Le refus de mandat

La différence entre les agences accumulant des mandats et celles plus soucieuse de la qualité du portefeuille peut se mesurer aussi par un autre indicateur : le refus de mandat. Il a le plus souvent lieu lorsque l'agent, après avoir été informé d'une affaire (par prospection ou autre) et avoir pris contact avec le vendeur, choisit de ne pas prendre de mandat à cause des conditions dans lesquelles il se présente (trop de mandats pris ou prix trop élevé). Plus rarement, l'agent peut refuser lorsqu'il est sollicité. Dans ce cas, le refus concerne surtout des biens situés en dehors de son rayon d'action, mais ils peuvent aussi renvoyer aux raisons que l'on vient de citer. Le cas de cet agent immobilier cité plus haut et déclarant avoir pris un mandat à contrecoeur alors qu'il y avait déjà six agences est révélateur : rares étaient les agences pouvant se permettre de refuser un mandat dans la conjoncture qui était celle de l'enquête. Cela vaut pour les biens sur lesquels il y a déjà des mandats simples, comme pour ceux que le propriétaire veut vendre à un prix élevé :

‘"On peut pas dire à quelqu'un qui nous apporte un T4 dans le 6e : monsieur, c'est pas le bon prix, on travaille pas dessus. Il le donne à trois autres agences, le prix va s'ajuster à la baisse dans quelque temps et nous on aura pas vu passer l'appartement. Donc on ne peut pas se le permettre. Notre rôle c'est de dire : pour nous c'est un petit peu cher, on le situe plutôt plus là. On le prend à ce prix là, on travaille sérieusement, on fait un point dans une semaine, dans quinze jours, dans trois semaines. Et le prix s'adapte. Mais on est obligé de suivre notre client. On peut pas lui dire : monsieur à ce prix là je travaille pas. Même si on sait qu'on ne le vendra pas. Mais on est obligé de le démontrer d'abord." (Agence 7)’

Dans cet exemple, l'agence est installée dans le troisième arrondissement, moins huppé que le 6e, de telle sorte que le bien mentionné est particulièrement attractif, le "T4 dans le 6e" faisant partie des biens les plus recherchés de l'agglomération. D'une manière générale le fait d'accepter des mandats dans des conditions défavorables n'est pas réservé aux biens les plus recherchés comme l'indique cet agent de la proche banlieue (Bron) :

‘"Effectivement, il y a des affaires qui sont pourries. Parce que, effectivement, sur-présentés, parce que le client n'est pas quelqu'un de qualité, on n'arrivera pas à travailler avec lui parce que tout ce qu'il pense c'est tirer le maximum d'intérêt personnel à votre détriment et au détriment des autres. Là, vous allez vous commettre, et vous allez vous faire avoir. Donc ça c'est quelque chose qu'on ne peut pas accepter et ces clients là, je les refuse si je les détecte d'entrée de jeu. Par contre, je ne refuse plus de mandat pour cause de surévaluation (…) La concurrence est prête à prendre à n'importe quel prix, donc je serais le dernier des crétins de ne pas le prendre à n'importe quel prix." (Agence 1)’

Le refus de mandat est, pour ces deux agences, exceptionnel, même pour la seconde qui avait coutume de les refuser avant la hausse des prix. La capacité à refuser des mandats dépend essentiellement de la composition du portefeuille de mandats, comme l'indiquent les tableaux suivants. Certes, le fait de mesurer la régularité du refus de mandat par un adverbe n'est pas entièrement satisfaisant mais il n'existe par réellement de périodicité ou de proportion (du type "une affaire sur dix") qui soit réellement significative pour les agents, ce qui oblige à se contenter d'une appréhension plus subjective.

Tableau 23 : refus de mandat en fonction de la proportion d'exclusivités
Tableau 23 : refus de mandat en fonction de la proportion d'exclusivités
Tableau 24 : refus de mandats en fonction du nombre de mandats par personne
Tableau 24 : refus de mandats en fonction du nombre de mandats par personne

Les tableaux peuvent évidemment se lire dans les deux sens : une première interprétation dit que les agences qui ont un portefeuille "de qualité" ont la possibilité de refuser les mandats. Une autre lecture, plus tautologique, se contente de dire que les agences qui refusent des mandats sont celles qui en ont le moins en portefeuille, et qu'elles ont plus d'exclusivités parce qu'elles refusent les autres affaires. Cette deuxième lecture signifierait que la différence entre agences "quantitatives" et "qualitatives" renverrait à deux stratégies : engranger un maximum mandats, quitte à ce que beaucoup ne débouchent sur rien, pour assurer au final un nombre conséquent de ventes, ou se limiter aux affaires qui se présentent le mieux pour les transformer toutes, ou presque (le résultat, en nombre de ventes, pouvant être assez proches pour les deux stratégies). Il y a une part de vérité dans cette lecture, mais elle n'invalide pas la première. Les deux "stratégies" sont en effet en partie conditionnées par le champ des possibles de l'agence : c'est bien la capacité à refuser des mandats qui est en jeu ici. Rappelons, que les agences ayant le plus de mandats sont aussi celles qui ont le moins d'exclusivités : elles ne se présentent donc pas en position de force. Avoir un grand nombre de mandats n'est pas, comme on aurait pu le penser, source de pouvoir de marché mais signale plutôt la faible prise de l'agence sur chacun de ses mandats. Le rôle de la composition du portefeuille de mandats dans le refus d'affaire est ainsi décrit par ce directeur d'une agence ancienne située dans le 6e arrondissement, comptant trois commerciaux dans la transaction :

‘"-Quel est votre pourcentage d'affaires en exclusivité?’ ‘-2/3 à peu près. On a peu d'affaires. On a un portefeuille de 20 à 30 mandats maximum. Cela dit on fait à peu près 6-7 affaires par mois. Comme on en transforme 80% on peut dire qu'il y en a 10 qui rentrent quand on en vend 7-8 dans un mois donc comme le marché tourne vite il nous faut au moins 2 à 3 mois d'avance de stock donc ça fait 20-30 affaires. C'est vrai que là on est très atypiques par rapport à des agences, surtout les chaînes de franchise qui elles brassent énormément, énormément de mandats pour récupérer à peu près autant d'affaires, proportionnellement.’ ‘- ça vous arrive de refuser des affaires qui ne sont pas en exclusivité, ou pour d'autres raisons ?’ ‘- Oui, ah ben oui. Oui, oui. Si c'est trop loin, trop cher, ça sert à rien. Refuser des affaires aussi en exclusivité quand je pense que c'est pas du tout dans la plaque quoi. Il y a deux solutions soit effectivement le vendeur veut essayer, parce qu'ils veulent tous essayer quand même de vendre à 120 ce qui vaut 100, alors on se met bien d'accord sur un mois et puis après ça bouge si c'est nécessaire et dans ce cas là, bon, on va jouer le jeu. Soit sinon le vendeur nous dit : non, moi j'en veux 120 et puis de toutes façons… si j'y arrive tant mieux et si j'y arrive pas, ben tant pis. A ce moment là on lui recommande de trouver une autre agence, sans aucune difficulté pour lui d'ailleurs, qui va essayer de le vendre à 120. Mais bon, hormis pour des biens exceptionnels, je veux dire des appartements avec terrasse, de l'ancien, etc., des emplacements de premier ordre, il y a quand même peu de chance qu'on s'écarte du marché. Même si actuellement on voit des transactions qui nous laissent un peu pantois. J'espère que tout le monde y trouvera un peu son compte, mais on verra…(Agence 8)’

Cette citation est à rapprocher des propos cités ci-dessus d'un agent disant ne plus refuser de mandats pour surévaluation : une forte proportion d'exclusivités et l'habitude de travailler sur un petit nombre d'affaires autorisent les commerciaux de l'agence à ne pas chercher à multiplier les affaires.