Angle d'approche

Cette dernière remarque permet de préciser l'objectif de notre travail. Résumé en un mot, il vise à établir quelle est l'influence des agents immobiliers sur le marché immobilier, et plus particulièrement sur le marché résidentiel, dans le parc collectif ancien. Il ne s'agit donc pas de décrire un groupe professionnel mais de voir quels effets produisent ses membres sur un marché. Notre préoccupation portait essentiellement à l'origine sur l'influence des intermédiaires sur les choix résidentiels, dans une perspective de compréhension des mécanismes de segmentation et de ségrégation. Il est cependant très vite apparu qu'un tel angle d'approche était trop étroit, écartant la relation avec le vendeur et la recherche d'affaires, sans laquelle un agent ne peut que très modérément réorienter les projets des acquéreurs. Pour cette raison, nous avons évolué vers la mesure de l'influence sur le marché. Il n'est pas possible pour y parvenir de mener un raisonnement de type "et si…" qui chercherait à déterminer l'état du marché en l'absence d'intermédiaires, puisque l'on ne dispose pas de point de comparaison. Il n'est pas non plus pertinent de décrire d'abord l'offre, puis la demande et enfin les modalités de leur rencontre, car cette démarche suppose que l'offre et la demande préexistent aux conditions de leur mise en rapport, ce qui n'est le cas ni en général, ni dans le domaine du logement. En effet, bien qu'il soit un bien de première nécessité, le logement fait l'objet de comportements d'attente (retarder un projet d'accession ou de mise en vente), et de report entre les différents segments de marché (entre l'accession et la location, entre le neuf et l'ancien, etc.) : il est pertinent de s'en tenir à un segment de marché, si l'on y étudie la place des intermédiaires, alors qu'une mesure de l'offre et de la demande nécessite de prendre en compte les différents segments. Une troisième démarche possible part des spécificités du bien logement (durable, localisé, hétérogène) et du marché du logement (coûts de transactions, asymétrie d'information 29 entre le vendeur et l'acheteur) pour en déduire le rôle qu'auraient à tenir les intermédiaires. Elle fixe donc a priori le type d'influence exercé par les intermédiaires et juge leur activité à cette aune, ce qui fait à nouveau courir le risque d'imposition de problématique. Les limites de ces différentes démarches viennent de la vision a priori du marché qui les sous-tend et dont il faut sortir pour centrer l'analyse sur les agents immobiliers.

Le marché sera donc défini dans un premier temps comme un ensemble de biens mis en vente à propos desquels se nouent des relations (ce qui n'empêche pas de l'objectiver ensuite par un certain nombre de mesures). Notre question se dédouble alors et appelle un raisonnement en deux temps : il s'agit d'abord de voir quelles relations instaurent les agents immobiliers autour de ces biens, avant de voir dans quelle mesure et à quelle échelle ces relations peuvent structurer l'organisation des échanges : c'est en ce sens que l'on parlera d'effets, et non en comparaison avec une situation de référence théorique (comme l'équilibre défini par les économistes) dont on s'éloignerait à cause des distorsions ou du pouvoir de marché détenu par certains acteurs.

Avant d'aborder plus précisément la construction de l'objet de recherche, il est nécessaire de noter une difficulté d'une autre nature, portant sur le vocabulaire. La description des pratiques des agents immobiliers amène à utiliser des termes courants du vocabulaire sociologique, à commencer par celui d'agent dont l'usage (par opposition au terme d'acteur) signale habituellement que les individus sont appréhendés en tant que vecteurs passifs de processus collectifs. De la même façon, des termes tels que négociation, transaction, intermédiaire, ou encore mandat, ont été utilisés dans des théorisations dont elles constituent parfois le concept clé 30 . Afin de ne pas risquer les doubles sens dans l'emploi de ces mots, nous nous en tiendrons à leur signification habituelle dans la pratique des agents immobiliers, et non à celle qu'ils peuvent revêtir dans la discipline sociologique. Même s'ils peuvent paraître marqués au sceau de tel ou tel paradigme, il ne faut donc pas y voir un rattachement aux théories correspondantes.

Notes
29.

Les coûts de transaction sont les coûts de recours au marché, recouvrant non seulement les droits de mutation mais aussi et surtout le temps de la recherche, le coût de collecte de l'information et celui lié à la rédaction de contrats en situation d'incertitude. L'asymétrie d'information s'exprime ici par le fait que l'acheteur en sait moins sur la qualité du bien que le vendeur, mais aussi par le fait qu'aucun des deux protagonistes ne sait exactement jusqu'où l'autre est prêt à monter ou à baisser le prix. La portée de ces concepts devenus classiques dans l'analyse économique sera précisée au chapitre 4.

30.

C'est par exemple le cas de la "transaction". Cf. Maurice Blanc (textes réunis par), Pour une sociologie de la transaction sociale, L'Harmattan collection "Logiques sociales", Paris, 1992. Reprenant une approche proposée à l'origine par Jean Rémy et Liliane Voyé (Produire ou reproduire, 1978) et se situant dans les réhabilitations de l'acteur destinées à sortir des théories de la reproduction, ces textes voient dans le concept de transaction sociale un moyen de restituer l'importance des ajustements, compromis et négociations qui forment le tissu ordinaire de la vie sociale. Un des intérêts de cette approche est de (re)donner toute leur place aux intermédiaires. Néanmoins, le modèle n'est pas la transaction économique mais la transaction juridique et le dénouement de conflits par le compromis. Utiliser le terme de "transaction" dans cette perspective risquerait ici d'introduire une certaine confusion.