Des parts de marché relativement faibles

La question de la part de marché des intermédiaires peut sembler centrale. Il n'existe pas de dénombrement exhaustif permettant de calculer la proportion de transactions passant par un intermédiaire, mais quelques études par sondage dont les résultats convergent autour de une vente sur deux. Le premier est l'enquête logement de 1992 indiquant que 48% des acheteurs interrogés sont passés par un intermédiaire (11% par un notaire et 41% en achat direct). Une étude menée en 2002-2003 par le réseau de franchisés ERA, sur la base de collecte d'informations auprès des adhérents dans toute l'Europe, donc sans réelle production de données, aboutit à la même conclusion. Elle peut toutefois n'être que le reflet des opinions des professionnels de chaque pays. L'enquête de l'ANIL conduisant à un "diagnostic" du marché de l'ancien, que nous ne nous lassons pas de citer parce qu'elle est une des seules sur le sujet, et interrogeant 900 personnes, vendeurs ou acheteurs, aboutit à un taux légèrement plus élevé de 50%. Elle est nationale mais ne concerne que les consultants des ADIL, ce qui peut introduire un biais. L'étude menée par Alain Bourdin pour le PCA, et qui fait également partie de nos références récurrentes, comporte un sondage auprès de 212 acheteurs de l'agglomération toulousaine au milieu des années 90, parmi lesquels 57% sont passés par un négociateur. Néanmoins ce chiffre élevé est attribué à une spécificité régionale, les parts de marché variant notoirement (encore que sans vérification fiable) d'une région à l'autre, en fonction notamment de la part dévolue aux notaires. Ces derniers sont presque absents dans ce sondage toulousain.

Enfin, un sondage réalisé par l'institut TNS Sofres pour le réseau L'Adresse en 2005 s'éloigne nettement de ces quelques résultats convergents, en avançant le chiffre de 76%. La méthode retenue est toutefois différente, puisqu'elle ne prend pas en compte les transactions effectuées entre proches (parents ou amis), sous prétexte qu'elles ne font pas réellement partie du marché. L'affirmation est contestable, d'une part parce que la conclusion d'une transaction entre personnes se connaissant ne signifie pas que le bien n'a pas été présenté à d'autres acquéreurs potentiels, et d'autre part parce que la définition d'un "proche" n'est pas précisée. Au-delà d'une vision spécifique de ce qu'est un marché, ce sondage défend une évaluation supérieure aux précédentes 77 . Il a été accueilli avec une certaine circonspection, d'autant plus que, commandé par un réseau commercial, il a pour objectif de défendre l'idée selon laquelle les agents immobiliers sont mieux perçus qu'on ne le croit. Il indique à cet égard un taux de satisfaction des clients de plus de 80%. Il reste toutefois difficile à interpréter puisque sa méthodologie ne nous est pas accessible. Il semble ne pas partir d'une base de transactions mais d'un échantillon par quotas, "représentatif de la population française", au sein duquel sont interrogés les acheteurs récents. Une hypothèse pour expliquer l'écart avec les résultats précédents pourrait être que certaines catégories sociales recourent plus fréquemment aux agents immobiliers mais qu'elles sont sous-représentées dans la population totale des acquéreurs.

Aux mesures par sondage, on peut ajouter celles qui infèrent une proportion à partir de l'activité des agences. L'exemple le plus intéressant à cet égard est celui proposé par la FNAIM. Ce syndicat professionnel alimente une base de données sur le marché à partir d'informations fournies par 6500 de ses adhérents (sur 10 500 au total), réalisant 140 000 ventes par an. Cette source est la base de notes de conjonctures publiées chaque trimestre (Observatoire FNAIM des marchés de l'ancien). En généralisant à l'ensemble des agences immobilières on parvient à un résultat dépassant de beaucoup les 50%, comme cherche à le démontrer ce chargé d'études de la chambre parisienne de la FNAIM en entretien :

‘"Pour moi, c'est 60%, c'est le chiffre que je dis toujours. Alors comment on y arrive ? Bon, on a 10 000 adhérents environ et parmi eux on a 95% de transactionnaires. Ils vendent 200 000 biens par an. Et ça c'est un chiffre dont est sûr parce qu'on est aussi caisse de garantie, et qu'on une remontée par là de leur activité. Bon. Il y a 600 000 ventes par an, ça aussi c'est un chiffre dont on est sûr. Ce qui fait un tiers pour nous. Sachant qu'il y a à peu près 20 000 agences immobilières, je ne vois pas pourquoi les autres feraient moins bien que nous, il n'y a pas de raison. Donc on a 200 000 sûrs chez nous, 400 000 avec les autres sur 600 000 au total. Vous voyez qu'on y arrive aux 60%."’

Le saut quantitatif est important, et l'est encore plus si l'on corrige la légère erreur de calcul proposée ici. Les chiffres présentés comme "sûrs" pourraient être discutés, qu'il s'agisse du nombre total de ventes (cf. chapitre 2), mais aussi la quantité totale d'agences qui apparaît sous-estimée. Par ailleurs, comme indiqué précédemment, la FNAIM n'observe le détail de l'activité que de 6500 agences : les 200 000 ventes annoncées sont une estimation, certes proche de la réalité (puisque le chiffre d'affaires de chaque adhérent est connu), mais peut-être à nuancer : la base de données de la FNAIM enregistre certes 140 000 ventes par an, mais elle est alimentée par des agences volontaires et n'est donc pas exhaustive. Une autre faille du raisonnement provient de la transposition de la situation des adhérents FNAIM à l'ensemble des professionnels. il y a en particulier beaucoup d'adhérents de réseau commerciaux n'adhérant pas à un syndicat professionnel. Par ailleurs, comme on le verra au chapitre 2, les adhérents du SNPI et de la FNAIM ont des caractéristiques différentes. Ces éléments suggèrent la limite des raisonnements par inférence qui ne prennent pas en compte la diversité des agences 78 .

Les évaluations présentées n'ont pas toutes la même fiabilité mais peuvent laisser perplexe, dans la mesure où elles varient entre moins de la moitié et les deux tiers. De tels écarts ne semblent pas relever d'une dynamique de conquête du marché des particuliers, à moins qu'elle n'ait été fulgurante, puisque les chiffres ont été produits à des dates relativement proches. Si l'on peut identifier un certain nombre de biais dans les différentes méthodologies, il est difficile d'en mesurer l'ampleur. Face à une telle incertitude, il est nécessaire de revenir à l'usage qui est fait de ces données. Les évaluations "basses", c'est-à-dire autour de la moitié, qui sont aussi les plus nombreuses et les plus partagées, servent souvent à illustrer la faiblesse de la position des agents français, en comparaison avec d'autres pays. La référence la plus fréquente est à cet égard celle des Etats-Unis où les courtiers en immobilier, regroupés en associations influentes, dont la NAR (National Association of Realtors) est la plus importante, détiendraient plus de 80% du marché. Des pays européens sont également mentionnés, notamment la Grande-Bretagne, L'Irlande, la Suède et les Pays-Bas où cette proportion se situerait entre 90% et 70% d'après l'enquête du groupe ERA citée ci-dessus. L'Allemagne la Suisse et la Grèce auraient les taux les plus bas (autour de 30%), tandis que la France, l'Espagne, le Portugal et la Belgique auraient des niveaux intermédiaires compris entre 45% et 60% (notons que l'on retrouve l'intervalle des différentes estimations présentées ci-dessus). Les explications à la situation française fournies dans la presse professionnelle renvoient en général à l'organisation interne de la profession, et notamment à l'absence de fichiers communs, mais convoquent aussi des appréciations sociétales plus générales, comme l'absence de "culture de marché" qui distinguerait les Français des Anglo-Saxons. D'autres caractéristiques plus facilement objectivables, comme par exemple l'importance des mobilités de longue distance aux Etats-Unis, ou la diversité des contextes institutionnels, sont entièrement ignorées dans ces discours. Il est donc tentant de voir dans les parts de marché habituellement admises la traduction de représentations stéréotypées, même si elles ne sauraient s'y réduire.

Les évaluations hautes, d'après lesquelles plus de deux tiers des transactions en France passe par un agent immobilier, sont moins courantes mais se présentent également comme une lecture de l'influence des intermédiaires sur les marchés de l'immobilier. Le fait que le sondage TNS Sofres calcule des taux de satisfaction entre dans cette perspective : autant que de décrire un état des lieux, il s'agit de promouvoir l'image d'une certaine reconnaissance professionnelle. La part de marché globale des intermédiaires mesurerait leur réussite et, au-delà, la reconnaissance de leur activité. Il est à cet égard remarquable qu'aucune étude n'ait cherché à mesurer les variations du taux de ventes intermédiées selon le type de bien, en particulier entre l'individuel et le collectif. Même des responsables de réseaux ou de syndicats, comme le chargé d'études cité plus haut, n'en ont pas d'évaluation (pas même d'ordres de grandeurs). En dehors des diversités régionales, dont la connaissance relève plus du savoir commun que de la mesure statistique, les évolutions et les disparités n'ont pas retenu l'attention. On peut l'attribuer d'une part au petit nombre d'études (qui par ailleurs sont des études récentes) et d'autre part au fait qu'il s'agit souvent de travaux réalisés par et pour les professionnels eux-mêmes. La production d'un chiffre synthétique devient un enjeu, destiné soit à mobiliser autour de l'image de la profession, soit à démontrer que cette image est meilleure que ce que l'on croit. Il s'agit donc d'une perspective qui s'éloigne de celle qui nous intéresse, celle la situation réelle de l'intermédiation.

Or, en laissant de côté pour l'instant la question des variations entre agences, on peut proposer un autre indicateur pour approcher cette question : l'écart entre le nombre de biens pour lesquels un mandat est confié et la quantité de ventes effectivement réalisées par un intermédiaire. Les études sont encore plus rares que pour le chiffre d'affaires global. Celle de l'ANIL indique que 77% des vendeurs interrogés ont confié un ou plusieurs mandats, dont 47% sans essayer de vendre par eux mêmes. Un quart (23%) a mis son bien en vente sans passer par un agent. On trouve au sein de ce groupe les transactions "entre proches" évoquées plus haut. Précisons également qu'un agent peut être sollicité dans ces cas-là, notamment pour une évaluation gratuite, sans qu'un mandat lui soit délivré. On a vu au paragraphe précédent que la moitié seulement des 900 ventes sur lesquelles portait l'enquête était conclue par un intermédiaire. Il en résulte qu'un tiers environ des ventes où un négociateur est intervenu sont en définitive conclues entre particuliers. Cette proportion correspond à peu près à celle des vendeurs confiant un mandat tout en essayant de vendre par eux mêmes. Même si la mesure exacte échappe en partie, il apparaît que les agents immobiliers sont sollicités dans la très grande majorité des cas, mais qu'une partie importante des ventes leur échappe.

La prédominance du mandat simple renforce cette concurrence entre vendeurs et intermédiaires, en y ajoutant celle entre agents sur le même bien. Ce second type de concurrence ne renvoie pas directement au manque de reconnaissance ou à l'image des agents immobiliers, mais à la nature des prises qu'ils ont sur le marché. A cet égard, l'élément essentiel est l'écart important entre le nombre de mandats détenus et les ventes effectivement conclues. Il manque d'autres études pour établir des comparaisons, mais on peut mentionner les données conjoncturelles de la FNAIM : chaque trimestre, en moyenne, les agences contribuant à la base de données détiennent 140 000 mandats et réalisent 35 000 ventes. Le nombre de mandats détenus à chaque trimestre correspond donc au nombre total de ventes dans l'année, et le nombre de ventes réalisées à chaque période correspond à un quart des mandats. L'évaluation d'une vente pour quatre mandats que cela suggère est évidemment schématique, ne tenant pas compte des variations annuelles ou saisonnières 79 , ni du fait que le stock de mandats ne se renouvelle pas entièrement d'un trimestre à l'autre. Elle fournit néanmoins une approximation globale assez juste, que l'on retrouve régulièrement auprès des agents interrogés. Nous examinerons plus loin les conséquences de cette situation sur les pratiques des agences, mais il est nécessaire d'insister sur la différence entre la présence des intermédiaires, majoritaire, et probablement systématique sur certains marchés, et la part de transactions où une commission est versée.

Notes
77.

D'après les résultats publiés, les transactions entre proches représenteraient environ 11% des enquêtés. Si on les ajoute aux transactions prises en compte, les transactions intermédiées représentent encore les deux tiers du total.

78.

Nous avions fait plusieurs simulations, en partant du chiffre d'affaires total réalisé par les agences immobilières et d'une estimation de la commission moyenne (6% du prix d'achat moyen). Néanmoins les simplifications que cela implique sont trop importantes pour que les résultats puissent être présentés, même comme ordres de grandeur : une variation, même minime, de la "commission moyenne" change largement le nombre de ventes réalisées par les professionnels.

79.

Traditionnellement, les offres sont moins nombreuses en hiver, puis augmentent au printemps et en été permettant aux agences de reconstituer leur portefeuille de mandats.