Méthodologie de l'observation

Cette présentation, un peu longue, de l'AI est aussi l'occasion de décrire une agence immobilière ne pratiquant que la transaction fonctionnant de façon classique, avec quelques spécificités. Il s'agit à présent de rendre compte de la façon dont s'est déroulé l'observation. L'activité a été dense tout au long de la période ce qui nous a permis d'assister à tous les moments de la relation commerciale : téléphone, entretiens avec des acquéreurs potentiels, prises de mandats (une dizaine), visites (une vingtaine sur plus de 10 biens), promesse de vente, signature de compromis. Les déplacements hors de l'agence constituent le cœur de l'observation et ont occupé un peu plus de la moitié de son temps. Ils ont été effectués soit en compagnie d'Alain, soit avec Salima. La répartition n'était pas planifiée mais se décidait au début de chaque demi journée, en fonction de celui des deux qui avait le plus de rendez-vous. Ceux-ci peuvent se décider au dernier moment, alors qu'une rencontre prévue depuis quelques jours est parfois décommandée quelques minutes avant par le client : il n'était donc jamais certain que le choix de la personne à accompagner se révèle le plus fructueux (en nombre de rendez-vous). Ce choix nous revenait, et ne soulevait pas réellement de dilemme car il était rare que les deux aient autant de visites dans la demi journée. Au total, on compte autant de déplacements avec l'un qu'avec l'autre. Lors de ces visites, on me présentait comme un stagiaire de l'agence. Afin de limiter l'influence de notre présence sur le déroulement des interactions, nous nous limitions aux formes minimales de civilité (salutations, sourires, acquiescements, réponses brèves) et suivions (à peu près) les déplacements de l'agent. A l'inverse, il y avait peu de moments de stricte observation à l'intérieur de l'agence puisque nous étions constamment en discussion avec l'un des membres, soit pour des formes d'explicitation, souvent spontanée (entre deux coups de téléphone, après une visite, en rédigeant une petite annonce, etc.), soit pour des conversations de tous ordres. La volonté de se laisser oublier, pour saisir sans interférence le travail de l'équipe, n'est pas tenable lorsque ladite équipe ne dépasse pas trois personnes. Nous avons essayé d'encourager les moments d'explicitation des pratiques, souvent spontanés, par des questions et en manifestant de l'intérêt. Au fur et à mesure que les rapports avec l'équipe deviennent plus spontanés et plus personnalisés (le fait de passer des demi journées avec Alain ou Salima conduisant à avoir un rapport privilégie, mais différent, avec eux), les échanges se diversifient. Nous avons par exemple longuement parlé des (im)possibilités de faire carrière pour le compagnon de Salima, attiré par le métier de chanteur : sans entrer dans le sujet qui nous intéresse, de tels moments sont nécessaires à l'établissement d'un minimum de familiarité, et contribuent à atténuer le biais que la présence de l'observateur provoque sur les pratiques habituelles. A l'exception des visites, où l'on peut s'en tenir à une silencieuse neutralité, notre avis a fréquemment été sollicité sur divers aspects : texte des annonces rédigées, avis sur le comportement du client, etc. Nous avons alors cherché à y répondre par d'autres questions, mais on ne peut évidemment pas éviter d'être partie prenante. Nous pouvions aussi servir de prétexte à une pause. La durée de l'observation a été relativement courte mais suffisante pour instaurer ce type de proximité et pour que des relations particulières soient nouées ou esquissées avec chacun des membres de l'équipe : dès les deux premiers jours précédant l'observation et consacrés à obtenir des rendez-vous, la configuration potentiellement embarrassante d'un enquêteur étranger face à un groupe constitué a laissé place à une certaine spontanéité.

La tenue adoptée pendant l'observation, se composait d'un pantalon clair, d'une chemise à manche courtes et d'une veste légère (en lin) : le costume n'aurait pas été approprié (à cause de la chaleur et parce que les autres membres de l'agence n'en portaient pas). La prise de notes était impossible pendant les visites, mais la rédaction était limitée aussi pendant l'ensemble des déplacements où il était important d'être disponible pour écouter ce que le négociateur avait à dire sur le client et sur la situation d'interaction. Dès l'acceptation de l'observation par Alain, il avait été clair que les interactions avec les clients ne seraient pas enregistrées, et nous n'avons pas cherché à revenir sur cette condition. Les moments passés à l'agence étaient plus propices, même si, comme on l'a dit, ils laissaient peu de place aux moments de retrait spécifiquement dédiés à l'écriture. Philippe étant en vacances, nous pouvions utiliser son bureau mais étions, de fait, plus souvent assis sur le coin du bureau d'une des trois personnes de l'équipe. Nous essayions d'écrire en continu des notes qui pouvaient être tenus en même temps qu'une conversation, parfois simplement quelques mots servant de points de repère et des informations susceptibles d'être rapidement oubliées (un prix, une adresse). Le fait d'avoir ainsi constamment un cahier à la main (sauf, répétons-le, pendant la visite) nous a valu quelques manifestations d'ironie, mais, autant que l'on puisse en juger, n'a pas eu d'influence sur les propos tenus. Ces quelques repères étaient espacées dans le cahier, de façon à pouvoir y revenir à d'autres moments de la journée, et le soir, pour noter tout ce dont on se souvenait. Une attention particulière a été prêtée aux comptes-rendus des visites et des prises de mandat pour lesquels on notait une les conditions du rendez-vous, les propos tenus par le négociateur avant (notamment dans la voiture), une description du bien et du client, les propos et les gestes du client et de l'agent pendant l'interaction, les propos du négociateur après, et les éventuels prolongements à l'agence (conversations entre membres de l'agence, surtout après une prise de mandat, et éventuellement rédaction de la petite annonce). Ces comptes-rendus prennent une forme narrative, certes critiquable à cause de l'enchaînement nécessaire des événements qu'elle présuppose 365 , mais qui nous semble ici appropriée pour saisir la dynamique d'une rencontre. La remarque vaut également pour leur restitution : ces visites et prises de mandat constituent des temps forts qu'il est intéressant de présenter en tant que tels plutôt que par phases, en commençant par exemple par les amorces et les prises de contact, suivies par les visites du bien, et ainsi de suite. Dès lors, l'ensemble de la prise de notes adopte cette structure narrative. Le temps de l'observation a été suffisamment structuré par les déplacements et ce qui les entoure, pour que les moments passés en agence puissent apparaître comme des séquences identifiables (d'autant plus qu'elles renvoient à des tâches assez bien différenciée : pige, prises de rendez-vous, rédaction d'annonces, réponse au téléphone). L'analyse a ensuite consisté à rassembler les notes portant sur chaque type de tâche pour en repérer les constantes (ce qui, à certains égards, a aidé à préparer le questionnaire), les variations selon l'acteur qui effectue la tâche, ainsi que les échos avec les situations de confrontation en face-à-face avec les clients. Il y a peut-être là une reprise trop servile des tâches effectuées qui auraient pu être déconstruites et reconstruites en catégories d'action (par exemple une catégorie de pré-construction de l'interaction pourrait rassembler la rédaction de l'annonce et la prise de rendez-vous) mais il nous paraissait nécessaire d'appuyer l'analyse sur ces types de tâches signifiantes pour les acteurs étudiés, et à voir comment elles se combinent.

Une tradition du journal d'observation veut que la marge soit laissée blanche pour que l'enquêteur puisse noter des remarques plus théoriques en reprenant ses notes chaque soir 366 : nous avons préféré les consigner sur un autre journal, tenu tout au long de la thèse et portant sur tous ses aspects. Au moment de commencer l'observation, nous n'avions pas encore abandonné l'idée de partir de la restitution d'affaires. L'objectif était alors de réaliser une fiche par mandat et de noter tout ce qui s'y rapportait, notamment les comptes-rendus de visites. Alain nous a donné accès au cahier des mandats où tous ceux détenus par l'agence doivent apparaître et nous avons commencé à faire des fiches, en commençant par les plus récents. Ce choix s'est non seulement révélé peu praticable (nécessitant d'avoir en permanence une cinquantaine de fiches sous la main et de suffisamment les connaître pour retrouver rapidement la bonne), mais également inapproprié. En effet, il ressort assez rapidement que les propos et les comportements concernant une affaire renvoient au moins autant au contexte que connaît l'agence qu'à l'historique de cette affaire particulière. De plus, l'évolution d'une affaire ne dépend pas entièrement des démarches de l'agent mais est tributaire des acquéreurs potentiels qui se manifestent. Il faut noter également que le fait d'observer à la fois les interactions avec le client et les coulisses de ces interactions (ainsi que l'explicitation par l'agent) conduit à voir chacune de ces interactions comme autant de mises en pratique et de mises à l'épreuve concrètes des méthodes et des conceptions des membres de l'agence, et non comme des processus indépendants et autonomes (ce qui n'empêche pas de considérer comme essentielle la temporalité qu'essaye d'imprimer l'agent à chaque affaire). D'une certaine façon, l'observation donne une vision transversale et non longitudinale des affaires. Sans préjuger de la représentation à laquelle aurait conduit une observation plus longue, il nous semble que cette appréhension en termes de pratique quotidienne du marché aurait prévalu. L'attention portée par Alain au travail de cadrage des affaires (pige, valorisation), et sa conception selon laquelle ce travail "paye" dans la régularité, ont aussi contribué à l'abandon de fiches d'affaires. Enfin, et cela nous est apparu à la relecture de notes prises au cours du début de thèse, le passage d'une analyse des affaires à une analyse du travail de marché était déjà amorcé, à la fois par la réflexion théorique et par les premiers enseignements du travail de terrain. L'observation a donc eu pour effet principal de justifier et de confirmer cette évolution du projet de thèse. En nous familiarisant avec le travail quotidien dans une agence, elle a aussi contribué à démythifier l'image que l'on pouvait se faire de la relation entre le professionnel et le client. Abordée sous un angle théorique, cette dernière apparaît marquée par une complexité intimidante. L'observation des régularités et des routines ne réduit pas cette complexité en la banalisant mais en faisant prendre conscience de son inscription dans un ensemble de pratiques quotidiennes qui en permettent la gestion par les acteurs. C'est en ce sens aussi que l'observation n'a pas ouvert sur l'affinement de l'échelle d'observation mais a confirmé l'intérêt qu'il y avait à saisir les pratiques des négociateurs dans leur régularité et leur variabilité.

Notes
365.

Cf. Henri Peretz, Les méthodes en sociologie : l'observation, Paris, La découverte coll. Repères, 1998.

366.

Schatzman et Strauss, Field Research, 1973, cité par Henri Peretz, Les méthodes en sociologie : l'observation, op. cit.