5.1.2 Portefeuille d'affaires et influence sur les façons de travailler

L'ancrage local de l'agence

Ces quelques éléments éclairent sur la façon dont la qualification du bien et la relation commerciale se mettent conjointement en place, mais ils restent assez généraux. Les pratiques d'Alain quant à elles peuvent plus difficilement être détachées de la spécificité de l'agence. Pour cette raison, nous donnerons d'abord quelques éléments sur cette spécificité avant de décrire ses méthodes de prise de mandat (les visites seront analysées au chapitre 6, en lien avec la négociation). La prégnance du marketing dans la construction de la relation commerciale a été présentée plus haut mais la dimension locale, qui est la seconde grande caractéristique de l'AI, doit encore être précisée. Elle ne se limite pas à la distribution des secteurs entre les membres de l'agence ni à la volonté affichée de s'implanter sur un secteur relativement épargné par la concurrence. Pour en mesurer la réalité et l'importance, nous sommes partis du cahier des mandats détenus au moment de l'observation et sommes revenus au mois d'octobre pour voir lesquels avaient débouché sur une vente. Lors de ce second passage, il n'y avait plus de mandats en cours datant de l'observation : ceux que l'AI n'avait pas transformés l'avaient été par d'autres. Les résultats figurent dans le tableau suivant.

Tableau 15 : portefeuille de mandats de l'AI
Tableau 15 : portefeuille de mandats de l'AI

Une précision doit être apportée, puisque sur les 61 mandats, 12 avaient été pris par le commercial qui avait quitté l'agence peu avant l'observation. Ses mandats ont été repris par Alain qui ne s'en occupe pas réellement, à cause de leur localisation (4 à Lyon mais 8 dans "autres", c'est-à-dire dans l'Ain ou en Isère). Le portefeuille "réel" de l'agence compte donc 49 mandats, montant qu'Alain a en tête lorsqu'il donne les chiffres sur son agence. Calculé sur ce total, on obtient une proportion de 16% de mandats exclusifs et de une vente pour trois mandats et demi environ, un peu moins que ce qu'il annonce en entretien où il donnait les résultats de l'année écoulée. Les mandats d'Alain sont ceux des quartiers environnants, de Villeurbanne, 6 de la proche banlieue Est (Bron essentiellement) dont les 3 exclusifs, et 3 à Lyon. Salima a 6 mandats simples dans la banlieue Est (également à Bron) et 10 à Lyon. Elle a réalisé ses deux premières ventes en septembre et début octobre, une à Lyon et une à Bron. Philippe, enfin, a 11 mandats, dont 2 exclusifs, dans la grande banlieue Est de Lyon.

La première remarque, et la plus importante, est qu'il y a un décalage très net entre la distribution spatiale des mandats, celle des mandats exclusifs et celle des ventes. Les premiers sont beaucoup plus dispersés et ceux qui n'appartiennent pas aux secteurs privilégiés de l'agence se concrétisent rarement par une vente. Le grand nombre de mandats hors de ce qui s'apparent à une zone de chalandise sert à alimenter une activité quotidienne, et même à produire des ventes qui sont nécessaires à l'agence, sans pour autant constituer le cœur du portefeuille d'affaires. L'ancrage local ne se mesure donc pas uniquement au nombre de mandats détenus dans les quartiers environnants, mais bien au taux de transformation dans cette zone. Seuls Philippe et Alain ont des mandats exclusifs qui leur ont été apportés par le relationnel et par la notoriété de l'agence, ce qui soulève la question du rapport avec l'offre et de la capacité à obtenir des affaires dans de bonnes conditions. Sans surprise ces exclusivités sont situées hors de Lyon, et elles débouchent systématiquement sur des ventes. Cette remarque tend à limiter la pertinence d'une interprétation selon laquelle la compétence de vendeur expliquerait à elle seule l'écart du nombre de ventes entre les trois agents : c'est d'abord le nombre de mandats exclusifs (et donc le rapport au vendeur et à la concurrence) qui fait la différence. Une seconde remarque vient préciser le rôle de l'ancrage local : les mandats simples qui aboutissent à une vente se situent essentiellement dans les quartiers proches de l'agence et à Villeurbanne. La comparaison avec les ventes éloignées (notamment des maisons) en grande banlieue Est est éclairante : Philippe n'a vendu que des biens en mandat exclusif, alors que 4 appartements villeurbannais sur 10 en mandat simple ont été vendus. Plus encore peut-être que la distribution des affaires et des ventes, cette meilleure capacité à transformer des mandats simples lorsqu'ils sont situés à proximité de l'agence signale l'existence d'un rapport privilégié à la clientèle locale. La part d'exclusivités démontre essentiellement un rapport à l'offre, ou au moins à un certain nombre d'offreurs, tandis que la vente de biens détenus en mandat simple est plus complexe. Le raisonnement porte ici sur un petit nombre de biens et peut n'être représentatif que d'une période de la vie de l'agence. Il s'agit cependant d'un résultat qui montre bien que l'ancrage local, s'il représente une forme de spécialisation, n'exclut pas la détention d'affaires dans l'ensemble de l'agglomération. Nous reviendrons de façon plus approfondie sur la spatialisation des activités des agents immobiliers, et notamment sur les rôles respectifs du rapport aux vendeurs et aux acquéreurs. Notons simplement que, dans le questionnaire lyonnais qui distingue la localisation de la prospection des mandats et des ventes, 30% des agences seulement ne manifestent pas de resserrement et de recentrement des affaires par rapport à leur zone de prospection (et parmi elles, une part importante a déjà un secteur assez limité). Par ailleurs, l'ancrage local n'est pas contradictoire avec l'usage intensif des supports publicitaires papier et Internet : la moitié des acquéreurs, et notamment des acquéreurs résidant déjà dans le quartier ou autour, s'adressent à l'AI après avoir consulté son site. Dans l'optique de la présentation des pratiques de l'AI, il est d'abord nécessaire de voir dans quelle mesure les techniques commerciales mises en place par Alain s'articulent à cette dimension locale. Ayant insisté sur le rôle du mandat simple, nous présenterons ici les prises de mandat, réservant les visites à l'étude de la négociation (chapitre 6).