4.1.1 Arrière-plan théorique : perspectives de la sociologie économique et sociologie des relations de marché

Les principes d'une critique des théories économiques

Comme indiqué dans l'introduction à la deuxième partie, cela passe non seulement par l'élaboration d'une approche sociologique mais aussi par un positionnement vis-à-vis de la théorie économique. Il est évidemment possible de défendre l'idée selon laquelle les deux disciplines se structurent autour de programmes totalement distincts, au point de rendre stérile le dialogue entre les deux, même sur des objets communs. Ce point de vue ne nous paraît pas illégitime dans l'absolu mais il serait réducteur pour notre thématique où l'essentiel des travaux académiques relèvent de la microéconomie. En outre, la critique des théories économiques est un élément constitutif des sociologies économiques 273 . Quelle que soit leur orientation, ces dernières ont pour dénominateur commun la remise en cause des approches dominantes en économie, et notamment de la microéconomie néoclassique, ce qu'Olivier Favereau nomme la "théorie standard" (TS) 274 . La (ou les) théories dominantes sont fréquemment présentées comme une orthodoxie, un des premiers à avoir désigné ainsi le courant dominant ("mainstream") étant Keynes. Parler d'orthodoxie suppose une économie hétérodoxe, enracinée notamment dans le premier institutionnalisme américain ou, pour la France, dans l'école de la régulation et l'économie des conventions. Nous reviendrons sur ces métaphores de l'orthodoxie et de l'hétérodoxie plus loin, en conservant d'ici là l'appellation commode de TS. Les remises en cause sociologiques visent plus particulièrement l'homo oeconomicus et le marché de concurrence pure et parfaite, présentés comme les deux piliers de la théorie économique dominante 275 . Toutefois, le positionnement sociologique par rapport à la TS ne se résume pas à la défense de postulats épistémologiques et méthodologiques différents : la critique de l'anhistoricité et de l'asocialité des théories économiques se combine en effet à celle de leurs attendus idéologiques 276 . Sans remonter à la discussion des thèses utilitaristes, ni à l'assimilation de l'optimum social à l'équilibre concurrentiel, il est certain que le renouveau de la sociologie économique a en grande partie été stimulé par l'identification des thèses économiques dominantes à une série de positions idéologiques et politiques, et en particulier au monétarisme dont sont issues les doctrines du consensus de Washington 277 . S'il ne regroupe pas l'ensemble des courants récents, le monétarisme est probablement celui qui a eu le plus de succès et qui illustre le mieux l'imbrication du théorique et de l'idéologique. Conçus dans le but explicite de contrer la macroéconomie keynésienne et les préceptes de politiques conjoncturelles et structurelles qu'elle justifiait, ce courant et ses prolongements doivent d'abord leur succès à la réception de leurs concepts dans la discipline économique 278 , qui prépare leur recevabilité dans d'autres champs. Parallèlement à ce retournement des approches dominantes en macroéconomie, l'application du modèle néoclassique à des domaines des sciences sociales que les économistes avaient jusque là délaissés, d'abord par l'école du "public choice" 279 à la sphère politique, puis par Gary Becker à des objets très variés (de la démographie à la consommation de drogue), a alimenté l'impression d'une hégémonie de la science économique. Nous ne reviendrons pas sur cette domination de l'économie néoclassique et monétariste entre la fin des années 70 et (au moins) la fin des années 90, car son influence et ses préceptes de politique économique sont bien connus. Nous nous bornerons à indiquer qu'elle a renforcé l'idée que la TS n'était que le voile d'une vision du monde (conservatrice, anti-interventionniste, etc.) à laquelle elle conférait un vernis de scientificité. Ici aussi, les "piliers" que sont l'homo oeconomicus, le marché de concurrence pure et parfaite et la formalisation mathématique, ont servi de cible aux opérations de dévoilement.

Notes
273.

Philippe Steiner, La sociologie économique; Paris, La Découverte coll. "Repères", 1999.

274.

Olivier Favereau, "Marchés internes, marchés externes", Revue économique, vol. 40 n°2, 1989, pp. 273-328.

275.

Voir par exemple Bernard Guerrien, L'économie néoclassique, Paris La Découverte coll. "Repères", 1996.

276.

Il existe toutefois des visions critiques de la science économique qui se positionnent d'abord et avant tout sur le terrain épistémologique et méthodologique. Notons par exemple celle de Philippe d'Iribarne "La propriété du monde réel la plus difficile à intégrer dans le cadre de la pensée économique est l'aspect particulier et contingent du sens que chaque société donne aux diverses situations" économiques". (in Annie Jacob et Hélène Vérin (dir.), L'inscription sociale du marché, Paris, L'harmattan, p37).

277.

Voir par exemple Benoît Lévesque, Gilles Bourque et Eric Forgues, La nouvelle sociologie économique, Paris, Desclée de Brouwer, 2001.

278.

Pour une présentation "internalise", mais qui montre bien comment se sont organisées les stratégies théoriques de contestation du keynésianisme, voir Brian Snowdon, Howard Vane, Peter Wynarczyk, La pensée économique moderne, Paris, Ediscience, 1997. Les approches monétaristes (prolongées notamment par les "Nouveaux classiques") se sont d'abord saisies de la courbe de Philips, liaison non explicitée dans la Théorie générale de Keynes entre l'inflation et le chômage, pour lui donner une explication suivant le précepte des "fondements microéconomiques de la macroéconomie". La théorisation suppose donc une modélisation du comportement de l'acteur, notamment de ses comportements de consommation (théorie du revenu permanent de Milton Friedman). Le passage au niveau macroéconomique se fait par la double abstraction simplificatrice de l'agent représentatif et des anticipations rationnelles.

279.

On désigne par là un courant de pensée dont les divers auteurs ont pour point commun d'analyser les décisions des institutions publiques de la même façon que celles des acteurs privés. Si ce courant a été salué pour avoir permis la démythification de l'intervention publique et l'abandon des hypothèses traditionnelles d'omniscience et de bienveillance de l'Etat, il a également été critiqué pour ses a priori conservateurs et systématiquement anti-interventionnistes.