Les discours tenus aux professionnels

Rhétorique de la conquête

Deux sous-corpus de textes professionnels ont été retenus, les fiches de présentation d'un réseau et les articles de la presse professionnelle. La comparaison entre les deux peut se superposer à celle que l'on vient de réaliser : comme les sites Web, les fiches servent à l'autopromotion d'un réseau et à attirer des candidats à l'adhésion; la presse professionnelle constitue quant à elle le lieu privilégié d'une réflexion sur ce qu'est la profession d'agent immobilier, objet qui était en creux celui de la presse consumériste. Le tableau 13 est donc construit sur le même principe que le tableau 12. Notons que le commentaire des fiches de franchisés s'appuiera aussi sur les interviews des responsables de ces réseaux, qui s'inscrivent dans la même perspective bien que leur forme soit différente. Ces derniers sont ceux qui ont le plus recours à l'identification au réseau (sous la forme du "nous").

Tableau 13 : discours adressés aux professionnels

Au premier abord, les ressemblances avec les deux précédents sous-corpus peuvent être soulignées. La presse professionnelle met en scène le cadre institutionnel, avec une prédominance très nette de la "loi", puis des formes objectivées de la pratique professionnelle ("outils", "conditions"). Le DISPOSITIF-HOGUET@ y figure également en bonne position. L'extrait du "livre blanc" que l'on a intégré à ce sous-corpus est assez différent. La préoccupation de la protection du client y est manifestée par l'importance des êtres fictifs CLIENTS@, COMMISSIONS@ et MANDATS@ (les trois plus cités, alors qu'ils sont moins présents dans le reste du sous-corpus), de la Relation de service et de la Confiance, en plus des Dispositifs contractuels et réglementaires. Ainsi, la prédominance des dimensions institutionnelles dans la presse professionnelle ne doit pas faire croire à un alignement sur les perspectives défendues par les syndicats professionnels, même si les commentaires autour du "livre blanc" et de la réforme de la loi Hoguet contribuent à alimenter ces catégories de discours. Elles peuvent aussi renvoyer à des modes d'organisation, en particulier autour des fichiers communs :

‘"La réussite de la Bourse de Dijon s'appuie sur une organisation largement éprouvée au fil du temps, le respect des règles déontologiques et un esprit de confraternité sans lequel, affirme R.M. [président de la bourse de Dijon], aucune collaboration ne peut s'établir à long terme." ("les fichiers communs", Journal de l'agence, n°4)’

Le registre déontologique est ici associé aux dispositifs pour décrire les relations entre agents immobiliers, et non le rapport au client. La plupart du temps, le cadre juridique et réglementaire est plutôt associé à l'action des syndicats professionnels, notamment à leur travail de lobbying qui, comme le montre la dernière phrase de l'extrait suivant, associe étroitement la question des prises sur le marché et de la reconnaissance de la profession.

‘"Pour la Confédération Européenne de l'Immobilier, (CEI), où l'UNIT représente la France, tout comme pour la Commission Européenne, l'objectif est clair : parvenir à instituer un statut d'agent immobilier européen, qui soit situé au dessus des statuts nationaux et rendent les professionnels des pays membres de la CEI capables de travailler par-delà les frontières. Autre intérêt d'un tel statut commun pour les instances européennes : pouvoir mettre en œuvre ces normes au niveau national dans les pays qui n'ont pas de réglementation. Précéder le marché plutôt que le subir." ("Vers une harmonisation de la législation européenne", Journal de l'UNIT, n°49)’

Les syndicats sont également présentés comme prestataires de services par la presse professionnelle (et pas uniquement dans les documents qu'ils produisent eux-mêmes). Le contenu juridique de ces services aux adhérents est systématiquement rappelé, même lorsqu'il est mêlé à d'autres éléments :

‘"Une impressionnante palette de services est également à votre portée. A commencer par l'information réglementaire ou juridique. Différentes études sur la transaction, les loyers, les charges, viennent compléter votre information très régulièrement, le plus souvent trimestriellement. Des logiciels informatiques sont également mis à votre disposition pour faciliter la gestion de votre cabinet." ("Bien choisir votre syndicat professionnel" Journal de l'agence,n°8)’

Les fiches font quant à elles peu appel à ce contexte juridique (tout au plus apparaît-il dans la catégorie "Type de réseau"), alors que l'on retrouve les notions d'expérience et les Dispositions psychologiques ("volonté", "passion") qui figuraient dans les sites Web, ainsi qu'une présentation de soi passant par l'élaboration de l'Identité commerciale (exprimée notamment comme "concept"). On trouve donc les mêmes catégories, et la similarité avec les sites Web va même jusqu'aux principaux termes utilisés, à l'exception de la Relation de service qui se présente moins sous l'angle de la disponibilité que de la réparation ("assistance"). Dans une certaine mesure, le discours tenu aux professionnels prolonge celui adressé aux clients.

Le discours de présentation du réseau diffère cependant par le fait que les aides apportées à la gestion et les projets d'entreprise n'y sont pas des arguments secondaires, ni de simples appuis à la relation client. La Logique managériale, présente aussi dans la presse professionnelle, confère une teinte assez différente de celle du discours adressé au client, apparemment moins idéalisée, mais qui mobilise en fait d'autres types d'attendus. Les absences pointées dans d'autres parties du corpus général ne sont pas comblées. Les catégories de Négociation et de Confiance n'y sont pas plus fréquentes que précédemment, pas plus que celles de Risque ou de Problèmes. Certaines absences sont notables, au regard de ce que l'on aurait pu supposer des préoccupations des professionnels. La remarque est aussi valable pour les êtres fictifs : les CONCURRENTS@ et les AUTRES-PROFESSIONNELS@ n'y sont pas plus présents que dans les textes destinés aux clients, malgré une tendance à développer un discours global sur le marché (SECTEUR-IMMOBILIER@ mais aussi FRANCE@ et INTERNATIONAL@ pour les fiches, et MARCHE-DU-PARTICULIER@ dans la presse professionnelle). De même, la Proximité est moins utilisée dans les discours entre professionnels. Lorsque la Proximité est citée, c'est souvent en lien avec les logiques d'implantation et de développement, autour d'expressions du type "présence sur le terrain".

Les textes de cette partie du corpus se situent dans un univers de références que l'on pourrait qualifier de managériales, ou d'entrepreneuriales, sans pour autant couvrir l'ensemble du spectre qui s'y rattache. Les notions d'innovation ou d'adaptation sont ainsi relativement peu activées par rapport à celles de conquête, d'extension et d'agrandissement. Les aspects organisationnels et réticulaires sont également importants. L'extrait précédent sur la réussite de la bourse de Dijon montre l'intérêt de la presse professionnelle pour la mise en place de coopérations et d'actions collectives (cf. également supra les citations sur l'indépendance des professionnels). La Relation de service reste une figure importante et récurrente de ces textes, bien qu'elle soit amenée différemment et de façon moins personnalisée. Le principal procédé rencontré est le discours analytique, parfois prospectif, comme dans cette vision de l'entrée des banques dans le secteur de l'intermédiation immobilière :

‘"La mise en place de guichets uniques de services immobiliers se heurtera tôt ou tard aux attentes des consommateurs à la recherche des meilleures solutions et services. Le modèle du guichet unique d'offre de valeurs mobilières est partout battu en brèche : un même groupe ne peut pas offrir à la fois une expertise indépendante et le meilleur produit de placement…élaboré par lui-même! L'arrivée massive des établissements financiers dans la pratique des services immobiliers est une nouvelle étape pour les professionnels de l'immobilier. Gageons qu'elle se traduira au moins par de nouveaux standards en matière de qualité de service!" (Journal de l'agence, n°7)’

Classiquement, ce passage commence par invalider les arguments de "l'intrus" (en l'occurrence, les banquiers), sans pour autant minimiser la menace de "l'arrivée massive", avant d'en faire un motif de réforme et de mobilisation du groupe professionnel légitime, les agents immobiliers. Au-delà de cette stratégie argumentative, le point intéressant est la vision de la relation de service qui se dégage. C'est en effet, en filigrane, l'idée de la subordination de l'intermédiation immobilière à d'autre services (notamment à l'intermédiation financière) qui est contestée, comme si la capacité de l'agent immobilier à être accepté comme prescripteur dépendait de son indépendance. La suite du texte revient d'ailleurs sur la tactique des realtors américains qui luttent contre l'arrivée des établissements bancaires en revendiquant cette indépendance. Dans le contexte français, cela rappelle également l'échec des grandes compagnies de distribution de l'eau ou de l'énergie à se maintenir dans le secteur de l'administration de biens à cause du soupçon de conflit d'intérêts, soupçon partagé notamment par les associations de copropriétaires (cf. chapitre 2). Malgré l'importance de la question, on trouve peu d'allusions explicites dans notre corpus. Les réseaux qui sont issus de grands groupes comme Keops ou, le plus connu, Laforêt Immobilier (lié à Auguste Thouard), présentent cela comme une ressource et sous l'angle de la complémentarité 246 . On a vu par ailleurs que la question de l'indépendance, qui n'y occupe qu'une place secondaire, est généralement soulevée en réaction à celle de l'action collective, pas à celle de la liberté face aux grands groupes. Plusieurs facteurs contribuent à expliquer une telle absence : une appréhension de la situation qui reste centrée sur la conjoncture plus que sur la structuration de la profession (cf. la distribution des êtres fictifs), une perception encore très minoritaire de l'entrée des groupes financiers dans la transaction immobilière, une conception de la négociation immobilière dans laquelle le rôle de prescripteur est secondaire.

Lorsqu'un discours surplombant est tenu sur la Relation de service, il apparaît plus fréquemment lié aux préoccupations de captation. On peut y voir un prolongement des rhétoriques destinées aux clients, même si le professionnel est ici celui qui doit être convaincu. Il s'agit donc moins de qualifier la Relation de service que de proposer des moyens pour la diriger. Le discours s'oriente alors vers les relations de type B ou vers la préconstruction des relations de type A :

‘Après avoir écouté et compris nos clients, nous avons mis en place une méthode de travail novatrice permettant de répondre à leurs attentes et de dynamiser nos ventes. Pour ne plus subir de déperdition, nous avons voulu mettre en place des équipes performantes au rôle bien défini qui répondent chacune aux tâches que nos clients nous confient. (fiche du réseau Acantalis)’

Dans cet exemple, la connaissance du client sert d'argument pour justifier un certain modèle d'organisation du travail en agence (séparation des tâches et non, par exemple, répartition par secteurs). Il est possible d'élargir et de considérer que les textes abordant la Relation de service dans ce sous-corpus l'envisagent sous l'angle de ce que l'on a appelé plus haut la compétence organisationnelle, c'est-à-dire la capacité à mobiliser les ressources offertes par l'entreprise ou, ce qui est le cas ici, le réseau commercial. La dimension collective que ne cesse de prôner la presse professionnelle s'y rattache également. La compétence organisationnelle ne renvoie pas uniquement à la répartition des tâches en agence, comme dans l'exemple d'Acantalis, mais également à l'ensemble des méthodes et des appuis proposés par les réseaux commerciaux et les dispositifs d'action commune. On notera sans surprise qu'elle n'est qu'exceptionnellement décrite sous l'angle de la standardisation 247 , ce qui confirme à la fois les travaux cités plus haut de Gadrey et l'orientation des textes présentés jusqu'ici. Parallèlement, et à l'instar de ce que l'on a mis en évidence pour les discours adressés aux clients, la négociation elle-même est relativement mal saisie. Les dispositifs et les procédés sur lesquels s'attardent les textes du corpus sont donc plutôt ceux ayant trait à la prospection et à la promotion. La distribution des êtres fictifs indique également l'importance des supports de communication, et en particulier des SITES-INTERNET@ et des logiciels de gestion. Dans les fiches, plus que dans la presse professionnelle, la construction d'images de marque est également centrale. En effet, si la catégorie de Notoriété n'apparaît pas dans le tableau 11, celle d'Identité commerciale y occupe une grande place. Par ailleurs, le sous corpus des fiches de réseaux (de même que celui des interviews) se distingue par les LABELS@ qui arrivent en quatrième position dans la distribution des être fictifs (en dixième dans l'ensemble du corpus, et 38e dans la presse consumériste). Cet aspect sera abordé plus loin, dans l'étude de la différenciation des réseaux, et nous commencerons par les dispositifs de prospection et de promotion.

Notes
246.

"Il faut savoir que le Groupe Vendôme Rome - Auguste Thouard gère, par l'intermédiaire de ses différentes filiales 500 000 lots et 12 millions de m2 de bureaux. Sur ces 500 000 lots, il y a 350 000 appartements. C'est une synergie évidente en cas de revente. D'autre part, le groupe dispose de 220 filiales en relation avec les groupes institutionnels qui mettent en vente régulièrement une partie de leur patrimoine immobilier. Nous avons en ce moment 200 appartements dont l'armée se sépare, des biens du groupe AXA... Ce sont des opportunités qu'un agent immobilier traditionnel ne peut avoir en portefeuille." Interview de M. Buyens, un des responsables du réseau Laforêt. Notons que la relation ne va pas de l'agent vers le groupe de gestion mais considère, à l'inverse, le groupe de gestion comme une ressource et un apporteur d'affaires pour l'agent.

247.

Cela peut être le cas pour des franchises qui ne relèvent pas de la négociation immobilière mais d'autres concepts commerciaux appliqués à l'immobilier. Citons notamment Immosky qui se présente comme un "démarcheur immobilier" et dont la pratique repose sur le télémarketing : un centre d'appel basé en Suisse s'occupe du démarchage téléphonique sur la base d'un repérage systématique des petites annonces. Le responsable de l'agence (qui n'a en réalité pas besoin de louer un local commercial) est ainsi libéré de la prospection. De façon assez intéressante, la seule aptitude demandée au candidat (outre un investissement initial important) est de "vouloir gagner de l'argent".