelle ; on parle à ce propos du siège ou du trône de Saint-Pierre. Le Saint-siège désigne non seulement le pape dans l’exercice de son pouvoir pontifical, mais l’ensemble des organes qui l’assistent dans cette mission (secrétairerie d’Etat, congrégations, conseils, secrétariats, tribunaux…) ; les ambassadeurs étrangers sont nommés « près le Saint-siège ».

404.

J-B. D’Onorio, La diplomatie de Jean-Paul II, édit., du Cerf, 2000, p.13

405.

B. Lecomte, Jean-Paul II, édit., Gallimard, 2003, p. 334.

406.

Discours au Corps diplomatique, le 13 Janvier 1997.

407.

Discours au Corps diplomatique, le 11 Janvier 1999.

408.

J. B. Raimond, cf. La diplomatie de Jean-Paul II, p. 307.

409.

D. Dayan et E. Katz, Op. Cit., p. 230.

410.

D. Dayan, Présentation du pape voyageur. Télévision, expérience rituelle, dramaturgie politique, p. 24.

411.

D. Hervieu-Léger, « Le Pèlerinage de l’utopie », dans Voyages de Jean-Paul II en France (coll. Science et religions, édit., du Cerf, Paris, 1988, p. 41.

412.

D. Dayan, Art. Cit., 28.