Chapitre 2 : METIERS et groupes professionnels

Le cadre institutionnel, en instaurant les cartes T et G et en faisant la distinction entre les responsabilités du particulier et du professionnel, construit des "professionnels" mais il délimite assez mal les métiers correspondants. De nombreuses entreprises peuvent obtenir une carte T sans être des agences immobilières (ceux que l'on a appelés les professionnels de la transaction), tandis qu'un certain nombre d'acteurs vont être amenés à intervenir lors de la transaction, notamment les notaires, sans pour autant la détenir. La thèse de l'étude déjà citée dirigée par Alain Bourdin et Odile St Raymond est que la principale ligne de démarcation entre professionnels de la transaction sépare ceux pour qui elle représente l'activité principale et ceux qui ne la pratiquent que comme moment dans une chaîne plus complexe d'opérations. Ces derniers peuvent l'exercer occasionnellement, en réponse par exemple aux sollicitations de clients, ou de façon plus régulière, allant jusqu'à ouvrir une agence immobilière en succursale. Inversement, les agents immobiliers peuvent être rencontrés dans des contextes variés, et pas uniquement dans le logement d'occasion. Aussi, même si ce dernier marché est celui qui retiendra le plus notre attention, il est nécessaire de passer en revue ces différents domaines d'action. Notre objectif n'est pas l'analyse des groupes professionnels en tant que tels, mais, dans la mesure où il n'y a pas de correspondance stricte entre une activité et un métier unique, on ne peut se passer de les aborder.

Le niveau sectoriel est le plus adapté pour ce type de regard préalable, qui ne veut pas préjuger des logiques d'actions à l'œuvre, mais faire le lien entre des fonctions économiques et des groupes professionnels. Le petit nombre d'études sociologiques sur les activités immobilières justifie également d'en dresser un tableau, même lacunaire, à condition de garder deux restrictions présentes à l'esprit :

Ces deux précisions étant faites, la présentation peut se concentrer sur les groupes professionnels. Il s'agit d'articuler deux types de lectures, l'une en termes de branche, plutôt taxinomique et l'autre en termes de filière, centrée sur la finalité des activités.

La première approche consiste à partir des entreprises qui pratiquent l'intermédiation. On a indiqué plus haut que l'activité d'agence immobilière est identifiée par le code APE 703A, et celle d'administrateur de biens par 703B ou C (selon qu'il s'agit d'immeubles résidentiels ou non). Ce code renvoie à la nomenclature des activités françaises (NAF) établie par l'INSEE qui, dans le domaine des activités immobilières, distingue les activités pour compte propre (code commençant par 701, regroupant notamment les promoteurs et les marchands de biens) à celles pour compte de tiers (code commençant par 703). Les sociétés propriétaires d'immeubles ou de terrains et pratiquant la location sont classées à part, sous un code commençant par 702. Il regroupe notamment des sociétés civiles immobilières (SCI). Le principe de classement distingue donc bien les activités d'intermédiation. Il différencie les intermédiaires des autres acteurs de l'immobilier sans se superposer au cadre de la loi Hoguet. En effet, il ne permet pas, même au niveau le plus fin de la nomenclature (712 classes), de distinguer entre les détenteurs d'une carte T et les entreprises qui assurent uniquement une activité de conseil ou d'expertise. L'absence de titre complique également les choses : un cabinet, une étude ou un conseil en immobilier peuvent aussi bien désigner une agence immobilière classique que des consultants, et inversement. L'appellation choisie dépend de la région, de l'activité exacte mais aussi, et surtout, de l'image que souhaite donner le directeur de l'agence. Le fait que les marchands de listes soient également codés 703A accroît encore l'hétérogénéité de cette catégorie, même si la grande majorité de ses représentants sont des agences immobilières. Enfin, le nombre d'agences immobilières est surestimé par ce classement puisqu'une partie des agents commerciaux, dont on a vu qu'ils étaient indépendants mais rattachés à une agence, sont enregistrés comme agence immobilière à part entière. Pour définir une agence immobilière il faut donc retenir le double critère du code APE et de la détention de la carte professionnelle. De la même façon, un problème se pose avec les directeurs de succursale qui n'ont pas la carte T et dont l'agence est comptée comme structure indépendante par la NAF. Néanmoins, en confrontant la liste des cartes T et celle des cartes de directeurs de succursales à la préfecture du Rhône, il est apparu que la seconde est en réalité incluses dans la première : les cartes de succursale y sont enregistrées sous le nom du détenteur de la carte T 86 . Il est toutefois possible que cette convention d'enregistrement ne soit pas appliquée de la même façon dans d'autres préfectures, de telle sorte que l'écart entre les données issues de la NAF et le nombre de cartes serait en partie lié aux succursales. La différence entre les deux décomptes est importante puisque l'on compte en 2003 environ 33 000 agences immobilières au sens de la NAF pour 23 000 cartes T délivrées, sans que l'on puisse pour l'instant déterminer quelle proportion de cet écart est imputable à la diversité des entreprises et laquelle renvoie au "surnombre" représenté par les agents commerciaux, ou aux succursales sans carte T. La plupart des acteurs rencontrés considèrent qu'il existe environ 20 000 agences immobilières. Les statistiques fondées sur la NAF ne sont donc utilisables que pour indiquer des tendances et cadrer d'assez loin la population des agences immobilières.

Plus précisément encore, il est nécessaire pour notre objet d'identifier les agences immobilières travaillant dans le résidentiel, notamment par rapport à celles spécialisées dans l'immobilier d'entreprise, ce qui nécessite de mobiliser d'autres sources, notamment des annuaires. Au sein de l'immobilier résidentiel, il n'existe pas de données permettant de distinguer les spécialités des agences, pour autant qu'il y en ait. Beaucoup travaillent en effet dans l'individuel comme dans le collectif. Le traitement de la diversité des agences immobilières nécessitera donc de produire nos propres données. En revanche, la multi-activité des professionnels de la transaction peut être prise en compte à partir des sources existantes. Un classement qui intégrerait cette dimension est envisageable si l'on part des cartes délivrées par la préfecture. Sur cette base, on repère l'ensemble des intermédiaires professionnels, et on peut remonter à leur activité principale. C'est le choix qui a été fait ici pour les acteurs de l'agglomération lyonnaise : la base de données constituée utilise le fichier de la préfecture (qui est une annexe du recueil des actes administratifs) et le croise avec les autres données disponibles sur les entreprises professionnelles, en particulier les immatriculations au registre du commerce (permettant de retrouver l'activité principale par le code APE) ainsi qu'avec les annuaires professionnels. On ne dispose du fichier des cartes professionnelles que pour les années 1999 à 2005, seul le nombre de cartes (nouvelles et renouvelées) ayant été conservé pour les années antérieures (1988 à 1998). Sur cette période, la base de données permet néanmoins un suivi exhaustif. La méthodologie et les champs renseignés dans la base de données seront décrits dans la troisième section de ce chapitre.

La seconde approche consiste à partir de l'acte économique qui nous intéresse, en l'occurrence la transaction, et à observer l'ensemble des acteurs intervenant à un titre ou à un autre dans sa réalisation, que ce soit de façon systématique, comme les notaires, ou non, comme les intermédiaires, les établissements financiers ou les experts immobiliers. La description de la "division du travail" permet de préciser la place de l'intermédiaire par rapport à l'ensemble de ces acteurs, et de ne pas se cantonner à sa relation avec les particuliers. L'agent immobilier peut alors être vu comme le dernier maillon d'une chaîne d'acteurs, comme un prescripteur (des particuliers vers les professionnels ou inversement) ou encore comme le mandataire d'un autre professionnel. De telles interrelations ne relèvent pas que de l'intégration fonctionnelle ou de la coopération, que pourraient suggérer des définitions trop schématiques de la filière ou de la branche, mais aussi de la concurrence et de la dépendance (réciproque ou non). La difficulté de cette perspective relève moins de la classification que de la focalisation sur un marché donné. Il est vrai que la spécificité des savoir-faire requis sur chaque segment de marché (résidentiel / commercial, neuf /ancien, collectif / individuel) contribue à différencier les métiers, mais elle ne les rend pas étanches pour autant. L'articulation des différents marchés immobiliers n'est pas que conjoncturelle, elle peut aussi dépendre de l'organisation des métiers, de leur capacité à se positionner sur plusieurs activités et des conditions de passage de l'une à l'autre.

On touche ici à la complémentarité des deux approches, à la nécessité de saisir à la fois les caractéristiques du groupe professionnel nous intéressant, la diversité des acteurs auxquels ils sont confrontés, et la configuration de leurs rapports avec les marchés immobiliers. Au-delà de la logique taxinomique et de la position des acteurs dans des espaces marchands (ou institutionnels) prédéfinis, il serait nécessaire de s'interroger sur les principes de regroupement, les circulations de ressources ou encore la constitution de références communes entre professionnels. En un mot, tout ce qui "fait milieu". On sait à quel point la notion de milieu peut se révéler polysémique, que ce soit dans le domaine de la morphologie sociale ou de l'étude des groupes professionnels. Elle peut en effet recouvrir des processus d'identification et de fermeture, la construction de routines, de façons de faire et de langages communs, ou encore simplement désigner l'environnement dans lequel évoluent les membres de certains groupes. Comme le souligne Yves Grafmeyer 87 , la notion se situe à l'intersection d'un système de positions, renvoyant classiquement aux ressources, rôles et dispositions des acteurs, et de la configuration, mouvante, de leurs relations. Appréhender l'étude du groupe en termes de milieu permet alors de saisir la façon dont les secondes agissent sur les premières, et contribuent à leur recomposition. Il existe peu de travaux sociologiques sur ce thème se rapportant aux activités immobilières, mais on peut citer l'étude de Guy Jalabert et Marie-Christine Cartié sur la promotion immobilière dans l'agglomération toulousaine à la fin des années 80 88 montrant notamment que les filières de la promotion ne peuvent s'analyser uniquement en termes de division du travail ("qui fait quoi"). Les auteurs soulignent en effet que la concurrence entre les promoteurs réunissant les capitaux par tour de table et ceux qui couvrent tout le procès de production à partir de leur fonds propres est tempérée par une solidarité entre les acteurs locaux, anciennement implantés, contre les méthodes de nouveaux entrants, filiales de groupes nationaux. Nous n'approfondirons pas cette piste prometteuse, qui justifierait un travail à elle seule et qui nous entraînerait trop loin de notre propre questionnement. La notion de milieu professionnel ne sera ici mobilisée que dans la mesure où la stricte présentation du "qui fait quoi" le nécessite.

Pour décrire la structuration des activités en métiers, nous donnerons d'abord un aperçu des différents segments de marché, des acteurs y intervenant et de la place que peuvent y tenir les agences immobilières. Nous nous pencherons ensuite plus spécifiquement sur la transaction dans l'ancien et sur les transformations du métier d'agent immobilier. Enfin, une troisième section a pour objectif de dresser un panorama des professionnels de la transaction dans l'agglomération lyonnaise, où la diversité des entreprises immobilières est bien représentée.

Notes
85.

Source : compte du logement, année 2004.

86.

En réalité, une nouvelle carte T est délivrée à celui qui ouvre une nouvelle agence, ce qui n'empêche pas la précédente d'être renouvelée. Il possède alors plusieurs cartes.

87.

Yves Grafmeyer (ed.) Milieux et Liens sociaux, Lyon, PPSH, 1993. Préface.

88.

Guy Jalabert et Marie-Christine Cartié, "Marché du logement et producteurs du cadre bâti : la promotion immobilière dans l'agglomération toulousaine" Espaces et Sociétés, n°51, 1987, p. 83-106.