Le logement neuf

Précisons tout d'abord que les agences immobilières ne sont habituellement pas impliquées dans la construction de logements sociaux (presque exclusivement du collectif), même si les pouvoirs publics peuvent faire appel à leur expertise pour évaluer le prix des terrains. Cela renvoie plutôt aux modalités de collecte de l'information par les collectivités locales sur des marchés où les données sont lacunaires 101 .

Dans le secteur privé, les agences immobilières interviennent à deux moments de la production de logements : la recherche foncière et la commercialisation du programme (réalisé par un promoteur), même si le promoteur peut les prendre en charge lui-même. Dans une approche par les coûts 102 , le premier aspect est extrêmement important puisque la charge foncière (coût du terrain et autres charges dont la fiscalité et les servitudes) se répercute intégralement sur le prix final du logement. La commercialisation n'est pas négligeable pour autant, notamment parce que le montage financier réalisé par le promoteur comporte souvent des crédits à court terme : le délai de commercialisation devient alors un enjeu essentiel. La destination des logements (propriété occupante ou investissement locatif) ne change en rien l'urgence de la commercialisation. Le prix auquel les logements peuvent être vendus est également déterminant comme l'a montré C. Topalov 103 en introduisant la notion devenue classique de "compte à rebours" (ou "calcul à rebours"). L'idée est que le promoteur sait à quel prix pourront être vendus les "produits finis" et qu'il n'a qu'une faible prise sur le coût de la construction en elle-même. Son calcul ne part donc pas du coût des terrains mais du prix final duquel il peut déduire le montant qu'il acceptera de payer pour le foncier. Une hausse de l'immobilier augmentera ainsi la charge foncière acceptable, rendant possibles de nouvelles opérations. La notion de "compte à rebours" n'a pas été remise en cause en tant que telle, à l'inverse de la généralisation que propose l'auteur, selon qui le marché de l'immobilier guide celui du foncier. Cette approche correspondait à un moment historique où la promotion immobilière a pu paraître entrer dans une phase d'industrialisation 104 , mais s'est heurtée à la diversité des marchés fonciers. Notons que dans un article contemporain du travail de Topalov (encore que légèrement antérieur), Jacques Lautman 105 soulignait plutôt la prédominance de la concurrence pour les terrains disponibles et le caractère essentiellement spéculatif de l'activité de promoteur malgré (et même réaction à) l'intervention grandissante de l'Etat (cf. note ) dans les marchés fonciers et immobiliers.

Le calcul du promoteur a été plusieurs fois discuté, notamment dans une journée d'études de l'ADEF qui a donné lieu à un ouvrage collectif 106 dont on reprend ici quelques éléments. D. Cornuel montre que l'élasticité de la demande de logement par rapport au prix est centrale : la charge foncière acceptable par le promoteur dépend aussi du risque de perdre une partie de la clientèle en cas de hausse des prix. On note à cet égard de grandes différences selon les marchés fonciers (J. Comby). A titre d'exemple, J-F. Leroux retrace le calcul de promoteurs dans le centre de Paris : sur la base d'un compte à rebours classique, ils font une offre aux propriétaires fonciers. Si ceux-ci la refusent, le promoteur ne renonce pas nécessairement à l'opération mais intègre le surcoût demandé par le propriétaire à ses prévisions et le répercute sur le prix de vente final. L'attractivité de la localisation lui offre de bonnes perspectives de ventes, même au dessus du prix de l'immobilier. Ainsi, il n'y a pas de détermination simple du foncier par l'immobilier ou l'inverse, mais une série d'allers et retours entre les deux qui laisse une grande place au pouvoir de négociation des différents acteurs, ainsi qu'à leur connaissance des marchés 107 . Les phases de recherche foncière et de commercialisation ne constituent donc pas simplement des services annexes par rapport à la construction et à la conception de logements neufs : elles peuvent être décisives dans l'impulsion des programmes et dans la détermination de leur viabilité. Cela ne signifie pas que des agences immobilières y soient systématiquement associées, mais situe leur rôle potentiel. En période de hausse des prix immobiliers, leur connaissance des marchés locaux peut même les inciter à devenir promoteurs, à condition de pouvoir assurer le montage financier et la coordination des intervenants aux différentes étapes de la promotion. Marc Bonneville 108 , décrivant de façon détaillée la production du bâti à Villeurbanne, note que ce phénomène y a été marginal dans les années 60 et 70 où la réalisation d'immeubles de taille moyenne et de bon standing par des promoteurs privés a pourtant été très importante. Les agences immobilières n'ont effectué que de très petits programmes, en général plutôt excentrés. Leur rôle a pu être plus conséquent dans d'autres contextes C. Topalov (op. cit) note que les agences sont alors prises dans la contradiction entre la nécessité d'attirer des capitaux et celle d'augmenter leur capacité de production et observe un processus de concentration. L'importance de ces fonctions peut en effet conduire les promoteurs à vouloir en assurer le contrôle, à les intégrer, sans déléguer à d'autres prestataires de services.

Pour mieux saisir cet aspect, il faut sortir de la seule logique de la détermination des coûts et donner un aperçu du fonctionnement des filières de promotion, d'autant plus que, comme le remarque Maurice Vincent 109 la formation du prix du logement se pose différemment selon les filières. La production de logements neufs mobilise une chaîne d'acteurs, souvent éclatés, dont la coordination est essentiellement assurée par le maître d'ouvrage. Dans le parc collectif il s'agit essentiellement du promoteur (indépendant ou filiale d'un groupe de BTP), qui peut intervenir également dans la maîtrise d'œuvre, en lien avec les architectes et les bureaux d'études techniques. Dans l'individuel le promoteur (qui réalise des lotissements) partage ce rôle avec les particuliers, qui achètent eux-mêmes le terrain et font construire, soit en faisant appel à des entrepreneurs et à des architectes (filière dite "artisanale"), soit par le biais d'un constructeur de maisons individuelles qui propose des maisons sur catalogue (filière constructeur). Cette dernière solution pourrait déplacer le centre de gravité de la filière du maître d'ouvrage vers le constructeur, même si cela ne semble pas avoir été le cas : à la fin des années 80, M. Vincent note que les représentants les plus importants de la filière (incarnés par exemple par "Maisons Bouygues") ont été amenés à se tourner vers la promotion recherchant le terrain pour le client ou à développer des filiales de lotissement. J-J Granelle ("La spécificité économique de la filière logement", op. cit) note à la fin des années 90 que ce secteur est essentiellement composé de petites entreprises atomisées, comme si la production à grande échelle de maisons sur catalogue n'avait pu intégrer la maîtrise du foncier. La tendance à la monopolisation notée par C. Topalov dans les années 70 n'est donc pas allée à sont terme, même si la concentration du secteur est forte. D'après la FNPC 110 plus de la moitié du chiffre d'affaires de la filière est assuré par les 15% de promoteurs rattachés à un groupe financier ou de BTP. Les résultats de l'enquête annuelle entreprises (EAE) menée par l'INSEE vont dans le même sens : en 2000 les 50 premières entreprises de promotion (soit moins de 1% du total) assuraient un tiers du chiffre d'affaire du secteur 111 . Ces deux chiffres sont difficilement comparables dans la mesure où le premier porte sur un plus petit nombre d'entreprises, mais ils indiquent le maintien d'une certaine diversité au sein du secteur.

Le compte à rebours du promoteur ne s'applique pas à tous de la même façon, non seulement à cause de la différence entre les parcs collectif et individuel, mais aussi du fait de l'organisation de chacune des filières, dont découlent les conditions de financement (notamment la plus ou moins grande urgence à commercialiser), le pouvoir de négociation avec les entreprises de BTP ou de fabrication de matériaux, ou encore avec les propriétaires fonciers. La différence entre indépendants et filiales de grands groupes (BTP ou banques) joue ainsi un grand rôle dans la réalisation des opérations. A cette organisation s'ajoute une évolution générale de la profession, fortement rythmée par les cycles immobiliers. D'après la FNPC 112 , cette sensibilité à la conjoncture conduit les entreprises les plus importantes à se diversifier, soit vers l'immobilier d'entreprise à la fin des années 80, soit dans des "produits" nouveaux, comme les résidences pour personnes âgées. Ce mouvement d'ensemble conduit à une part accrue des services dans la filière, et notamment de ceux d'intermédiation (publicité, commercialisation). Le cas le plus avancé est celui des résidences de services, où la conception s'appuie sur des approches marketing en termes de "socio styles" (études sur les modes de vie, élaboration de typologies sur les manières d'habiter, etc.) 113 . D'une certaine façon, c'est encore l'évaluation de la demande qui détermine l'activité de production, mais cette demande ne se réduit plus à une courbe de réaction au prix de vente : la facilité à vendre et la capacité à se porter sur un créneau précis prennent autant d'importance que la connaissance du marché immobilier. Le rôle de l'agent immobilier peut s'en trouver amoindri.

Ces évolutions mériteraient une étude à part entière d'autant plus que, comme les références utilisées l'indiquent, elles ont pour l'instant plus attiré l'attention des professionnels eux-mêmes que des sociologues. Nous nous contenterons donc d'indiquer qu'il existe un écart entre une approche par les coûts, pour laquelle l'évolution d'une agence immobilière vers le métier de promoteur est possible en période de hausse des prix immobiliers, et la logique interne des filières de promotion qui tend à intégrer les fonctions de conception et de coordination, réservant l'intervention de prestataires extérieurs (dont certaines agences) à des tâches spécialisées, comme l'évaluation du prix des terrains. Les promoteurs seront amenés à consulter des agences, mais pas systématiquement à leur confier la négociation pour l'achat des terrains, ni la commercialisation, préférant contrôler eux-mêmes ces étapes importantes.

A l'inverse, les promoteurs peuvent être amenés à élargir leur domaine d'activité, notamment dans les phases creuses du cycle. Certaines se replient sur des activités de location, voire de transaction dans l'ancien, mais, semble-t-il, assez peu sur celles de marchands de biens. Cela ne concerne pas toutes les entreprises de promotion, ni même spécifiquement les plus petites, dont on peut penser qu'elles ont besoin de diversifier les sources de revenus. Il est vrai que les grands groupes nationaux y ont moins souvent recours, mais ce n'est pas le seul critère. La façon dont s'organisent les métiers au sein du groupe, ainsi que son histoire et son ancrage local entrent également en ligne de compte. Pour ne prendre qu'un seul exemple, on peut considérer les adhérents de la FNPC du Rhône : 13 d'entre eux (sur 29 promoteurs constructeurs) détiennent une carte de transaction (et deux seulement une carte de gestion). Il s'agit plutôt d'entités locales ou régionales, que leur activité de promotion et de gestion a progressivement conduits à se diversifier. La transaction apparaît alors comme complémentaire des activités d'origine, en particulier si elle s'exerce dans le parc de logements construit et/ou géré par le promoteur. Il n'est pas rare que cela se traduise par des regroupements, comme ce qui s'est passé en 2000 lorsqu'un promoteur, la société lyonnaise de crédit immobilier (SLCI) fondée en 1912, rachète des figures anciennes de l'administration de biens lyonnaise : les régies Simmoneau Barrier Brotteaux (fondée en 1802), Tadary (1955) et Regir (1926), toutes situées dans les arrondissements centraux de Lyon. Une structure centrale de commercialisation permet, sous la forme d'une agence immobilière classique, de mener ensemble la commercialisation, la transaction dans l'ancien et la location. La distinction entre les sociétés locales et les groupes nationaux est souvent à nuancer lorsque les seconds prennent des participations dans les premières, ou les rachètent (par exemple, le promoteur lyonnais RIC et la COGEDIM, filiale de Paribas, ou encore la SLC, Société Lyonnaise de Construction ayant réalisé plus de 10 000 logements dans l'agglomération, détenue par des banques régionales mais aussi étrangères). Néanmoins, l'entrée de grands établissements de crédits dans le capital de promoteurs locaux ne remet pas en question la spécificité de leur ancrage local. La distinction est plutôt à faire avec les filiales des grands groupes de BTP (Vinci, Bouygues, Kaufman & Broad, Monné Decroix, etc.), qui, de façon significative, ne détiennent pas de carte T. La construction oriente ici toute l'activité vers la réalisation de programmes types, que ce soit en collectif ou en individuel, tandis que des promoteurs "locaux" auront plus volontiers recours à leur réseau local, voire à une agence indépendante.

Notes
101.

Cf. Jean-Claude Driant, Les marchés locaux du logement, savoir et comprendre pour agir, Paris, Presses de l'ENPC, 1995

102.

Pour une présentation de ce type d'approche voir Maurice Vincent, La formation du prix du logement, Paris, Economica, 1986.

103.

Christian Topalov, Les promoteurs immobiliers, Paris, Mouton, 1974.

104.

Plusieurs facteurs ont alors construit la cadre de cette profession : la responsabilité juridique du maître d'ouvrage, les possibilités de préfinancement combinant des emprunts à courts et longs termes (nourris par l'émergence des politiques de solvabilisation des particuliers acquéreurs), la politique foncière qui, avec la loi d'orientation foncière de 1967 instaurait les zones d'aménagement concerté (ZAC), les POS et facilitait les expropriations, la relative industrialisation de la filière du bâtiment. Leur conjonction a effectivement pu faire croire à l'émergence d'un système de promotion permettant une rentabilité uniforme du capital financier investi dans la pierre. Il est certain que l'orientation marxiste des travaux de l'époque, dont le livre de Topalov est un représentant "classique", puis le développement des lotissements de type "maisons Phénix" ou maisons sur catalogue ont favorisé ce type d'interprétation, au détriment de la complexité des stratégies d'acteurs. Il faut néanmoins préciser que l'ouvrage de C. Topalov restitue la diversité de la filière de la promotion. Par ailleurs, il s'écarte d'autres travaux marxistes de la même période comme celui de Castells et Godard (Monopolville, Paris, Mouton, 1974) pour lesquels la promotion immobilière était uniquement guidée par la filière de construction, sans souci de la demande finale.

105.

Jacques Lautman, "La spéculation, facteur d'ordre ou de désordre économique?", Revue française de sociologie, vol. 10, 1969, pp. 608-630.

106.

Jean-Jacques Granelle (dir.) L'articulation du foncier et de l'immobilier, Paris, ADEF, 1993. Articles cités : Didier Cornuel, "Le rôle des politiques publiques", Jacques Comby "Les six marchés fonciers" et J-F Leroux "Le prix du désir". J. Comby distingue six marchés selon une typologie fondée sur la destination des terrains. Les critères sont : gisement foncier (terrains à aménager) ou marché des terrains à bâtir / extension urbaine ou recyclage. Leur combinaison permet de distinguer 4 marchés, auxquels s'ajoutent deux marchés de terrains destinés à ne pas être construits, distingués selon leur usage : productif (agricole notamment) ou "récréatif". Sans entrer ici dans les détails, on peut voir que les acteurs, leur stratégie, ainsi que l'élasticité prix de la demande vont être différents d'un marché à l'autre.

107.

Par exemple, dans les centres-villes, il s'agira souvent d'opérations de démolitions/constructions destinées à remplacer les immeubles "vétustes", ou du moins dont la valeur d'usage devient inférieure à celle du terrain. Les programmes neufs seront rendus possibles par la hausse de l'immobilier (logique du compte à rebours) mais aussi par une bonne connaissance de la valeur d'usage des immeubles, des opportunités foncières. Cette connaissance nécessite une certaine familiarité avec les conditions locales du marché. Un autre aspect susceptible de rendre l'opération rentable est la politique foncière, notamment lorsqu'une certaine densification du bâti est rende possible sur le terrain. Il faut alors une bonne connaissance des politiques d'urbanisme mises en œuvre par les collectivités locales.

108.

Marc Bonneville, Villeurbanne : Naissance et métamorphose d'une banlieue ouvrière, processus et formes d'urbanisation, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1978

109.

Maurice Vincent, "Filières de production du logement et modes de formation des prix", Espaces et Sociétés, n°51, 1987, p. 60-87.

110.

Enquête citée par Jean-Jacques Granelle (1998) "la spécificité économique de la filière logement", op. cit.

111.

Les deux sources ne sont pas totalement comparables : la FNPC ne considère qu'une partie des promoteurs constructeurs, les plus importants, soit un total de 861 entreprises. L'enquête de l'INSEE (cf. "L'immobilier et les services aux particuliers dans l'économie", INSEE Résultats, série Economie, 2000) agrège toutes les entreprises classées comme promoteurs, constructeurs de maisons individuelles, supports juridiques de programmes, etc. (codes APE 701A à 701D), soit un total de plus de 8000 entreprises. L'hétérogénéité de l'ensemble limite nettement la mesure de la concentration.

112.

Fédération Nationale des Promoteurs Constructeurs, 22e congrès (juin 1991). Compte rendu par Henri Heugas-Darraspen, l'Observateur de l'immobilier, n°20, 1991.

113.

Henri Heugas-Darraspen, Jean-Baptiste Chevalière, André Zahra, "Le mariage logement/services", l'Observateur de l'immobilier, n°19, 1991.