Pour analyser ces deux événements, nous sommes partis de l’idée que la médiatisation des voyages pontificaux ainsi que des JMJ peut rendre service à l’Eglise en terme d’évangélisation. En fait, depuis son élection à la tête de l’Eglise, Jean-Paul II a voulu engager l’Eglise sur le chemin des médias, concrétisant ainsi les orientations pastorales définies dans Inter mirifica et Communio et progressio. Conscient de l’importance des médias, il donne l’exemple en se faisant l’ami des médias, il est toujours prêt à répondre aux questions des journalistes et marque sa présence en ce domaine par de nombreuses interventions : discours, allocutions etc. Jean-Paul II, en bon communicateur, soigne son image et met sur pied une équipe pour préparer ses voyages. La médiatisation de ses voyages devient pour lui une occasion sans précédent d’évangélisation, vu le nombre de personnes qu’ils entraînent. Le pape acquiert ainsi le statut de pape-star, très présent dans le monde médiatique. Il devient grâce aux médias et grâce à son charisme, la personnalité la plus marquante du XX ème siècle.
Dans ce contexte, il multiplie les voyages pour apporter la Bonne Nouvelle aux confins de la terre. Il ne dirigera plus l’Eglise seulement à partir du Vatican, il veut aller sur place dans les pays du monde entier. Ainsi l’organisation des JMJ est bien l’exemple de la nouvelle stratégie du pape. Il quitte le Vatican pour rencontrer les jeunes venus des quatre coins de la planète, pendant quelques jours, dans un pays donné. Là, il plante sa tente et avec son équipe, il traite des dossiers importants, fait la pastorale directe.
Ces déplacements diffusés en direct à la télévision et que nous mettons dans la catégorie d’événements que Daniel Dayan et Elihu Katz désignent sous les vocables de « télévisions cérémonielles » ou « événements cérémoniels » ou encore « événements médiatiques » nous ont servi de base à l’analyse que nous venons de faire. Il s’est agi pour nous de chercher à savoir, dans un contexte d’évangélisation par les médias, quel peut être l’impact réel de la diffusion de ces voyages et des JMJ pour l’évangélisation ? Quels bénéfices l’Eglise tire-t-elle de toute cette médiatisation ?
En effet, d’après Daniel Dayan et Elihu Katz, les recherches menées sur l’influence de la télévision ont montré que, presque partout et presque toujours, l’utilisation sociale faite des médias amène à neutraliser certaines de leurs possibilités techniques. En principe, radio et télévision peuvent nous atteindre directement et simultanément… Leur message peut être reçu, sans intermédiaire et sans délai. Ce n’est pas toujours le cas, affirment-ils. De multiples messages entrent en compétition ; les publics se révèlent sélectifs ; des réseaux sociaux imposent leur médiation ; la diffusion prend du temps. Dans le cas des cérémonies télévisées, ces obstacles s’évanouissent. Pour la durée de l’événement le medium échappe aux carcans qui lui sont habituellement imposés… Les chaînes en concurrence se fondent en une sorte de chaîne unique ; les spectateurs épars convergent vers les écrans. Tous les regards se fixent sur la cérémonie447. Cette fixation apporte-t-elle un plus dans le processus d’évangélisation ?
La télévision met fin aux barrières religieuse, politique, culturelle et ouvre un vaste champ d’évangélisation où le charisme du pape et sa capacité à parler des sujets d’intérêt général trouvent écho auprès des téléspectateurs. Peut-on dès lors considérer cette disposition à écouter le pape comme un acquis à mettre dans l’actif de l’évangélisation ? Le fait d’écouter le pape ne conduit pas nécessairement les téléspectateurs à le suivre sur le chemin de ses convictions. On peut ici faire appel à la théorie de la perception sélective pour dire que ces discours et ces événements convainquent davantage les catholiques que les non catholiques et ne contribuent pas nécessairement à faire changer les convictions des téléspectateurs en matière de foi. Cependant, ils ont le mérite d’inviter le public à réfléchir sur certaines valeurs et donc à procéder à un réexamen des valeurs centrales au sein de la société ; notamment sur le respect des droits de l’homme, la justice, l’égalité de chances, la fraternité, etc.
D’autre part, en situant des expériences vouées à entrer dans la mémoire collective au domicile, les cérémonies télévisées font du domicile le site d’un nouveau rapport à l’histoire. Le domicile devient alors une sorte de lieu public où famille et amis se rencontrent pour partager l’expérience de la cérémonie ; pour participer aux discussions ; pour élaborer, au cours de ces discussions, une opinion commune448.
L’étude de la diffusion télévisuelle des JMJ et des voyages du pape notamment en France, nous a permis de nous rendre compte que ces deux événements participent à la visibilité de l’Eglise et de son action dans le monde. Ces deux événements font prendre conscience à la société concernée et au monde entier de la place et du rôle de l’Eglise dans le tissu social d’un pays. Ces deux événements nous ont révélé que les enjeux visés par les déplacements du pape ne sont pas que d’ordre pastoral. Il y a aussi des enjeux diplomatiques ou politiques qui n’apparaissent pas toujours très clairement aux yeux des téléspectateurs. Pendant ces déplacements, le pape traite de questions bilatérales (Eglise catholique et Etats) et de problèmes internes (entre l’Eglise particulière et le gouvernement ou encore au sein même d’une Eglise particulière). Selon Daniel Dayan et Elihu Katz, les cérémonies télévisées se sont institutionnalisées. Elles constituent de nouvelles ressources politiques.
Les cérémonies télévisées nous donnent l’occasion de poser un regard anthropologique sur la télévision. Elles nous permettent de retrouver ainsi les traces d’une « politique symbolique » au cœur de la vie de nos sociétés. Le recours à des cérémonies télévisées renforce le statut des dirigeants en minorant le rôle des intermédiaires. Les cérémonies télévisées estompent la frontière entre le profane et le sacré car elles se situent sur des sites laïques et elles véhiculent les valeurs communes (fraternité, solidarité, droits de l’homme, justice, égalité de chance, etc.).
Ils permettent à l’Eglise catholique et à son chef de rayonner à partir d’un pays donné, considéré comme « le centre », en direction du monde entier. Pour Daniel Dayan, les voyages du pape visent à unifier le monde catholique449. Les JMJ et les voyages pontificaux ont un impact certain sur l’évangélisation des catholiques. Ils sont un moment de prise de conscience de l’appartenance à l’Eglise. Ils poussent bon nombre de catholiques à témoigner publiquement de leur foi. Ils participent à ressouder la communauté. Les cérémonies télévisées, soumettent leurs participants à une épreuve qui consiste à déplacer ou à abolir des barrières, à mettre en place de nouveaux repères temporels, à mettre des frontières en mouvement. Les barrières que l’on a déplacées ou abolies marquent les limites d’une certaine identité communautaire. Il s’agit de voir jusqu’à quel point il est possible de repousser ces limites sans cesser de susciter un sentiment de communauté. Il s’agit donc de susciter des communautés expérimentales.
Les cérémonies télévisées sont liées au retour, à la réactivation, et surtout au redéploiement d’une expérience communautaire450. Ce redéploiement passe par une suspension des frontières qui séparent les communautés nationales, les différentes sortes de public, les traditions religieuses, le quotidien et le sacré. Ce qui se met en place à travers les cérémonies télévisées est un processus d’invention communautaire451. Les cérémonies télévisées permettent à des communautés déjà éprouvées par l’histoire de se fondre un moment à l’intérieur de communautés plus vastes ; de former des ensembles inédits452. Ces événements sont aussi un facteur d’intégration nationale. Elles permettent l’unification de la sphère publique.
Si les bénéfices en termes d’évangélisation sont certains pour le public catholique, ils sont difficiles à évaluer du côté des téléspectateurs non catholiques. Néanmoins, reconnaissent Daniel Dayan et Elihu Katz, les cérémonies télévisées peuvent affecter, à brève échéance, la formation de l’opinion publique ; mais elles influencent l’évolution des religions civiles et la structuration de la mémoire collective, à longue échéance. Ce faisant, ces événements sont une catéchèse pour les non catholiques et ouvrent à la connaissance de l’Eglise, de ses sacrements, de sa hiérarchie et de son message. Ils offrent pour ainsi dire un « seuil » à partir duquel quelqu’un peut entamer une démarche de foi.
D. Dayan et E. Katz, Op. Cit., p. 16-17.
D. Dayan et E. Katz, Op. Cit., p. 24.
D. Dayan, Présentation du pape voyageur. Télévision, expérience rituelle, dramaturgie politique, dans Terrain n° 15, Octobre 1990, p. 13.
C’est la fonction anthropologique du rite.
D. Dayan et E. Katz, Op. Cit., p. 227.
D. Dayan et E. Katz, Op.Cit., p. 229.