Construction de l'objet

Cadrage

En se proposant d'étudier les agents immobiliers, on est appelé à manipuler trois plans distincts : celui des activités, celui des acteurs et celui des marchés. Cadrer l'objet d'étude demande dans un premier temps de délimiter ce que l'on souhaite étudier sur chacun d'eux.

  • Sur le plan des activités on ne retient que la négociation immobilière, très fréquemment appelée "transaction immobilière" (par métonymie), que l'on désignera également par "intermédiation immobilière". Cela signifie que l'on exclut l'activité de marchand de biens (où l'intermédiaire achète le bien pour le revendre, agit pour son compte et non dans le cadre d'un mandat) et celle de gestion locative (dans laquelle le mandat est nécessaire, mais qui ouvre sur une relation plus longue avec le mandant, pas sur une transaction ponctuelle). La recherche de locataires est (au moins juridiquement) associée à la transaction et non à la gestion locative. Néanmoins, nous ne considérerons dans les transactions que celles où il y a un transfert de propriété, c'est-à-dire les ventes.
  • Plusieurs acteurs sont autorisés à pratiquer la négociation immobilière en plus des agents immobiliers en particulier les notaires, mais également des membres d'autres professions immobilières (administrateurs de biens, promoteurs, marchands de biens, etc.) pour peu qu'ils détiennent la carte professionnelle. Nous nous en tiendrons ici aux agents immobiliers au sens restreint. Plus exactement, ils constituent le groupe de référence sur lequel porte l'enquête : les frontières sont parfois floues entre, par exemple, une grande agence immobilière faisant aussi de la gestion locative et un petit cabinet d'administrateur de biens.
  • Les marchés immobiliers sont distincts mais articulés. Ils se différencient notamment selon :
    • Le type de droits échangés : droit d'usage pour la location décliné selon les différents types de bail (d'habitation, commercial), droits de propriété qui se déclinent eux-mêmes de plusieurs façons 31 (ils peuvent porter sur l'ensemble du logement ou sur des parts, sur un terrain où ils renvoient à la question des permis de construire, etc.) Nous ne nous intéresserons qu'aux biens à la vente, n'abordant la location que de façon secondaire.
    • La destination du bien : à usage résidentiel ou à usage professionnel, sachant que les usages peuvent évoluer (notamment à l'occasion d'une transaction) et qu'ils ne sont pas toujours prédéterminés (cas des terrains non bâtis par exemple). Ici il sera essentiellement question des usages résidentiels, qu'il s'agisse de propriété occupante ou d'investissement locatif.
    • Le type de biens : deux critères définissent quatre segments de marché ayant chacun leur logique propre : neuf ou ancien, individuel ou collectif. D'autres oppositions peuvent se révéler pertinentes (par taille de logement, par type de zone ou d'agglomération, par localisation à l'intérieur de l'agglomération) mais on retiendra essentiellement les deux précédentes pour préciser que l'étude porte sur le marché du collectif ancien, ou d'occasion, c'est-à-dire sur les ventes d'appartements ayant déjà eu un propriétaire 32 .

Ces différentes catégories seront précisées par la suite, mais on peut d'ores et déjà noter que les principes organisateurs de chacun des trois plans ne se superposent pas : plusieurs acteurs exercent la même activité tout en pratiquant chacun des activités variées et en intervenant sur différents marchés, tandis que la même activité concerne plusieurs marchés, etc. La présente recherche a comme centre de gravité le rôle de l'intermédiaire dans les ventes d'appartements par des particuliers. Il s'agit d'étudier les pratiques des acteurs les plus présents, et ceux dont on peut penser qu'ils ont le plus d'influence, sur le marché des appartements anciens. Sur ce marché, on s'intéresse à l'intermédiation et non à l'ensemble du système d'acteurs impliqué (notaires, établissements de crédit, etc.) On opère ce faisant une simplification qui est tenable parce qu'elle ne conduit pas à exclure ce qui se situe autour de la situation de référence : la location, le rôle des notaires, etc., ne seront pas ignorés mais intégrés dans la mesure où cela est nécessaire à la compréhension des pratiques qui nous préoccupent en premier lieu.

Un certain nombre de développements se situeront à l'échelle nationale de façon à présenter les enjeux traversant la profession et le contexte général de l'intermédiation, mais l'articulation avec les mécanismes de marché se fera à l'échelle de l'agglomération lyonnaise, sur la période 1990-2006. 2e agglomération de France, théâtre d'un marché actif et diversifié, Lyon a été soumise aux mêmes fluctuations conjoncturelles que les autres grandes villes française, de façon moins marquée toutefois que l'agglomération parisienne, et selon des modalités locales qui seront précisées dans ce travail. Les limites temporelles renvoient aux données disponibles : les prix de marché dont on dispose remontent à 1990 et les dernières données collectées à 2006. Quelques données portent sur des périodes antérieures mais on se centre sur les années 1990 et le début des années 2000.

La période retenue est pertinente en tant que telle, et ce à double titre. Elle a d'abord vu la profession d'agent immobilier se transformer, avec le développement des réseaux en franchise qui se sont multipliés depuis l'introduction de la version française de Century 21 en 1986-1987. Plus récemment, à partir de 2005-2006, des systèmes de fichiers communs inspirés du dispositif états-unien dit MLS (Multiple Listing System) se sont mis en place : s'il n'est pas encore possible d'en tirer un bilan ou d'anticiper l'importance qu'ils auront dans le futur, nous leur accorderons une place conséquente. Par ailleurs, la démographie professionnelle a connu de profondes évolutions (nombreuses disparitions d'agences dans les années 1990, très nombreuses créations depuis le début des années 2000). Le développement des nouvelles technologies a modifié les modes de promotion des biens, tandis que le cadre juridique a également évolué, notamment avec la réforme de la loi les encadrant (loi Hoguet) en 2006, ou l'introduction de diagnostics techniques obligatoires. Une des conséquences des progrès rapides de la législation est de rendre caducs une partie des dispositifs décrits ici au moment même où nous les intégrons à cette thèse… Faire le point sur ces mutations est un des enjeux de notre travail, notamment dans la première partie.

Sur la même période, il est possible d'assister à toutes les phases du cycle immobilier, dont le rythme a influencé très nettement les mutations du métier d'agent immobilier. La vision cyclique du marché de l'immobilier ne doit pas masquer l'existence de tendances longues 33 ni les spécificités propres à chaque phase. Néanmoins, les aspects conjoncturels sont ceux qui, à court terme, déterminent le plus le comportement des acteurs étudiés. Les phases du cycle peuvent schématiquement se ramener au découpage suivant : la période allant du milieu des années 1980 à 1991 voit les prix monter fortement, phénomène que l'on attribue à la formation d'une bulle spéculative mais qui engage aussi d'autres facteurs 34 , avant de connaître une chute brutale en 1992-1993. Cette crise est suivie d'une stagnation, ou d'une légère reprise jusqu'en 1998, date à partir de laquelle le nombre de transactions reprend, suivi par les prix. A partir du début des années 2000, et surtout de 2002, le nombre de transactions n'augmente plus, ou très peu, tandis que les prix continuent à croître rapidement 35 . Les hausses se ralentissent en 2006-2007 mais il est impossible, au moment de la rédaction de cette thèse, de répondre à la question qui nous a été le plus souvent posée, à savoir si, quand et comment les prix allaient enfin baisser. On sait qu'il existe de nombreux scénarios (crise de l'immobilier, "atterrissage en douceur", maintien des prix à un niveau élevé, poursuite de la hausse) en fonction de l'interprétation qui est faite de cette hausse : spéculative (ce que semblent contredire de nombreuses interprétations 36 à cause de plusieurs facteurs : taux de vacance très bas 37 insuffisance de la construction 38 , pas d'emballement du marché de bureaux, pas de reventes en chaîne par des marchands de biens), ou renvoyant à d'autres explications, des "facteurs réels" qui sont eux aussi multiples : solvabilisation de la demande par des conditions très favorables d'accès au crédit (niveau des taux d'intérêt, dispositifs d'aides à l'accession comme le prêt à taux zéro) qui compensent jusqu'en 2003-2004 les hausses de prix, choix de portefeuille et préférence pour la pierre après les crises financières du début des années 2000, évolution de long terme de la demande (attractivité renouvelée des centres, proportion d'acquéreurs ayant déjà été propriétaires et solvabilisés par leur apport préalable). Notre propos ne consiste pas à mener l'analyse de la conjoncture mais simplement à rappeler ce contexte dans lequel prennent place les pratiques étudiées. Notons toutefois que la phase haussière qui a caractérisé le temps de notre enquête ne ressemble pas à celle de la fin des années 1980 et qu'elle est alimentée par la demande des ménages, et notamment par la demande dans les centres-villes. Il en sera évidemment question plus longuement par la suite, mais il s'agit d'une raison supplémentaire justifiant de se pencher en détail sur ces marchés urbains résidentiels.

Notes
31.

Parmi les nombreuses réflexions sur les variations du droit de propriété, notamment de la propriété foncière et immobilière, par rapport au modèle de la propriété absolue, "inviolable et sacrée", voir par exemple Joseph Comby, "Les avatars de la propriété", Etudes Foncières, n°100, 2002.

32.

Cela revient à considérer comme équivalents les logements anciens et les logements d'occasion, ce qui n'est pas tout à fait exact car la distinction entre les deux, fixée par les règles fiscales, concerne les logements de plus de cinq ans. Elle a un sens pour les statistiques fondées sur les données fiscales. Néanmoins, par commodité et pour faciliter la lecture, on peut tenir les deux pour équivalents la plupart du temps et préciser quand il faut les distinguer.

33.

Jacques Friggit, Prix des logements, produits financiers immobiliers et gestion des risques, Paris, Economica, 2001.

34.

La crise a notamment été préparée par la vacance d'immeubles de bureaux dont les terrains avaient été payés très chers. La chute des prix a d'abord touché les immeubles de bureaux avant les logements. Elle est également imputée à des investisseurs institutionnels qui, habitués à calculer la valeur de long terme avec des taux de capitalisation (prix des loyers par rapport au prix du bien) élevés pour prendre en compte la croissance et l'inflation, ont surestimé cette valeur quand l'inflation a baissé : la chute des prix aurait reflété le réajustement de leurs évaluations. Voir Claude Giraud, "la crise financière de l'immobilier, réflexions sur un phénomène mondial", Revue d'économie financière, 1994 (n° spécial sur la crise de l'immobilier). Des comportements spéculatifs alimentant les hausses ont pu être repérés, comme des achats et reventes en chaîne (impliquant souvent des marchands de biens). En réalité, la notion de bulle spéculative pose moins la question de l'existence de la spéculation que celle de l'irréalisme des évaluations des acteurs. Or certaines interprétations ne privilégient pas l'idée d'un emballement, d'une irrationalité ou d'un mimétisme mais d'une erreur d'anticipation sur les fondamentaux : les investisseurs auraient surestimé la portée du processus de métropolisation (notamment à Paris) et le développement à venir de l'immobilier de bureau (Patrice Gaubert et Christian Tutin, "Marché des bureaux et marché des logements en Île-de-France, la dynamique des interactions", in Francis Calcoen et Didier Cornuel, Marchés immobiliers, segmentation et dynamique, Paris, ADEF, 1999, p. 205-246).

35.

Martine Beauvois, "prix des logements anciens, la hausse reste vive en 2005", INSEE Première, n°1082, 2006

36.

Michel Mouillart et Nicolas Thouvenin, "Bulle immobilière, spéculation ou réalité ?", L'observateur de l'immobilier, n° 62-63, 2004. Les conditions ayant présidé à la crise de 1992-93 ne sont pas réunies. Précisons toutefois que les spéculations ne se ressemblent pas toutes et qu'une des caractéristiques de la "bulle spéculative" est de ne pas être reconnue comme telle sur le moment par les protagonistes.

37.

Sabine Bessière, "La proportion de logements la plus faible depuis 30 ans", INSEE Première, n°880, 2003.

38.

Marie-Anne Le Garrec, "Fléchissement limité de la construction en 2002-2003, INSEE Première, n°906, 2003, Cyrille Godonou, "La construction en 2005 : la prospérité du logement se confirme", INSEE Première, n°1083, 2006.