L'immobilier de bureaux

L'analyse économique de l'immobilier de bureaux a traditionnellement été axée sur le décalage entre cycle macroéconomique et cycle immobilier, lié aux délais de production dans l'immobilier 134 . La spécificité de la récession des années 90 précédée des niveaux de commercialisation et de construction (notamment de bureaux "en blancs", c'est-à-dire vendus à un investisseur sans connaître l'utilisateur final) records, et marquée par de longues périodes de vacance des locaux, a conduit à prendre en compte les facteurs financiers. Au-delà des rendements comparés des investissements immobiliers et financiers, la déréglementation bancaire et la libéralisation des mouvements de capitaux ont été pointées pour leur impact sur l'internationalisation d'une bulle spéculative née au Japon 135 . Il ne s'agit pas ici de reprendre les analyses conjoncturelles ni de discuter leurs attendus théoriques et méthodologiques, mais on peut mentionner l'articulation qu'elles ont mise en évidence entre l'immobilier de bureaux et l'immobilier résidentiel. Les fluctuations des prix sur l'un des deux marchés peuvent se répercuter sur le second, par le biais d'une hausse du foncier. Si le marché résidentiel (notamment de l'ancien) est directeur dans les centres-villes, les rôles peuvent s'inverser dans les périodes de forte spéculation. Ces effets seraient toutefois localisés et circonscrits aux segments les plus élevés du parc de logements 136 . Par ailleurs, une concurrence existe entre les deux parcs, que ce soit parce que les constructions d'immeubles de bureaux consomment un espace qui aurait pu être destiné au résidentiel, ou parce que des appartements sont convertis en bureaux. Ce dernier cas de figure, relevé plus par des sociologues que par des économistes, a été fréquent dans les immeubles haussmanniens de l'Ouest parisien, particulièrement dans l'avenue des Champs-Elysées, au détriment des populations bourgeoises qui y résidaient 137 . On l'a retrouvé de façon moins marquée dans les grandes villes de province, avec par exemple la rue de la République dans la presqu'île lyonnaise. La construction massive de bureaux et la récession des années 90 ont ralenti ce type de reconversions, sans pour autant les faire totalement disparaître, ni provoquer de réel retour à une destination résidentielle : les localisations de centre-ville et le prestige de l'adresse attirent de nombreuses entreprises de services. Plus généralement, le petit nombre de villes abritant un parc conséquent et le comportement, jugé à la fois spéculatif et fortement mimétique, des acteurs de la filière ont alimenté l'idée selon laquelle la dynamique de l'immobilier de bureaux renforçait le rôle prédominant de certains pôles économiques préexistants (la métropole parisienne, Lyon, Lille, Marseille, Nice, Strasbourg, Nantes, Rennes, Toulouse et Bordeaux) tout en accentuant la division fonctionnelle de l'espace urbain à l'intérieur de ces pôles 138 .

Sans prolonger l'analyse des reconfigurations spatiales, on peut dire que les travaux existants se sont également penchés sur la production neuve et sur l'adaptation du parc existant à la demande des utilisateurs. A cet égard, le facteur essentiel est la prédominance de la location, à l'inverse de la patrimonialisation du potentiel productif qui avait été majoritaire pour les locaux industriels. Il est vrai que le bail commercial engage plus d'éléments que le bail d'habitation, mais l'immobilisation que cela représente est moindre que pour la propriété. A la flexibilité que cela représente pour les entreprises occupantes répond alors la nécessité pour les concepteurs d'anticiper la variabilité des usages. L'utilisateur final n'est en outre que rarement celui qui impulse les projets de construction : la filière principale est celle de la promotion investissement dans laquelle le constructeur vend à un investisseur, qui à son tour met en location ou revend. Les investisseurs institutionnels (notamment les assurances) ont plutôt tendance à mettre en vente leur patrimoine immobilier. Les investisseurs étrangers occupent une place importante, dont la part s'accroît lors des périodes haussières. Le troisième type d'investisseur, les sociétés d'investissement immobilières, regroupent des acteurs différents. Outre les sociétés classiques, comme les SII (sociétés d'investissement immobilier, souvent sous forme de société anonyme), on trouve parmi elles un type particulier de société civile, les SCPI (société civile de placement immobilier), dont les fonds proviennent d'une collecte d'épargne, ainsi que des sociétés de crédit-bail comme les SICOMI (sociétés immobilières pour le commerce et l'industrie), même si le régime fiscal favorable de ces dernières a été supprimé en 1996 (cf. chapitre 1). Le calcul économique des promoteurs et des investisseurs ne diffère pas fondamentalement de ce que l'on a décrit pour le logement, les investisseurs pouvant être orientés soit par la rentabilité locative soit par les valeurs de marché et se comporter alors en marchands de biens. En revanche, la place des investisseurs introduit une médiation supplémentaire entre le constructeur et l'utilisateur final qui complexifie l'adéquation de l'offre et de la demande. Cela va dans le sens des remarques précédentes : les doctrines successives de conception des immeubles de bureaux, du "plan libre" des années 50 à "l'architecture intelligente" en passant par "l'open space", ont continuellement prôné l'adaptabilité des formes, l'idée de lieux travail qui seraient des services évolutifs plus que des espaces figés 139 .

Dans notre perspective, le point intéressant est que cet écart entre l'offre et la demande laisse une place importante à l'activité des intermédiaires et à l'évaluation. Il est intéressant de noter que dans les quelques présentations existantes du secteur, ils sont considérés comme gravitant autour de la filière principale, sans y être réellement intégrés, alors que leur place est jugée non seulement centrale mais également croissante 140 . Tout autant que les missions d'intermédiation (recherche d'implantation, commercialisation, gestion), celles de conseil en investissement et d'expertise sont mises en avant. Le conseil peut être exercé dans le cadre de la loi Hoguet, avec un recours au mandat de recherche plus fréquent que dans l'habitat. L'expertise volontaire, dans le cadre d'un mandat, tient également une place importante, alors que, comme on l'a indiqué plus haut, elle est plus rare dans l'immobilier résidentiel. On pourrait l'expliquer par le fait que des acteurs professionnels sont plus disposés que des particuliers à recourir à des évaluations payantes, mais cette interprétation a quelque chose de tautologique. De façon plus convaincante, on peut invoquer le rôle des investisseurs, acteurs de la financiarisation des titres de propriétés immobiliers (ce que l'on appelle la "pierre papier"), que leur position amène à vouloir mesurer l'écart entre la valeur de marché et la valeur d'actif, ainsi qu'à comparer les performances financières des biens immobiliers les uns par rapport aux autres, mais aussi au regard de placements alternatifs. Par rapport aux critères classiques de l'expertise, l'évaluation des immeubles de bureaux cherche également à cerner les critères d'ajustement entre l'offre et la demande en établissant des systèmes de comparaisons des caractéristiques physiques des immeubles, sur la base duquel une cotation des immeubles peut être obtenue. La logique de ces classements consiste à déterminer quelles caractéristiques sont les plus recherchées et, par suite, à cerner les aspects les plus pérennes de la demande, de façon à passer d'une approche en termes de cycle à une étude de produit. Historiquement, le développement de l'expertise dans l'immobilier de bureaux est apparu comme un enrichissement de la mesure de la vacance, qui ne pouvait que constater le désajustement de l'offre et de la demande 141 . La reconnaissance des expertises est favorisée par la recherche de certification et de légitimation dont font preuve les experts, en général et plus particulièrement en immobilier d'entreprise. L'adoption d'une charte commune 142 proposant un référentiel de base par les différentes fédérations et chambres d'experts, dont celle de la FNAIM, en témoigne. On peut également mentionner le groupe Auguste Thouard, rebaptisé Atisreal à la faveur de son développement européen et de son rachat par la BNP, qui a reçu le "label" de la RICS 143 . Les groupes les plus importants de ce secteur 144 , qui n'échappe ni aux mouvements de rachats ni à l'internationalisation, publient également les études conjoncturelles qui, outre leur usage interne, contribuent à les situer comme acteurs de référence. Ils n'en ont pas le monopole puisque l'on compte, parmi les principales études sur l'immobilier d'entreprise, celles du Grecam (bureau d'études) et d'observatoires locaux, comme le CECIM (Centre d'Etudes sur la Conjoncture Immobilière) à Lyon, d'abord destiné aux promoteurs mais associant également les pouvoirs publics. Jouant un rôle auprès des investisseurs, des utilisateurs et dans la production des chiffres de marchés, les principaux réseaux d'immobilier d'entreprise occupent donc une place essentielle. Le faible nombre de transactions (par rapport à l'immobilier résidentiel) conjugué aux rachats et fusions qui ont touché les plus grands d'entre eux, dessinent un secteur fortement concentré.

Notes
134.

Jean-Jacques Granelle (1998, op. cit) chapitre 10 "Bâtiment, croissance et cycle".

135.

Voir par exemple Ingrid Nappi-Choulet, "Le cycle de l'immobilier de bureaux aux Etats-Unis", in Calcoen et Cornuel (dir.), Marchés immobiliers : segmentation et dynamique, Paris, ADEF, 1999, pp. 247-264.

136.

P. Gaubert C. Tutin, "Marché des bureaux et marchés de logements en Ile-de-France : la dynamique des interactions (1976-1994)", in Calcoen et Cornuel, 1999, op. cit, pp. 205-246

137.

Michel. Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Quartiers bourgeois, quartiers d'affaires, Paris, Payot, 1992.

138.

Eric Crouzet, "le marché de bureaux et les territoires métropolitains : vers un renforcement de la discrimination territoriale", op. cit.

139.

Isabelle Chesneau, "De l'équilibre anticipé à la coexistences des différences", Annales de la recherche urbaine, n°92, 2002, p. 131-139.

140.

Cf. Claude Heurteux, L'immobilier d'entreprise, op. cit. et J-J. Granelle, Economie immobilière, op. cit. chapitre 9

141.

Isabelle Chesneau, "de l'équilibre anticipé à la coexistence des différences", art. cit.

142.

Elle inscrit notamment l'expertise dans le cadre d'un mandat et fixe les différents types d'expertise (valeur vénale, locative, valeur de remplacement). La notation des immeubles y participe : la CIBE (cotation des immeubles de bureaux et d'entreprise), utilisée jusqu'en 2003 puis reprise en 2006 légèrement modifiée a d'abord été employée en Ile de France avant de se généraliser. Son objectif est de noter les immeubles sur leurs "qualités intrinsèques" et non sur leur localisation. Elle retient 23 critères, répartis en quatre groupes (état et finitions, équipements techniques, aménagements et équipements communs, gestion quotidienne). La note finale est obtenue par une pondération de la note de chacun des critères, et une grille permet de la convertir en prix. Dans l'évaluation traditionnelle, qui retient également toris principes d'évaluation (valeur vénale, locative et de remplacement) le nombre de critères se monte à 13 (Dominique Achour et Bernard Coloos, L'investissement immobilier, analyse de rentabilité, financement, évolution, Le Moniteur, Paris, 1993) : ils ne sont pas, dans leur essence, différents de la CIBE même s'ils sont censés pouvoir s'appliquer à l'immobilier résidentiel.

143.

"Royal Institution of Chartered Surveyors", institution britannique fondée à la fin du 19e siècle et visant à promouvoir les activités immobilières. Elle ne définit pas des métiers mais délivre un titre de "chartered surveyor", notamment sur des critères de formation, pouvant être porté par diverses professions : estimation, économiste d'immeuble, contrôle de qualité des bâtiments. L'ancienneté de l'institution et du titre (fixé depuis 1881), ainsi que leur extension géographique (120 pays) assurent leur valeur symbolique.

144.

Outre Auguste-Thouard Atisreal déjà cité, il s'agit principalement de CB Richard Ellis (qui a racheté Insigna Bourdais), Brice Robert Arthur Loyd, Jones Lang Lasalle, etc.