Professions et rhétoriques professionnelles

Professions établies et services professionnels

Les mutations affectant le métier d'agent immobilier sont en effet saisies par des discours chargés de leur donner sens et de les référer au champ des souhaitables. Il ne s'agit pas de simples bruits de fond produits par l'évolution des caractéristiques objectives du groupe professionnel, mais bien d'éléments participant de sa recomposition, ou de sa reproduction, dans la mesure où, comme indiqué dans l'introduction à cette première partie, les modalités de reconnaissance et de légitimation sont essentielles à la définition de la profession. Avant d'aborder ces discours il est nécessaire de voir quel type d'analyse peut servir de référence. L'ensemble désigné habituellement sous le terme de professions établies, dont les professions libérales (notamment les médecins) forment le noyau originel mais qui recouvre également des salariés comme les ingénieurs, fournit le modèle générique de cette reconnaissance. Elles sont classiquement définies à partir de la monopolisation de leur domaine d'exercice et de la fermeture de leur marché du travail 190 . Or, la diversité des groupes professionnels susceptibles de pratiquer la négociation immobilière et l'absence de contrôle sur la démographie professionnelle, malgré les conditions instaurées par la loi Hoguet, éloignent les agents immobiliers de ce modèle de la profession établie. Dans la mesure, toutefois, où des règles de fermeture existent et où des dispositifs collectifs visant à accroître la part de marché des intermédiaires se mettent en place, l'hypothèse selon laquelle les agents immobiliers seraient engagés dans un processus de professionnalisation sur le modèle des professions établies pourrait paraître pertinente. Il ne nous semble pas que cela soit la bonne lecture des phénomènes en cours. En effet, les agents immobiliers ne possèdent aucun des attributs habituellement retenus pour caractériser les professions établies, éléments qui relèvent à la fois de la détention d'un savoir-faire technique et scientifique, d'une autorégulation reconnue par l'Etat, mais aussi d'une dimension statutaire (cf. par exemple Chapoulie 1973 191 ). On a vu à cet égard, à travers l'analyse du "livre blanc" que la compétence commerciale restait à certains égards insaisissable, et que la régulation des pratiques était hétéronome, délimitée par la loi et non par un ordre professionnel. L'idée, revendiquée, de donner plus d'importance aux organisations professionnelles, est à cet égard limitée puisqu'elle ne s'étend pas aux objectifs de protection du consommateur, qui restent dévolus à la loi. On a vu également que, s'il existait des revendications portant sur la formation et la compétence requise pour exercer la négociation immobilière, les voix en faveur du malthusianisme professionnel étaient inexistantes. Il n'est donc sans doute pas pertinent d'envisager un éventuel processus de professionnalisation (ou de "modernisation") des agents immobiliers sous l'angle d'un rapprochement.

Une seconde possibilité consiste à faire l'hypothèse que les évolutions affectant les agents immobiliers rejoignent celles touchant les professions établies. Celles-ci sont en effet traversées par des mutations qui ne se réduisent pas au développement des nouvelles technologies mais engagent aussi les rapports avec les clients et les questions organisationnelles. Elles peuvent également porter sur le rapport à l'univers marchand, comme on l'a indiqué à propos des notaires, de plus en plus dépendants des activités hors monopole (cf. Thuderoz op. cit). L'intérêt de mener une telle comparaison vient alors de ce que, au travers des débats sur la transformation du modèle classique des professions, l'accent a été mis sur une autre de leur caractéristique, que partagent les agents immobiliers : l'importance de la relation avec le client ou l'usager. Les transformations d'un métier, en particulier d'un métier de services, ne peuvent plus être décrites dans les seuls termes de l'évolution interne : la façon dont sont intégrées les relations avec les clients en font partie 192 . Cela apparaît notamment dans le point que fait Jean Gadrey sur les services professionnels 193 , notion qui s'ajuste à celle de profession établie à ceci près qu'elle s'en tient aux professionnels salariés (dans les activités médicales, d'enseignement, de conseil aux entreprises mais aussi dans certaines à la lisière du monde des professions établies : agences de publicité, cabinets de recrutement, etc.) Son propos consiste à réfuter l'hypothèse de l'industrialisation de ces services, c'est-à-dire de la standardisation des tâches, de la mécanisation des mesures de la productivité et de la bureaucratisation de l'encadrement, hypothèse née selon lui de la prégnance des représentations issues du modèle fordiste de développement. La complexité de la relation avec le client interdirait toute fixation définitive des méthodes de travail. La rationalisation s'effectuerait d'une part sur la base de la formalisation des apprentissages et des méthodes utilisées dans la relation avec le client (rationalisation cognitive) et, d'autre part, au niveau de la profession, par l'élaboration de règles et de certifications (rationalisation institutionnelle). Ces deux directions correspondraient aux deux types de relations conceptualisées par le même Jean Gadrey dans ses travaux fondateurs sur la relation de service 194 : la première renvoie à la relation directe entre le prestataire et le client (relation de type A) et la seconde à celle entre l'organisation prestataire et le client (relation de type B 195 ). La rationalisation cognitive est, pour l'auteur, la plus importante, mais il est nécessaire de commencer par la seconde afin de rendre compte de la diversité des acteurs collectifs (d'autant plus dans le cas de l'immobilier où les franchises sont multiples) et des éventuels efforts des organisations prestataires pour encadrer ou s'approprier le bénéfice des relations de type A. Ce chapitre portera donc surtout sur les relations de type B.

Notes
190.

Cf. Notamment Dubar et Tripier, Sociologie des professions, op. cit. Leur construction du modèle des professions établies doit beaucoup aux travaux d'Eliot Freidson qui a systématisé l'analyse des professions sous l'angle de la monopolisation.

191.

Jean-Michel Chapoulie, "Sur l'analyse sociologique des groupes professionnels", Revue française de sociologie", vol. 14 n°1, 1973, pp. 86-114. Les agents immobiliers ne sont pas non plus concernés par les autres traits qui entrent dans l'idéal-type de la profession repris (et critiqué) par l'auteur : formation longue, identité professionnelle forte et faible turn-over (carrières "à vie" dans la profession), prestige, pouvoir et revenus les rattachant à la fraction supérieure des classes moyennes (encore que ce dernier point puisse être discuté à cause des revenus importants des agents immobiliers).

192.

On peut y voir la rencontre entre, d'une part, une évolution des problématiques économiques et sociologiques qui distinguaient traditionnellement l'organisation et le marché et, d'autre part, l'apparition de nouvelles catégories dans les organisations, qu'elles soient servicielles ou non, comme "l'organisation tournée vers le client".

193.

Jean Gadrey, "La modernisation des services professionnels", Revue française de sociologie, vol. 35 n°2, 1994.

194.

Voir notamment Jean Gadrey, "Les relations de service dans le secteur marchand", in Jacques de Bandt et Jean Gadrey (dir.), Relations de service, marchés de service, Paris, CNRS, 1994.

195.

Il peut y avoir une ambiguïté selon que l'on considère que l'organisation prestataire est l'entreprise employant l'agent ou une institution plus large (par exemple l'ordre professionnel) capable d'instaurer des régulations à l'échelle de l'ensemble de la profession. On prendra ici pour principe, suivant l'article de Gadrey, que les certifications établies par les organisations professionnelles relèvent aussi des relations de type B. En ce qui concerne les agents immobiliers, les organismes établissant ces relations ne sont pas les entreprises mais les franchiseurs et les syndicats professionnels.