Contenu et analyse des entretiens

Le guide d'entretien n'amenait pas les enquêtés à s'exprimer sur un événement en particulier (par exemple sur une vente) mais sur leurs façons de travailler. Interroger des acteurs professionnels sur leurs pratiques régulières peut conduire à plusieurs types d'écueils. Le premier est une description trop générale qui risque de laisser de côté des éléments que l'enquêté considère comme secondaires (ou qu'il oublie) alors qu'ils peuvent avoir un sens pour l'enquête. Bien plus, ce type de discours peut dévier vers un jugement, une représentation globale du métier ou de ce qu'il devrait être. Nous n'avons pas toujours évité ce type de digressions mais il faut préciser qu'elles sont parfois très intéressantes, notamment en début de thèse où nous avions affaire à des directeurs d'agence bénéficiant d'un certain recul sur leur activité, recul que nous n'avions nous même que partiellement. Par la suite, elles se faisaient plus répétitives mais constituaient souvent des passages obligés avant d'entrer dans des descriptions plus détaillées. Une partie du matériau constitué porte donc plus sur les représentations, ce qui ne signifie pas que ces représentations soient totalement déconnectées des pratiques. En particulier, lorsqu'il s'agit de décrire les clientèles, les aperçus que donnent les enquêtés sont assez justes (si on les compare par exemple à la liste des biens détenus en mandats). Le deuxième problème rencontré est l'inverse du premier : il s'agit de la description de cas particuliers. On en trouve un grand nombre dans nos entretiens, nos enquêtés recourant volontiers à l'exemple (ce qui vaut également pour les relations avec les clients, l'exemple servant d'argument), ou se montrant friands d'anecdotes. Cette tendance soulève la question de la représentativité des cas amenés, et conduit à se demander pourquoi l'agent choisit tel ou tel exemple (la réponse étant souvent qu'il s'agit d'exemples récents, ce qui nuance l'hypothèse d'une utilisation stratégique de ces exemples destinée à gagner les bonnes grâces de l'enquêteur. Rappelons, dans un autre contexte, le Bourdieu du sens pratique, notant que les informateurs sollicités en Kabylie accordaient une grande importance au mariage entre cousins alors que ce dernier était statistiquement assez faible : le cas typique ou symbolique peut masquer des comportements plus réguliers et plus significatifs. Par ailleurs, la description de ces épisodes est souvent fragmentaire, l'agent pointant uniquement l'élément qui sert leur propos. Même en demandant des précisions, il reste parfois quelques trous, imputables à la mémoire de l'agent, à son refus d'en dire plus ou à l'insuffisance des questions de l'enquêteur. Malgré ces limites, nous avons encouragé cette tendance en demandant presque systématiquement d'illustrer ce qui était dit par des exemples. Précisons tout de même que cette demande ne portait pas systématiquement sur une affaire mais pouvait concerner l'organisation des journées de travail. Les anecdotes sont en effet souvent assez riches et peuvent être révélatrices. Elles permettent de passer au mode narratif, que la forme du guide tend à minorer, mais qui est un moyen efficace de voir comment s'articulent les pratiques décrites isolément durant l'entretien. Au-delà de leur intérêt propre, elles sont aussi bénéfiques à la dynamique de l'entretien, créant une forme de complicité (l'agent se met en scène et, surtout, évoque des tiers) et instaurant des séquences, de durée extrêmement variable, plaisantes pour les deux interlocuteurs (sans parler de leur capacité à relancer un entretien que l'agent souhaite clore). Enfin, plus le projet de récolter des données par questionnaire progressait et plus il devenait pertinent d'accumuler ces courts récits sortant du guide d'entretien, mais susceptibles de donner du sens à des combinaisons de variables.

Entre ces deux dérives possibles, que nous n'avons pas toujours évitées, le déroulement de l'entretien était structuré par la description des différentes phases du travail de l'agent immobilier. Après un portrait de l'agence (que l'on pouvait comparer aux quelques données issues du fichier préfectoral, du greffe du tribunal de commerce ou d'annuaires), de la façon dont s'y répartit le travail et du parcours professionnel de l'enquêté (souvent complété progressivement en cours d'entretien), il lui était demandé d'aborder les méthodes de constitution d'un portefeuille de mandats (incluant aussi les divers apporteurs d'affaire et le rapport au secteur), de valorisation des bien, de présentation aux acquéreurs potentiels et de conduite de la négociation. Des questions étaient aussi posées sur les modalités de connaissance du marché, et sur les rapports avec les confrères et avec les autres professionnels impliqués dans la transaction. Ces dimensions sont souvent abordées en même temps que les autres, mais parfois de façon un peu rapide, obligeant à y revenir. Notons que le portrait de l'agence pouvait être esquissé au moment de la prise de contact, soit spontanément, soit en réponse à une demande d'éclaircissement. Les sources disponibles permettaient d'entamer l'entretien en sachant à quelle date avait été fondée l'agence, quel était son chiffre d'affaires (avec un décalage d'un an, ce qui donne malgré tout une indication), ses autres activités éventuelles et son appartenance à un syndicat ou à un réseau commercial. Ces informations sont précieuses mais ne pouvaient être utilisées pendant l'entretien (sauf pour l'appartenance à un réseau commercial ou à un syndicat professionnel qui est publique et affichée en vitrine). Tout au plus était-il possible de deviner si l'agent mentait sur le nombre de mandats et d'émettre un doute. Plus généralement, émettre un doute, ou simplement une remarque du type "c'est beaucoup" (par exemple sur la proportion d'exclusivités), ne bloque pas la communication et s'est avéré un moyen efficace pour être pris au sérieux.

La structure du guide et le déroulement, parfois marqué par des interruptions, voire haché, font que le matériau recueilli de cette façon se prête assez mal à une analyse entretien par entretien qui essayerait d'en restituer l'enchaînement et la progression. De la même façon, il ne permet pas de retracer avec une précision suffisante des histoires d'agences ni même des parcours individuels. La catégorisation des agences ne peut se passer de la dimension temporelle, mais nous la saisirons surtout à travers des indicateurs comme l'ancienneté. L'analyse thématique est plus adaptée, et plus cohérente avec l'utilisation conjointe d'un questionnaire. A cet égard, les entretiens ont évidemment contribué à l'élaboration du questionnaire en faisant émerger les facteurs sur lesquels il était important de se focaliser (et qui étaient mesurables). Ce rôle est essentiel même s'il est peu visible au moment de la restitution (il en va de même pour les données issues de l'observation). L'articulation des deux méthodes peut s'avérer délicat au moment de la restitution, faisant notamment courir le risque de réduire les entretiens à un rôle purement illustratif. Les chapitres suivants préciseront les modalités de cette articulation qui peut aller de l'entretien vers les données de questionnaire (justification et sens des variables créées), ou à l'inverse, dans le sens d'un contrepoint apporté par le discours des enquêtés à l'objectivation chiffrée du questionnaire. Les opérations de tri, de classement et de catégorisation sont le pain cognitif quotidien du travail sociologique : dans cette perspective des données en "texte libre" permettent d'ouvrir le travail de catégorisation tandis que celles se présentant sous forme de variables ont plutôt vocation à le refermer, ou à le suspendre pour permettre d'autres traitements.