On définit généralement l'intermédiaire comme celui qui rapproche une offre et une demande. Son existence est souvent perçue comme consubstantielle à celle des marchés, et celui de l'immobilier ne fait pas exception. C'est ce que semblent suggérer Amoyel et Moyse, auteurs du manuel de référence sur la profession d'agent immobilier 40 , d'après qui il existait déjà des intermédiaires rémunérés pour la vente d'immeubles et de terrains dans l'Antiquité. Les Grecs les nommaient interprètes et les romains proxénètes, sans qu'il y ait là une tache quelconque dans la généalogie de la profession : le terme ne désignait à l'origine que la mise en contact de personnes étrangères. L'association, que semble porter l'étymologie, entre les notions d'entremise et de traduction a une résonance certaine dans les préoccupations sociologiques contemporaines, mais elle semble s'estomper dans des appellations ultérieures. Le terme de courtier s'impose au moyen âge, puis celui d'agent d'affaires au 18e siècle, dont le statut est fixé en 1807 par le code du commerce. L'agent immobilier français actuel en est un avatar, ce qui signifie notamment qu'il ne peut pas prendre l'initiative de la négociation entre les deux parties : il doit d'abord obtenir un mandat du vendeur ou de l'acheteur pour s'occuper d'une affaire. Il est rarement fait allusion aux intermédiaires dans les quelques travaux sur le marché immobilier en France, même si Claude Grison note rapidement leur présence dans son étude sur le marché parisien entre 1850 et 1950, à propos du boom spéculatif de 1880 41 : ils n'y sont pas présentés comme des acteurs de la spéculation, mais comme un élément fixe du coût supporté par les vendeurs, au même titre que d'autres charges (pour une commission de 2% à 3% du prix de vente). De la même façon, Edmond Michel laisse entendre en 1935 42 que la crise du bâtiment a vu l'éclosion d'un grand nombre d'intermédiaires qui augmentent les coûts de construction et, par voie de conséquence, les difficultés à faire construire. Il se contente toutefois d'une remarque, sans approfondir l'analyse de la nature et du rôle des intermédiaires en question.
Leur histoire reste à faire, mais ces brefs jalons invitent à commencer par s'intéresser aux cadres de l'activité d'agent immobilier dans un contexte donné, plutôt qu'à l'impression de permanence suggérée par le fait que l'on trouve des intermédiaires sur chaque marché. Il est certain que les activités d'intermédiation se développent dans l'espace créé par les difficultés d'ajustement entre l'offre et la demande. Pour autant, ces obstacles ne déterminent pas entièrement les formes de l'intermédiation, ni le partage entre les différents types d'intermédiaires.
La formulation selon laquelle l'intermédiaire rapproche l'offre et la demande présente en effet l'inconvénient de considérer d'abord la fonction et non l'acteur, la notion de fonction étant entendue dans son sens d'utilité sociale et non de place dans le circuit économique comme lorsque l'on parle de fonction économique. Cela pourrait paraître cohérent avec notre propos, qui consiste à analyser le rôle des intermédiaires et non les intermédiaires en tant que tels. Cependant, il est trompeur de partir d'une certaine idée de la fonction remplie par les professionnels et de les analyser uniquement à travers ce prisme. La démonstration en a été faite originellement par Everett C. Hugues 43 , qui reprochait au fonctionnalisme de Talcott Parsons d'utiliser comme catégories d'analyse les arguments sur lesquels les professions asseyaient leur légitimité, et donc d'ignorer ce travail de légitimation. Il ne s'agit pas ici de revenir sur cette critique, ni sur l'opposition entre fonctionnalisme et interactionnisme 44 , mais d'indiquer qu'elle ne vaut pas uniquement pour les professions les plus prestigieuses dont il faudrait dévoiler la rhétorique ou le pouvoir excessif. Elle peut être mobilisée plus généralement pour l'étude des groupes professionnels, dans la mesure où elle conduit à un regard moins substantif, moins centré sur les caractéristiques de leurs représentants, ou sur l'objectivation de leurs compétences, que sur les modalités de leur reconnaissance comme professionnels, qu'il s'agisse des ordres et des titres, de la régulation de la démographie professionnelle, mais aussi du contenu de leur activité et de la façon de le faire valoir. Dès lors, la professionnalisation ne s'interprète plus comme la conquête d'une excellence plus ou moins appuyée sur l'affirmation d'une vocation ou d'un désintéressement, ni comme une situation objective à atteindre, mais comme un processus constant de définition de la profession par elle-même et par ses interlocuteurs (partenaires, clients, concurrents, pouvoirs publics).
Cette première partie vise donc à analyser les agents immobiliers en tant qu'acteurs professionnels. Le travail de définition porte sur l'acteur lui-même, mais également sur ses pratiques professionnelles. Un regard rapide sur celles des agents immobiliers permet de distinguer trois moments. Un premier ensemble de tâches concerne la recherche et la prise de mandats, par pige (consultation des petites annonces de particuliers), prospection, ou en réponse aux sollicitations des vendeurs. Viennent ensuite les démarches consistant à proposer ces biens à des acquéreurs, se répartissant entre la promotion et l'organisation de visites. Il s'agit là de ce qui est le plus facilement identifiable par les clients, ce que l'on peut le mieux décrire comme le service rendu par l'agent immobilier. Loin de se limiter à une dépense monétaire (coût de la publicité) ou en temps (durée des visites), les services sont censés contenir une dimension d'information et de conseil, ce dernier étant entendu comme guide à l'action dans des contextes complexes et/ou stratégiques. A ces deux versants s'ajoute le suivi de la transaction, la négociation, qui relève du service (par exemple rédaction de promesses de vente), du conseil (accepter ou non une offre d'achat), et de la vente (concourir à l'accord final). Si les trois temps du travail de l'agent sont aisément repérables, ils s'étendent à des aspects dont la définition exacte est plus complexe et plus variable. Avant d'entrer dans le détail du contenu de ces activités, il est donc nécessaire de voir autour de quels facteurs elles se construisent et qui sont ceux qui les exercent.
La présentation de l'agent immobilier comme acteur s'articulera autour de trois niveaux successifs d'analyse.
Les deux premiers aspects seront donc traités à partir de données et de travaux existants, ainsi qu'à l'aide d'une base de données des agences immobilières du Rhône qui permet d'en avoir une vision simple mais exhaustive.
Comme on le voit, il s'agit ici de définir les cadres collectifs de l'activité d'agent immobilier pour pouvoir ensuite donner sens à leurs pratiques locales. La construction d'un objet sociologique ne saurait reposer uniquement sur une perspective inductive, ne serait-ce qu'à cause du choix de ce qu'il faut observer, ni sur la stricte déduction de principes théoriques. La remarque s'applique d'autant plus aux agents immobiliers qu'ils ont été très peu étudiés et que la nécessité de réaliser un état des lieux apparaît rapidement, avant de préciser dans quelle direction il sera plus fructueux de mener les recherches. De même, la multiplicité des problématiques et des perspectives projetées sur eux oblige à partir de l'existant pour évaluer la pertinence des questionnements.
Guy Amoyel et Jean-Marie Moyse Jean-Marie L'Agent Immobilier, Paris, Dalloz, 2001.
Claude Grison, L'évolution du marché du logement dans l'agglomération parisienne du milieu du XIXe siècle à nos jours, Thèse de sciences économiques, Université de Paris, Faculté de Droit, 1956. Cette spéculation se caractérise par la présence de petites sociétés immobilières, plus fragiles économiquement que celles qui ont marqué la période haussmannienne. Montées par des architectes et des entrepreneurs (et non par des banques), ces sociétés doivent revendre rapidement les immeubles construits, ce qui pourrait expliquer que l'auteur cite les intermédiaires alors qu'il ne les mentionne pas pour les années 1850 et 1860. Dans son travail sur les sociétés immobilières, Michel Lescure (Les sociétés immobilières au XIXe siècle, op. cit.) note plutôt un développement des sociétés immobilières importantes, filiales d'établissements financiers (sur le modèle de la Compagnie Immobilière des frères Pereire, plus ancienne), en amont du pic de 1880. On peut toutefois noter qu'il ne cherche pas à dénombrer les sociétés de petite taille. En revanche, il confirme que la spéculation prend alors une tournure différente : là où les premières sociétés immobilières visaient surtout les revenus tirés de la mise en location des immeubles, celles créées après les années 1870 ont plutôt recherché à vendre rapidement pour profiter des plus-values (dans un contexte de diminution relative de la rentabilité locative). Ce type de stratégie est effectivement susceptible de donner une place plus grande aux intermédiaires, même s'ils ne sont pas mentionnés dans l'ouvrage de Michel Lescure.
Edmond Michel, "La fortune immobilière", Journal de la société de statistique de Paris, n°3, mars 1935.
Everett C. Hugues, "The Study of occupations" in Le regard sociologique, textes réunis et présentés par Jean-Michel Chapoulie, Paris, éditions de l'EHESS, 1996.
Cette opposition peut être saisie à plusieurs niveaux. Le premier est celui de l'histoire de la sociologie et de la lutte d'écoles, dans la sociologie américaine de l'après-guerre puis dans d'autres théâtres où elle se rejoue plus ou moins à l'identique. Dans une perspective plus théorique, on peut y voir deux programmes différents, justifiant, pour le premier, l'étude des régulations à l'échelle d'une société et, pour le second, celle des situations et des interactions en tant que telles. Enfin, devenue classique, l'opposition a acquis une portée méthodologique et invite à considérer les processus de professionnalisation comme ne relevant pas uniquement de critères internes de définition.
Claude Dubar et Pierre Tripier, Sociologie des professions, Paris, Armand Colin coll. "U", 1998.
Voir Franck Cochoy et Sophie Dubuisson-Quellier "Les professionnels du marché : vers une sociologie du travail marchand", Sociologie du Travail, vol. 42 n°3, 2000.