Chapitre 4. Section 2 : les données produites

4.2.1 Construction de la recherche

Principes généraux

De la même façon, un certain nombre de principes ont structuré l'ensemble du travail de production des données, même si ses orientations ont varié par rapport au projet initial. La volonté de saisir la régularité des pratiques et d'en expliciter la variabilité a été notre principal souci. Présente dès l'origine du projet de thèse, cette préoccupation découle d'une part de la faiblesse des connaissances existantes sur le sujet traité et d'autre part de la perspective objectivante défendue jusqu'ici. Il y entre également une certaine méfiance à l'égard de la tentation d'aller directement au niveau le plus fin d'observation et de s'en tenir aux séquences d'interaction. Par la suite, la réalisation du travail empirique nous a conforté dans cette appréciation, montrant à quel point les situations concrètes (visites, réponses au téléphone, etc.) étaient subordonnées aux caractéristiques et aux méthodes de travail de l'agence. Il ne s'agit évidemment pas de dénier toute pertinence aux méthodes centrées sur la restitution de séquences d'interaction : utilisées par exemple dans le cas de la vente à domicile 354 , elles ont pu mettre en évidence une série de constantes allant dans le sens du fameux Traité de manipulation 355 de Beauvois et Joule, sur lequel nous reviendrons plus loin. La validité de la démarche dépend toutefois ici de l'homogénéité des situations étudiées alors que les interactions des agents immobiliers avec leurs clients recouvrent des cas beaucoup plus divers. Par ailleurs, le but de l'interaction (prise de mandat, prise de rendez-vous, visite, relance du vendeur ou de l'acheteur potentiel, signature de compromis) ne se confond pas systématiquement avec ses modalités (téléphone, face-à-face, à l'agence, chez un client, dans la rue, dans la voiture). La durée des interactions est également extrêmement variable de même que celle de la relation commerciale, que l'on peut se représenter comme une série de rencontres (par exemple quelques visites suivies d'une vente) mais qui peut être extrêmement rapide (une visite prolongée de la signature du compromis par exemple). Enfin, tout n'entre pas dans les interactions avec les clients : les pratiques de cadrage des interactions, parmi lesquelles on compte le travail de recherche de biens (prospection et pige) ainsi que celui de valorisation (rédaction de petites annonces, choix des supports publicitaires) sont tout aussi importantes mais doivent être saisies différemment. Dans le prolongement de cette remarque, il faut rappeler que ces pratiques de cadrage ne dépendent pas uniquement des conditions de chaque affaire en particulier, mais également des routines de l'agence, de la composition de son "portefeuille" de mandats (qui détermine la position des affaires les unes par rapport aux autres) et, sur un temps plus long, de ses sources d'affaire régulières, de son ancrage dans un marché local, etc. Le problème d'une approche centrée sur les interactions n'est donc pas tant lié à leur diversité et à leur complexité qu'au fait qu'elles ne couvrent qu'une partie des pratiques qui nous intéressent. Il est plus pertinent de mettre l'accent sur les indicateurs susceptibles de saisir l'ensemble de ces activités, leurs régularités, leurs variations et leurs rapports, le travail de recherche se partageant alors entre le repérage des indicateurs adéquats et leur mesure.

L'échelle d'observation est celle de l'agence. Il s'agit d'une simplification par rapport à l'autre niveau possible, celui du négociateur. De fait, sans totalement occulter la question, nous ne donnerons qu'un nombre limité d'éléments sur la répartition du travail à l'intérieur de l'agence et sur les relations entre négociateurs. Une partie de la justification renvoie aux conditions d'enquête et notamment à la possibilité de construire un échantillon d'agences, identifiées par les directeurs d'agences, alors que la population des commerciaux d'agence est moins identifiable et plus fluide (cf. chapitre 2). La possibilité d'articuler les données d'enquête à d'autres sources, comme le fichier d'agences décrit au chapitre 2, et aux données sur le marché que nous utiliserons dans la troisième partie, ont également joué dans ce choix. Plus profondément, l'agence représente un échelon consistant et qu'il est nécessaire d'aborder. L'autonomie des négociateurs varie d'une agence à l'autre, mais leur rattachement à une agence n'est pas qu'une pure formalité. Il implique, on l'a vu, des obligations juridiques : les négociateurs engagent la responsabilité du directeur, ainsi que la réputation de l'agence, le directeur tient le registre de la totalité des mandats. Au-delà, nombreuses sont les méthodes décidées au niveau de l'agence (au minimum le choix des supports publicitaires, la possibilité de pratiquer des formes de co-exclusivité 356 , la façon de répondre aux appels de clients et la répartition du travail entre commerciaux). Par ailleurs, comme emplacement physique, repérable la plupart du temps par une vitrine et une enseigne, comme configuration spatiale (bureaux fermés ou ouverts, existence ou non d'un secrétariat voire d'un guichet), comme lieu de passage et de rendez-vous, comme entité commerciale enfin, l'agence a une influence sur les façons de travailler de ceux qui y sont rattachés. Ajoutons que la petite taille des équipes peut favoriser le rapprochement des représentations et des méthodes commerciales. La plupart de nos données concernent donc le tandem agence/directeur d'agence et son rapport au marché. Le fait d'opérer cette simplification, et de passer rapidement sur la diversité des méthodes au sein de l'agence, a sa pertinence dans la mesure où il s'agit d'appréhender un rapport au marché : il ne serait pas tenable dans une étude spécifiquement dédiée au milieu professionnel. Un des prolongements de notre travail pourrait consister à aborder d'une part les relations de travail au sein des agences et d'autre part la diversité des méthodes commerciales entre négociateurs d'une même agence (et à les référer à leur trajectoire professionnelle) pour voir dans quelle mesure elles peuvent infléchir les tendances observées au niveau de l'agence. Notons que la question du rapport entre l'agence (considérée comme une entité) et ses collaborateurs revient parfois dans les travaux décrits ci-dessus, sans pour autant constituer un objet central 357 . La littérature sur les agents immobiliers ethniques distingue parfois les agences spécialisées de celles qui emploient un négociateur appartenant à une minorité ethnique (sans en tirer de conséquences) tandis que les rares articles de microéconomie abordant cette question ne le font pas sous l'angle du rapport au marché immobilier, mais comme un problème de management (le responsable d'agence doit-il entretenir la concurrence entre collaborateurs ou chercher à développer l'esprit d'équipe). Sans surprise, les modèles correspondant utilisent la formalisation principal-agent. Nous n'avons pas cherché à les approfondir pour le présent travail.

Le troisième principe méthodologique concerne l'angle d'approche retenu, qui est celui de l'intermédiaire. Ce choix est en cohérence avec les autres sources et avec le positionnement théorique explicité ci-dessus. En conséquence nous n'avons pas produit de données sur les clients en tant que tels, ou alors simplement comme complément aux autres matériaux. A certains égards, adopter un point de vue revient à jouer sur l'échelle d'observation : il ne s'agit pas de prendre en compte "le" client mais les clientèles. On s'éloigne ainsi de la modélisation de la relation agent-client dont on a vu les limites et du modèle du commissaire priseur, encore plus réducteur. Il s'agit sans doute d'un des éléments qui a le plus évolué par rapport au projet de départ dont l'intention était de donner une place importante à l'analyse des clients, autour de deux grandes perspectives : d'une part obtenir quelques données générales sur les comportements de vente et de recherche des particuliers (dans le prolongement des travaux de l'ANIL utilisés en première partie sur le marché de l'ancien), et d'autre part reconstituer le déroulement de transactions en interrogeant à la fois le vendeur, l'intermédiaire et l'acheteur. Séduisante a priori, cette approche a le défaut de polariser la réflexion vers les ventes effectivement conclues au détriment des relations laissées sans suite : à bien des égards les agents détenant un mandat (mais ne concluant pas la vente) et les acquéreurs intéressés (et non intéressés) par le bien mais ne l'achetant pas ont autant d'importance pour la compréhension de "l'affaire" que ceux qui la mènent à son terme. Reconstituer le déroulement d'une transaction ne se limite donc pas à cette relation à trois mais nécessite de prendre en compte l'ensemble de ces ramifications (et, dans l'idéal, de commencer une observation en amont de la décision de mise en vente). Le principe retenu ne consiste donc pas à reconstituer des affaires, mais à restituer la vie du marché. Plusieurs observations venant étayer ce choix seront amenées par la suite. Précisons tout de même que les pratiques des agents immobiliers renseignent sur le déroulement des affaires et sur leur configuration, même de façon incomplète : l'intérêt est alors d'avoir un aperçu sur un nombre assez important de cas différents, ce qui est moins réalisable avec des reconstitutions complètes.

L'évolution de ces principes, notamment des deux derniers, au cours de la recherche n'est pas uniquement le fruit d'une réflexion abstraite mais a également suivi l'appréhension des résultats empiriques. Quelque soit le matériel utilisé, il est inévitable qu'un objet de recherche se transforme au fur et à mesure de sa réalisation. Ce caractère progressif est d'autant plus fort que la part laissée au travail de terrain 358 est importante, dans la mesure où la confrontation directe aux acteurs étudiés oblige à constamment questionner et repréciser le rapport du chercheur à son objet ainsi que son rôle dans la nature des données produites. Notre recherche n'entre pas dans les canons de l'enquête ethnographique et ne repose pas sur un corpus unique, ni même principalement sur du travail de terrain, puisqu'elle mobilise d'autres sources (dont celles présentées dans la première partie). Néanmoins, les données de terrain y tiennent une place importante et leur collecte a joué un rôle essentiel dans la conception et la structuration de l'ensemble. Pour cette raison, et plutôt que de suggérer une cohérence qui ne peut être que reconstruite a posteriori, il est nécessaire de dire un mot de l'historique de ce travail avant de détailler les méthodes en elles-mêmes.

Notes
354.

Marie-Cécile Lorenzo-Basson, La vente à domicile: stratégies discursives en interaction, Thèse de doctorat en sciences du langage, dirigée par Catherine Kerbrat-Orecchioni, université Lyon 2, 2004. La méthodologie consistait à équiper d'un magnétophone les vendeurs d'encyclopédie démarchant des clients à domicile. Les conversations enregistrées sont ensuite décrites dans le détail, de façon à faire ressortir leur structure et leur progression, ainsi que l'efficacité de l'argumentaire du vendeur.

355.

Robert-Vincent Joule, Jean-Léon Beauvois, Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens, Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble, 1987.

356.

Rappelons qu'il s'agit de mandats simples dans lesquels le vendeur conserve la possibilité de vendre par lui-même mais s'engage à ne pas solliciter d'autres agences).

357.

Toute remarque ayant ses exceptions, citons J.D House, Contemporary entrepreneurs : the sociology of residential real estate agents, Montréal, Greenwood Press, 1977 dont l'étude est axée sur les relations de travail au sein d'une agence.

358.

Il ne s'agit pas ici de définir ce que l'on entend par travail de terrain, qui renvoie aux traditions de travail des sciences sociales plutôt qu'au "terrain" souvent incantatoire des discours médiatiques et politiques. L'explicitation des méthodes utilisées est plus pertinent que de longs développements sur la façon dont s'est constitué dans l'histoire des sciences sociales la nécessité de construire un rapport direct avec les sujets d'étude. Tout au plus peut-on noter le caractère relativement inapproprié du terme, du moins utilisé au singulier : par opposition par exemple à un travail monographique où le territoire d'investigation est bien déterminé, les lieux de l'enquête ont été variés : agences immobilières (intérieur et extérieur), appartements à vendre éloignés les uns des autres, bureaux. L'agglomération lyonnaise fournit le cadre général de ce travail mais ne constitue pas un "terrain" à proprement parler. Il serait plus juste de parler de population, même si l'inscription spatiale de ses membres constitue un facteur primordial. La notion a donc surtout pour objectif de souligner la place privilégiée, à l'intérieur d'un travail empirique en sciences sociales, que tient la confrontation directe avec les acteurs étudiés, même si le résultat ne recouvre qu'une partie des matériaux construits et utilisés.