5.2.1 Constitution du portefeuille de mandats

Aucune agence ne travaille sur la totalité du marché immobilier d'une agglomération, ce qui ne signifie pas que les agents immobiliers soient fréquemment spécialisés sur un segment donné. Les quatre répondants au questionnaire lyonnais qui évoquent une spécialisation mentionnent surtout la commercialisation de programmes neufs, ce qui n'empêche pas la transaction dans l'ancien de représenter la majeure partie de leur activité. Aucun n'est spécialisé dans un type donné d'opération (par exemple dans les défiscalisations). Plutôt que de spécialisation ou de niche, on peut parler de type de biens ou de secteur privilégié, à l'instar de ce que l'on observe pour l'agence d'Alain : à l'intérieur d'un ensemble d'affaires assez diverses se dessinent quelques traits saillants qui permettent de caractériser l'agence, et qui sont ceux que l'on retiendra. Sur Lyon et dans l'immobilier résidentiel, ce type de positionnement est surtout local, et porte rarement sur des types de biens. L'exception concerne les agences qui travaillent uniquement sur des biens hauts de gamme. Nous avons repéré trois agences de ce type à Lyon (en ne tenant pas compte des régies, ou d'autres professionnels de l'immobilier), dont deux ont été interrogées (une dans le questionnaire et une par entretien). L'un d'entre eux présente ainsi son agence (NB : pour les extraits d'entretien, afin de préserver l'anonymat, nous noterons MR pour le nom du réseau commercial et AI pour le nom de l'agence)

‘"C'est une agence immobilière qui s'appelait AI qui a été rachetée à Toulouse par un de mes cousins et qui s'est attaché à travailler dans le haut de gamme : les châteaux, les appartements. Un jour, il y a une dizaine d'années, il s'est dit : pourquoi je ne continuerai pas à développer cette niche dans laquelle je suis au niveau national, mais uniquement avec des gens de mon entourage. Donc il s'est adressé à un cousin en Auvergne, à un de ses frères à Bourges, puis ensuite moi, un autre cousin à Lyon et puis on a développé la marque MR comme ça, donc lui depuis 25 ans et puis véritablement le développement de la marque s'est fait depuis 6-7 ans et aujourd'hui on est une dizaine d'agences en France, régionales. Notre ambition est d'être des régionaux, et non pas des locaux, des agences d'arrondissement et non de quartier.[…] On travaille sur des affaires qui sont de belles affaires en général. Donc un appartement qui vaut 2 millions ou un appartement qui en vaut 5, il n'y a pas beaucoup d'appartements qui sont vendus à 5 millions à Lyon. Donc on s'adresse à des gens qui ont forcément une clientèle adaptée et ils ne vont pas s'adresser à l'agence du quartier qui n'a pas de clients. Donc notre savoir-faire est de condenser en un seul endroit un nombre d'affaires qui peuvent paraître intéressantes pour une clientèle ciblée. (Agence 3)’

Il y a là un positionnement de marché très clair, redoublé par une appartenance familiale qui inscrit cette agence et ce réseau dans une appartenance sociale autant que commerciale. Il est significatif que ce directeur d'agence souligne la dimension spatiale lorsqu'il cherche à se distinguer (au sens bourdieusien) de ses confrères : "Notre ambition est d'être des régionaux et pas des locaux". L'agence typique lui servant de repoussoir est "l'agence du quartier", comme si l'ancrage local et la spécialisation dans un type de biens étaient antinomiques. Il faut insister sur le fait qu'une telle approche constitue l'exception, de telle sorte que, si l'on s'appuie uniquement sur des formes visibles de spécialisation pour caractériser la diversité des modes d'acquisition des mandats, l'analyse ne fera pas ressortir les traits pertinents. Nous partirons donc des différents types d'agence décrits au chapitre 2. Pour éviter que les catégories retenues ne soient trop réduites, nous dédoublerons seulement le type B qui était le moins homogène. Par ailleurs, dans ce chapitre, nous présenterons surtout les résultats du questionnaire en ligne qui se prête plus aux traitements statistiques. Ceux du questionnaire lyonnais serviront à préciser certains résultats, ou seront indiqués s'ils paraissent s'éloigner des résultats du premier questionnaire. Les quatre types retenus ici sont donc :

  • Les agences de type A, adhérents des réseaux commerciaux, et notamment des grands réseaux nationaux de première génération, ayant souvent une activité de location, voire de gestion en plus de la vente.
  • Les agences de type B anciennes (souvent installés depuis le milieu des années 80): il s'agit plutôt d'indépendants, agents immobiliers au sens restreint (une minorité d'entre eux, parisienne, a aussi une activité d'immobilier d'entreprise), dont le directeur est fréquemment un ancien cadre (ceux issus du secteur de l'immobilier se retrouvent ici) ou un ancien chef d'entreprise. Pour reprendre les catégories du chapitre 2, il correspond au type B-A'.
  • Les agences de type B récentes (B-B' et B-C' dans les catégories du chapitre 2), créées au cours de la phase de hausse des prix entamée en 1999, ce sont également des indépendants (pour les trois quarts d'entre eux), agents immobiliers ne pratiquant que la transaction, dont le responsable est un ancien commercial (ce qui inclut les anciens négociateurs immobiliers).
  • Les agences de type C, les plus anciennes, sont plus souvent généralistes et regroupent notamment les professionnels de l'immobilier pour lesquels la transaction est une activité parmi d'autres. Ceux qui ont déjà été directeur d'agence appartiennent fréquemment à cette catégorie.

Nous n'avons pas donné de nom à chacune de ces catégories afin de ne pas se montrer trop réducteur et de les assimiler à de stéréotypes. Toutefois, pour faciliter la compréhension nous rappellerons régulièrement dans les tableaux le type d'agence qui correspond le mieux à chacune des catégories : franchisé (type A), indépendant ancien (type B ancien), indépendant récent (type B récent) et généraliste (type C).

Afin de saisir les différences entre agences, on a abordé les caractéristiques des biens traités par l'agence à travers un série de questions à réponses multiples, qui peuvent paraître réductrices mais qui ont l'avantage de faire ressortir les grandes lignes : à l'instar de ce que l'on a observé pour l'AI, il y a fréquemment, derrière une diversité de biens et de localisations, des constantes dans les ventes réalisées. Dès lors, sur la base des combinaisons de modalités mais aussi des modalités non sélectionnées par le répondant, il est possible de se faire une idée de ces constantes. Si l'on observe les ventes réalisées, il est ainsi possible de confirmer que la "spécialisation" est plutôt d'ordre spatial. A la question portant sur les localisations où sont réalisées le plus de ventes, 49% des agences mentionnent les quartiers autour de l'agence (dont la moitié mentionne aussi le reste de l'agglomération), et 30% le reste de l'agglomération (sans évoquer les secteurs plus proches). 10% seulement disent ne pas avoir de localisation privilégiée et 11% réalisent des ventes en périphérie de leur agglomération. La localisation de l'agence commande en partie le type de biens qu'elle vend : 62% des agences de l'échantillon vendent surtout des appartements, 33% des maisons individuelles et 4% seulement vendent autant les deux. On mesure là aussi quelques variations : les agences réalisant le plus de ventes à proximité et dans du collectif sont celles de proche banlieue (comme l'AI) tandis que celles du centre-ville (à l'exception des agences parisiennes) vendent plus souvent des maisons individuelles dans le reste de l'agglomération (environ 40%). Les agences parisiennes mentionnent moins souvent les quartiers environnants comme secteurs privilégiés. Elles affirment en revanche plus souvent vendre des biens de standing et de grande qualité. Une hypothèse possible est que la spécialisation par type de biens, notamment dans le haut de gamme, serait plus fréquente à Paris qu'ailleurs. Pour plausible qu'elle paraisse, cette hypothèse devrait toutefois être confirmée par une étude sur la situation parisienne. Nous reviendrons plus en détail sur la nature et la localisation des biens vendus, ces quelques remarques visant surtout à donner des éléments de cadrage.

Elles ouvrent également sur la question de savoir comment interpréter la constitution des portefeuilles de mandat. Dans la mesure, en effet, où l'ancrage local détermine le type de biens, il est possible qu'il ait également une influence sur les autres paramètres du portefeuille de mandats (nombre de mandats détenus, part des exclusivités) et sur les conditions de l'intermédiation (temps nécessaire pour vendre le bien). La part respective des techniques et des types de biens traités est difficile à évaluer. Les développements qui suivent portent principalement sur les méthodes mises en œuvre pour acquérir des mandats, mettant pour un temps le rôle de l'ancrage local et du type de biens traités en suspens.

Il faut noter à cet égard que, quelle que soit la diversité des sous-marchés locaux sur lesquels ils travaillent, les agents immobiliers ont connu une conjoncture similaire. La pénurie de biens revient dans tous les entretiens et est résumée ainsi ce directeur d'une agence récente dans le 2e arrondissement :

‘"De toute façon on est confronté à un marché qui est assez étroit dans la conjoncture actuelle, donc on est tous à manger sur le même gâteau. Donc soit on a des infos un petit peu exclusives ou des recommandations par la notoriété qu'on a installée, d'anciens clients ou des prescripteurs qui nous mettent en contact avec des clients auquel cas on travaille sur une sorte d'exclusivité. Soit, si on veut avoir des biens, il faut aller sur des biens sur lesquels, effectivement, il y a déjà des agences qui travaillent et derrière, être meilleurs qu'eux." (Agence 16)’

Les membres d'agences plus anciennes, disposant de la ressource d'un réseau ou de plus d'apporteurs d'affaires tiennent un discours comparable, que l'on retrouve ainsi exprimé, avec une certaine dose de fatalisme par cette négociatrice appartenant au réseau ORPI dans le 6e arrondissement :

‘"Ce qui est sûr, c'est qu'il y a peu de produits, beaucoup d'agences. Ça ne facilité pas les choses pour avoir des produits. Ça bon, on se le dit pas chaque jour mais c'est une concurrence directe. On se partage peu de produits, il y a peu d'exclusivités, loin de là. Mais malgré tout les gens mettent pas non plus dix agences à chaque fois, heureusement aussi, pour tout le monde, pour eux aussi, c'est pas bon pour eux non plus. Mais bon, ça restreint les produits qu'on peut avoir." (Agence 20)’

Les citations allant dans le même sens pourraient être multipliées. La conjoncture s'exprime non seulement par la "pénurie" et par la difficulté à obtenir des affaires, réduisant la richesse de l'offre à présenter aux clients, elle implique également un rythme de vente différent qui contraint à installer différemment la relation commerciale.

‘"Les biens en portefeuille, c'est très variable aussi, et aujourd'hui, je dirais, eh bien on n'a pas beaucoup de biens à proposer à notre clientèle. Alors bon, pourquoi cela? Parce que le portefeuille il est devenu très volatil. C'est-à-dire que les biens que nous rentrons sont vendus quasiment immédiatement. Ce qui fait qu'on n'a pas de portefeuille à présenter. On a la même quantité de biens qu'auparavant mais ils ne stagnent plus dans notre fichier. Avant un bien mettait en moyenne entre un mois et quatre mois pour se vendre. Aujourd'hui en moyenne, c'est entre une semaine et un mois maximum. On n'a plus le temps de le présenter dans le portefeuille. (Agence 5)’

Le directeur de cette agence, ancien professionnel du bâtiment installé trois ans avant l'entretien dans le quartier excentré, mais recherché, de Montchat développe, peut-être plus que d'autres, une conception élaborée de la relation de service (sur laquelle nous reviendrons au chapitre 6) qu'il n'arrive pas à mettre en place à cause de la rapidité avec lesquels partent les biens, souvent vendus par un concurrent. A la fin de notre période de recherche la conjoncture changeait légèrement : il n'y avait pas plus de biens, mais les délais de vente commençaient à s'allonger et la hausse des prix ralentissait. Néanmoins, la conjoncture, perçue sous l'angle de la pénurie des biens (alors que le nombre de ventes est resté élevé) et de la surpopulation d'agences, a évidemment pesé sur les propos tenus pas les enquêtés tout a long de la recherche. Dans ce contexte, la question est donc de savoir quels sont les moyens pour acquérir des mandats, dans quelles conditions, et pour quels résultats.