Chapitre 5 section 2 : Les techniques de l'intermédiation

A la suite de cette présentation, quelques pistes peuvent être suivies pour mesurer la diversité des pratiques et passer à l'observation des régularités. Tout d'abord, si la relative fragilité des engagements dans la relation commerciale se fait sentir aussi bien avec le vendeur qu'avec l'acquéreur, elle appelle des réponses différentes dans les deux cas. La question de l'asymétrie du traitement entre l'acquéreur et le vendeur se pose d'abord en termes de constitution de clientèles, avant de pouvoir être abordée comme un problème d'asymétrie d'information ou de favoritisme. Nous traiterons donc d'abord de l'acquisition de mandats, avant de nous pencher sur la recherche d'acquéreurs. La deuxième question est celle du lien entre des méthodes commerciales et les grands traits de l'activité de l'agence (caractéristiques du portefeuille de mandats et de la clientèle d'acheteurs). C'est cette interrogation qui servira de fil conducteur.

Afin de la traiter, il est nécessaire de préciser ce que l'on entend par méthodes commerciales, et plus généralement par "pratiques". Le vocabulaire sociologique ne manque pas de termes permettant d'exprimer l'idée que l'on veut résumer : le caractère régulier peut renvoyer aux routines ou aux méthodes, tandis que l'intention d'agir sur le comportement d'autrui évoque la manipulation ou la stratégie. Tous ces termes pourront être utilisés mais c'est celui de "technique", que l'on a déjà employé à plusieurs reprises, qui correspond mieux à la perspective retenue. Dans une acception courante les "techniques de vente" et les "méthodes commerciales" renvoient aux moyens mis en œuvre pour influencer le comportement des clients, l'infléchir sans contrainte mais sans que la manœuvre soit perçue, et qui se rapprochent de la manipulation. Dans leur ouvrage devenu célèbre, Beauvois et Joule 371 définissent la manipulation comme une "technologie comportementale" capable d'infléchir le comportement du manipulé dans le sens souhaité par le manipulateur. Cette définition écarte le travail de conviction et de persuasion pour ne considérer que les processus par lequel une telle "technologie" produit des effets. Le principal processus pointé est celui d'engagement dans l'action ("persévération de l'activité de décision"), d'après lequel les décisions suivant un premier choix iront dans le même sens que celui-ci. La manipulation peut tirer parti de ce phénomène, indépendamment des caractéristiques des acteurs concernés, et repose largement sur la façon d'amorcer la relation avec la personne manipulée. Nous ne reviendrons pas ici sur le fait que l'un des deux principaux dispositifs de manipulation dont ils montrent l'existence (la porte au nez 372 ) ne correspond pas à ce principe de continuité des décisions, mais il est nécessaire de nuancer l'idée selon laquelle l'efficacité de la manipulation dépend du schéma d'action mis en œuvre et non des conditions sociales de mise en application : les auteurs étayent cette vision par l'idée que les caractéristiques sociales des manipulés n'influencent pas le résultat des diverses expériences de psychologie sociale dont ils font la synthèse et dont les résultats semblent avoir une portée générale. Toutefois, même en admettant la justesse de la remarque, de nombreux éléments plaident pour la réintroduction du contexte de l'action dans la compréhension du mécanisme de manipulation. Pour s'en tenir à ceux présents dans le petit traité de manipulation, on peut évoquer les amorces ne relevant pas de l'engagement dans l'action (comme le fait de toucher le bras de l'interlocuteur en lui parlant, ou d'utiliser des phrases comme "vous êtes libre de refuser"). De plus, les auteurs affirment eux-mêmes qu'une manipulation doit être "bien menée", ce qui suppose de respecter un certain temps entre les différentes étapes, une certaine vraisemblance, une mesure dans les comportements demandés, bref un savoir-faire et une évaluation des situations sur lesquels rien n'est dit et qui paraissent aussi importants que l'armature du dispositif.

A l'opposé de cette vision strictement comportementale de la manipulation, on ne trouve ni la contrainte ni la persuasion mais une manipulation fondée sur l'anticipation des réactions du manipulé, sur le jugement psychologique et sur une bonne connaissance de la victime. Le terme de manipulation, dans le sens commun, associe d'ailleurs ces deux pôles. Il est donc nécessaire de prendre en compte ce que l'on pourrait appeler l'ancrage social de la manipulation : le mécanisme n'est pas réservé à un groupe donné mais sa réalisation, sa signification et son efficacité connaissent des variations. Maurice Halbwachs 373 a posé les bases d'une conceptualisation des techniques qui retient à la fois le caractère abstrait d'un schème d'action transposable ailleurs et sa malléabilité, sa variabilité et sa nécessaire adaptation à des conditions locales. La définition qu'il en donne est à cet égard éclairante :

‘"Une technique est, en effet, un corps de préceptes et de règles qui sont préparées de façon à pouvoir s'appliquer d'une manière uniforme à la généralité des cas.[…] Si nous essayons de pousser davantage dans la signification de la technique, nous verrons qu'elle suppose une condition sans laquelle la vie sociale ne serait pas possible. Toute règle, en effet, doit avoir une certaine autorité ; elle ne sera respectée et ne rendra les services qu'on en attend qu'à condition qu'elle soit observée dans tous les cas et uniformément. Or la vie sociale, elle, change sans cesse, et puis les milieux sociaux ne sont pas uniformes, ils comportent une grande variété, si bien qu'on serait tenté d'assouplir les règles, de les atténuer et modifier suivant les cas, et même de s'en passer.[…] De toutes les actions sociales, celles qui prennent la forme d'une technique imitent le mieux le mécanisme des choses non sociales."’

On le voit, la technique n'est pas une "chose non sociale", mais elle en imite le fonctionnement. L'intérêt de la notion se situe dans l'écart ainsi suggéré entre un déroulement strictement mécanique et une pratique qui tend à s'en rapprocher. Le concept de "technique" est, pour Halbwachs, typique des métiers des classes moyennes. Dans sa typologie, ces dernières comptent parmi elles les commerçants, mais aussi les employés et une grande partie des fonctionnaires, ce qui explique l'usage du terme "d'autorité". En considérant cette dernière de façon un peu plus large, c'est-à-dire ne se limitant ni aux règles du droit ni à celles de l'administration, mais intégrant la reconnaissance de l'autorité professionnelle et les diverses formes qu'elle peut prendre (au sens où l'on parle d'une l'autorité d'expert), il est possible de d'appliquer la définition d'Halbwachs au cas qui nous préoccupe. Il s'agira alors de faire le lien entre les pratiques elles-mêmes et leur inscription sociale. Ainsi, la pige, la sélection des acquéreurs pour une visite, la mise en place d'une promotion, et les autres étapes du métier d'agent immobilier sont les lieux d'expression de diverses techniques, qui ne se laissent qu'imparfaitement réduire aux préceptes du marketing. La notion d'autorité professionnelle ainsi présentée n'est pas sans écho avec celle d'Everett Hugues 374 qui distingue le domaine et le mode d'action réservés au professionnel (la "licence") des attitudes que sont censés adopter les non professionnels dans le cadre de son exercice ("mandat"). Néanmoins ces termes ne peuvent être repris tels quels puisque le "mandat" (comme par exemple la négociation) est ici un objet d'étude avant d'être un concept d'analyse.

Ces techniques seront présentées dans le même ordre que précédemment, en commençant par l'acquisition d'affaires en se penchant sur la recherche d'acquéreurs. Conformément à ce qui a été indiqué, ces deux versants seront étudiés sous l'angle de la constitution des clientèles. Le terme de clientèle peut paraître problématique pour la négociation immobilière, où les relations avec les clients ne sont ni durables ni régulières même si, d'une certaine façon, l'importance de la transaction immobilière pour un particulier compense son caractère isolé. Par clientèle on entend d'une part le fait de s'adresser à des publics différents selon le type de l'agence (ce qui inclut des mécanismes de sélection), et d'autre part l'instauration de rapports qui, eux, peuvent être réguliers et/ou inscrits dans la durée (apport d'affaires notamment).

Notes
371.

Robert Vincent Joule, Jean-Léon Beauvois, Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens, Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble, 2002 (1ère édition, 1987).

372.

Les auteurs mettent en effet en évidence deux grands types de manipulation : le pied dans la porte consiste à demander d'abord peu pour, dans une deuxième temps, demander plus. La porte au nez au contraire part d'une demande exorbitante qui, après le refus, se transforme en demande apparemment plus raisonnable (mais que le manipulé aurait sans doute refusé si elle avait été formulée initialement).

373.

Maurice Halbwachs, "Les caractéristiques des classes moyennes", in Classes sociales et morphologie, textes réunis par Victor Karady, Paris, Editions de Minuit, 1972, pp. 104-105.

374.

Everett Hugues, "Licence et Mandat", in Le regard sociologique, textes réunis et traduits par Jean-Michel Chapoulie, éditions de l'EHESS, Paris, 1996, pp. 99-106. : "En un sens, on peut dire qu'un métier existe lorsqu'un groupe de gens s'est fait reconnaître la licence exclusive d'exercer certaines activités en échange d'argent de biens ou de service. Ceux qui disposent de cette licence, s'ils ont le sens de la solidarité et de leur propre position, revendiqueront un mandat pour définir les comportements les comportements des autres personnes à l'égard de tout ce qui touche à leur travail."p99.