Problématisation

Travaux existants et cadrage théorique

Une des difficultés de la problématisation de l'étude des agents immobiliers est que, bien qu'ils n'aient que très peu été étudiés en tant que tels, de nombreuses problématiques sont projetées sur eux, qu'ils y tiennent la place centrale ou non. Les questionnements sur la ségrégation, et plus particulièrement lorsqu'elle est abordée sous l'angle de la discrimination, cherchent à déterminer leur part de responsabilité. De la même façon, ceux sur la formation et la connaissance des prix fonciers et immobiliers, sur les choix résidentiels, l'élaboration et la mise en œuvre d'un projet immobilier, les comportements de recherche d'un logement, sur la transformation du cadre bâti de la ville, sur les phénomènes d'appréciation et de dépréciation, sur la concurrence spatiale, ou encore sur la possibilité d'en faire des prescripteurs pour d'autres prestataires de service et de diffuser certaines informations ou comportements (en matière d'habitat, de consommation d'énergie, etc.), sont amenés à un moment ou à un autre à poser la question du rôle de l'agent immobilier. Par ailleurs, on les sollicite parfois comme personnes ressources pour des monographies. Pourtant, les questions qui les concernent directement ne font pas le lien avec les dynamiques sociales et urbaines : est-il légitime de demander une commission proportionnelle au prix ou cela révèle-t-il un pouvoir de marché ? Le véritable client de l'agent est-il le vendeur ou l'acheteur? Le développement des nouvelles technologies et la concurrence d'autres acteurs comme les notaires les condamnent-ils à disparaître ? Cette série de questions peut paraître subordonnée à une interrogation plus générale que l'on pourrait formuler ainsi : quelle est la nature exacte du service qu'ils rendent ? (Version édulcorée du "à quoi servent-ils exactement" que l'on entend souvent). Pourtant cette dernière formulation, outre qu'elle est sous-tendue par une vision fonctionnaliste, écarte le problème du pouvoir de marché (on parlera plutôt de prise sur le marché, qui est une notion plus large) et du lien avec les dynamiques urbaines. Toutes les questions soulevées ont leur pertinence, mais leur multiplicité souligne plus la nécessité d'en apprendre davantage sur ces acteurs qu'elle ne permet de construire une problématique. Même là où existe un champ de recherche destiné à leur étude, c'est-à-dire dans la microéconomie anglo-saxonne, la perspective dans laquelle ils sont appréhendés nous parait relever d'une projection du même ordre.

Les quelques travaux français qui leur sont consacrés invitent à privilégier l'étude de la relation commerciale. Sans les présenter en détail pour l'instant, on peut les citer car ils ne sont que quatre et qu'ils seront souvent mentionnés par la suite. Le premier, par ordre chronologique, est le travail de Pierre Bourdieu 23 sur un secteur précis et un contexte daté : le marché de la maison individuelle, à une période marquée par le développement des prêts aidés à l'accession, par l'éclosion des constructeurs de maisons individuelles ainsi que par le développement des lotissements périurbains. Malgré la perspective structurale et la logique du champ, typique des approches bourdieusiennes, cette étude accorde une grande importance aux techniques de ventes et aux formes de la relation entre les commerciaux des constructeurs de maisons et les clients : sans porter spécifiquement sur les agents immobiliers, il doit donc être retenu pour une étude des intermédiaires. Le deuxième est une enquête dirigée par Alain Bourdin et Odile St Raymond 24 , commandée par le PCA (plan construction et architecture, actuel PUCA) dans le contexte de prise en compte du rôle du parc de logements anciens, prise en compte qui, on l'a dit, a surtout suscité des travaux sur la réhabilitation. Cet arrière-plan est sensible dans le rapport, dont une des principales préoccupations est de voir dans quelle mesure les agents immobiliers peuvent instaurer une réelle relation de service susceptible de réduire l'incertitude sur le marché, mais qui ne soulève pas la question d'éventuels effets en termes de segmentation spatiale. Le troisième travail est la thèse de doctorat en économie de Catherine Mougel 25 dont la problématique n'est pas extrêmement éloignée de celle du précédent, puisqu'il s'agit de savoir si l'agent peut représenter un signal de qualité et éviter le risque d'achat d'un logement insalubre. Cette thèse, qui emprunte beaucoup à la théorie des jeux, est également une présentation de la microéconomie anglophone sur les "brokers" ("courtiers", terme par lequel on y désigne les agents immobiliers, qui sont aussi appelés "Realtors" aux Etats-Unis). Le quatrième et le plus récent n'est pas une production scientifique mais résume bien une partie des débats traversant la profession : il s'agit du "livre blanc" réalisé sous l'égide du directeur de l'ANIL (Association Nationale d'Information sur le Logement) en vue de préparer la réforme de la loi Hoguet 26 . Dans une optique que l'on peut rapprocher de celle de l'enquête dirigée par Alain Bourdin et Odile St Raymond, la protection du consommateur y est la préoccupation centrale. Ces travaux seront mobilisés à diverses reprises mais leur hétérogénéité rend toute tentative de synthèse peu pertinente voire peu intéressante. On pourrait les réunir sous l'axe de la réduction des incertitudes sur le marché, mais cette perspective n'est pas entièrement satisfaisante pour nous car elle écarte la promotion des biens et la publicité, qui constituent une dimension centrale du métier. S'ils ne tracent pas une voie d'exploration unique, ces travaux ont toutefois le mérite d'analyser les agents immobiliers en tant que tels et de ne pas les approcher indirectement ou en y projetant une problématique préconstruite.

La nécessité de partir des agents immobiliers eux-mêmes ne signifie pas que la démarche puisse être totalement inductive. De ce point de vue, notre travail articule deux traditions théoriques, la sociologie urbaine, d'une part, dont on a dit quelques mots ci-dessus et plus particulièrement dans ce qu'elle doit à Halbwachs et à l'école de Chicago, attentive au lien entre la morphologie sociale et les transformations urbaines, et la sociologie économique d'autre part, dont la dette à l'égard d'auteurs comme Halbwachs est également importante, mais qui a connu au cours des années 1990 un renouveau, en termes institutionnels comme intellectuels autour de la conceptualisation de l'échange économique : dans la continuité des pères fondateurs ou refondateurs, tels que Mark Granovetter, cette sociologie des phénomènes économiques se construit en partie en réaction à l'économie néoclassique et à ses prolongements, tout en s'émancipant de cette critique et en proposant des outils d'analyse qui en constituent le principal intérêt. Ces deux traditions théoriques n'ont pas, ou peu, été croisées jusqu'ici. La dimension économique n'a pas échappé à la sociologie urbaine mais, comme on l'a dit plus haut, sans toujours interroger en tant que tels les processus marchands et souvent en les prenant pour donnés. La sociologie économique propose des concepts opératoires pour l'analyse des professions de marché et des relations marchandes, ce qui en fait un point d'ancrage intéressant pour mener une réflexion sur le rôle des intermédiaires. En particulier, elle permet de reprendre la question de la réduction de l'incertitude (qui traverse les travaux existant sur les agents immobiliers) et de la référer à l'ensemble des techniques commerciales mises en œuvre par les agents dans leur rapport avec leur clientèle.

L'articulation avec la sociologie urbaine peut être pensée à deux niveaux. Tout d'abord on se situe sur les terrains de la sociologie urbaine dont les apports et les savoirs constitués sont évidemment à solliciter. Ensuite, elle invite à envisager la spatialisation des rapports et des faits sociaux. La notion d'espace, espace physique 27 et catégorie de pensée 28 , est utilisée par la sociologie urbaine pour rendre compte des médiations par lesquelles les processus sociaux trouvent leur traduction concrète dans des contextes qui les infléchissent et en déterminent le sens, mais aussi pour préciser les totalisations visées et leurs échelles. On peut y voir le pendant du point précédent : faisceau complexe de phénomènes corrélés et interdépendants formant une configuration originale, les espaces de la recherche deviennent son objet même, le cas achevé étant la monographie. Notre approche n'est pas monographique, mais ce dernier point est essentiel puisqu'il permet, en rappelant que les marchés immobiliers sont des marchés locaux, de ne pas s'en tenir à une vision réductrice dans laquelle l'influence d'un facteur sur le marché se mesure uniquement en termes de prix et de quantités échangées (que la sociologie saisit assez mal). Il ouvre en effet sur d'autres types de résultats : recomposition des espaces ou reproduction d'une organisation préexistante, phénomènes d'appréciation et de dépréciation, construction de l'attractivité des lieux.

Notes
23.

Ce travail est paru dans le n°81-82 des Actes de la recherche en sciences sociales (1990) consacré au marché de la maison individuelle et rassemblant les contributions suivantes : Pierre Bourdieu, Sala Bouhedja, Rosine Christin, Claire Givry, "Un placement de père de famille. La maison individuelle : spécificité du produit et logique du champ de reproduction", p. 6-33; Pierre Bourdieu, Sala Bouhedja, "Un contrat sous contrainte", p. 34-51; Pierre Bourdieu, Monique de St Martin "Le sens de la propriété, la genèse sociale des systèmes de préférence", p.52-64; Pierre Bourdieu et Rosine Christin, "La construction du marché, le champ administratif de la politique du logement" p. 65-85. Ils ont été synthétisés dans Pierre Bourdieu, Les structures sociales de l'économie, Paris, Seuil, 2000, que nous citerons par la suite.

24.

Alain Bourdin et Odile St Raymond (dir.), L'influence des agents immobiliers sur la décision d'achat d'un logement ancien, Toulouse, Rapport pour le PCA, 1994.

25.

Catherine Mougel, L'analyse économique de l'activité d'agent immobilier, Thèse pour le doctorat en Sciences Economiques sous la direction de Régis Deloche, Université de Franche Comté, 2001.

26.

Bernard Vorms, Moderniser la réglementation des activités immobilières, Livre Blanc établi à la demande de madame la ministre de la justice et madame la secrétaire d'Etat au logement, avril 2002.

27.

L'espace physique, qui est aussi un espace représenté, lieu de projections, considéré comme substrat de la vie sociale, peut être approché de diverses manières. Yves Grafmeyer (Sociologie Urbaine, Paris, Nathan coll. 128, 1995) distingue ainsi l'espace comme produit social, comme milieu, comme enjeu et comme cadre d'étude.

28.

Si la métaphore spatiale (proximité, déplacement, etc.) est difficilement évitable dans un discours maniant des concepts, elle porte ici sur des catégories de perception du monde social, par exemple avec la notion de distance sociale.