Instaurer la relation de service

Conditions

Dans la mesure où la mise en œuvre de la relation de service n'est pas une garantie de vente pour l'agent et où elle ne fait pas partie (du moins pas systématiquement ou pas en premier lieu) de la demande qui leur est adressée, on peut se demander si elle se limite à une rhétorique professionnelle et quels sont les facteurs poussant ceux qui la revendiquent à essayer de l'instaurer. Outre la reconnaissance, il y entre une part d'obligation, la transaction ne pouvant avoir lieu que si un certain nombre de vérifications ont été faites (métrage, diagnostics, propriété pour le bien, obtention du prêt pour l'acquéreur). Par ailleurs, lorsqu'elle est prônée par un agent, elle est toujours accompagnée d'une forme de restriction, de limitation. Il peut y en avoir de plusieurs types, le moins fréquent étant celui où, défendue envers et contre tout, elle oblige l'agence à modifier son activité :

‘"-Effectivement, aujourd'hui dans un marché tendu pour nous ça devient difficile. C'est-à-dire que cet aspect de service nous mange énormément de temps. Aujourd'hui nous n'avons guère de temps puisque mes biens partent d'une manière extrêmement rapide. On perd plusieurs semaines à vouloir affiner une relation avec un client acheteur qui est assez intéressé sur un bien, on a de gros risques à ce que le bien soit plus là avant qu'on ait concrétisé. Ceci étant, pour nous, c'est une question de philosophie, et puis aussi de caractère, au cabinet ça n'a pas changé notre approche. Nous restons toujours fidèles à cette notion de service auprès de nos clients. ’ ‘-Comment est-ce que ça se répercute sur le nombre de biens que vous avez en portefeuille ou que vous arrivez à vendre ?’ ‘- Disons que… On va peut-être avoir un petit peu moins de quantité, j'aime pas trop employer ce terme là, on va mettre beaucoup plus de qualité et on va avoir surtout des biens, je dirais, importants en termes de prix. Donc on monte en gamme de biens. Donc au niveau chiffre d'affaires ça se rejoint. On va peut-être vendre un petit peu moins de biens de type, je ne sais pas, T3-T4, on va vendre un peu plus de biens plus importants. Ce sera de gros appartements.’ ‘-Et là c'est moins tendu ?’ ‘-Non, forcément. Pour nous on estime que la présence des agents immobiliers se fait un peu trop forte et pas dans le bon sens parce que là on a affaire à des réseaux de franchisés qui n'abordent pas du tout, je dirais, l'immobilier comme nous nous l'abordons. Donc ils sont en train de saper tout le travail, effectivement, technique que nous avons mis en place. Ce sont des agences, j'allais dire, de quartier puisque ces franchisés ne peuvent pas sortir de ces quartiers, ils sont sectorisés donc là c'est une solide concurrence." (Agence 5)’

Les obstacles au maintien de la relation de service, à savoir la rapidité des transactions et la pénurie de biens créée par la surabondance d'agences, ne conduisent pas à son abandon, malgré la possibilité qu'elle soit finalement utile à d'autres. L'arbitrage décrit ici consiste à conserver les méthodes, quitte à devoir abandonner un certain nombre d'affaires. La "montée en gamme" ne relève pas d'un choix de prospection mais se fait en partie mécaniquement, puisqu'il n'est possible de développer une relation longue que pour des biens qui mettent plus de temps à se vendre, même si la concurrence sur ces biens est aussi importante que pour les autres. Elle est aussi permise par la diversité de l'habitat dans les quartiers autour de l'agence. Sans nier la réalité du maintien du chiffre d'affaires, il faut préciser qu'il se fait au prix de la réduction du nombre et de la diversité des affaires accessible. Notons au passage que cela va dans le sens de l'hypothèse de la fin du chapitre 5 selon laquelle les différents circuits de valorisation des biens recouvrent des phénomènes de fermeture.

La plupart du temps toutefois, les restrictions apportées ne portent pas sur l'activité de l'agence mais sur la relation de service elle-même qui est réservée à une partie de la clientèle. Cela permet de concilier la qualité de service, qui est pour certains l'essence du métier, avec les contraintes liées à la concurrence et à la conjoncture. On ne peut alors parler de sélection puisque les clients avec lesquels s'instaure cette relation sont moins choisis que déterminés par les conditions dans lesquelles ils prennent contact avec l'agence :

‘"-Il y a une bonne part [de clients] qui, lorsqu'ils vont contacter quelqu'un pour la première fois, vont contacter quelqu'un qu'ils jugent comme une référence. Ça veut pas dire qu'ils vont travailler qu'avec cette personne après. Et là nous, AI, on est une agence où les gens viennent souvent nous voir en premier. Alors c'est un atout et en même temps il y a des périodes où c'est moins un atout. C'est un atout parce que vous pouvez donner votre vision sans que le gars soit trop déformé par d'autres collègues, c'est-à-dire que vous pouvez ouvrir le débat, et moi j'essaie de faire passer notre manière de travailler, notre devoir conseil, notre honnêteté vis-à-vis d'un client. Parce que c'est un client qui va nous amener de l'argent. Soit j'oriente le débat vers essayer de le faire travailler avec moi, soit le débat je l'étends au-delà de cet aboutissement où j'essaie de lui donner du conseil. En lui disant : ah vous voulez essayer d'acheter mais finalement dans votre situation, ce serait peut-être mieux de partir en location pour un petit moment parce que vous avez pas les moyens, ou parce que vous restez pas assez longtemps ou parce que ci ou parce que ça". (Agence 2)’

Dans cette perspective il y a une analogie entre l'exclusivité dans la relation commerciale et la mise en place de la relation de service (être le premier, éviter la concurrence "déformante" des "autres collègues") à laquelle s'ajoute une forme de responsabilité ("notre honnêteté", "un client qui va nous amener de l'argent"). En réalité, les deux ne se recoupent pas, même si chacune renvoie à une forme de rapport privilégié : il n'est pas question ici de prise sur le client, l'exemple donné allant même dans le sens de ne pas "faire travailler" le client avec l'agence (dont on peut rappeler que, située à Oullins, elle a une importante clientèle d'acquéreurs locaux que la hausse des prix exclut progressivement du marché immobilier). Il y a trois niveaux distincts : la relation de service, l'engagement, et les formes de rapport privilégié (interconnaissance, confiance, etc.) : les trois peuvent se recouper mais ne se confondent pas. Ainsi, la mise en place d'une relation de service dépend aussi des besoins que perçoit l'agent :

‘"- On a plaisir à faire évoluer la demande d'un acquéreur, à lui faire prendre conscience que ce qu'il recherche c'est pas forcément disponible sur le marché, qu'il faut hiérarchiser ses priorités, qu'il faut savoir renoncer à certains critères et à faire découvrir que l'idée qu'il avait n'est pas forcément la bonne. Que c'est pas la seule vérité. Donc c'est vrai qu'on a de temps en temps la satisfaction de savoir faire évoluer un client, idem pour un vendeur. Mais généralement, les gens savent ce qu'ils veulent. On peut leur faire découvrir un quartier ou découvrir un style de vie à travers un appartement, mais ils ont assez bien ciblé leur démarche au départ". (Agence 12)’

L'agent reprend ici l'idée que l'attente des clients reste focalisée sur la présentation des biens. De la même façon que certains produits sont "mûrs" ou "dans le marché", certains clients sont prêts à l'achat : l'ajustement a été préconstruit, souvent par des visites avec d'autres agences. Cela situe d'ailleurs cette citation dans le prolongement de la précédente : les agences dont la réputation est la meilleure peuvent être les premières sollicitées mais ce sont les agences contactées dans un second temps, alors que le projet a progressé et que les acquéreurs cherchent à diversifier les visites, qui peuvent profiter de cette maturation. L'appréciation sur des clients ayant "bien ciblé leur démarche" peut varier d'une agence à l'autre (par exemple pour des clientèles de primo-accédants, ce qui n'est pas le cas de l'agence citée), mais elle montre comment la relation de service prend place au sein d'une agence. Le temps qui lui est consacré varie selon des clients, moins en fonction de l'intérêt pour leur demande 415 que de l'état d'avancement de leur projet. Il se confirme donc que la possibilité d'établir un rapport privilégié ne se confond pas avec l'engagement des parties l'une envers l'autre. En revanche si l'engagement se crée, la relation de service lui fournit un puissant support.

Il n'y a pas d'opposition tranchée entre des agences négligeant la dimension de conseil et de service, et des agences qui chercheraient systématiquement à les mettre en avant, mais des propensions plus ou moins affirmées qui s'ajustent à la diversité des projets soumis à l'agence. Les variations entre agences sont alors aussi à rechercher dans leurs différences de conceptions. Il peut s'agir simplement de justifier une pratique moins formelle, moins standardisée que celle de grandes agences, comme dans le cas de cet agent travaillant seul :

‘"Je n'ai pas de politique de vente. Je me dis pas : je dois procéder par, passer par toutes ces étapes dans l'approche de mon client. Bon je vais le recevoir d'abord, je vais voir ce qu'il recherche… Moi je discute avec les gens, je n'ai pas un schéma à appliquer. C'est peut-être une approche différente de certains. Et après ils le perçoivent comme ça ou pas mais ça aide, peut-être, à avoir une relation plus naturelle, simplement une relation plus naturelle. Alors je dis pas que j'ai complètement raison et que c'est la seule manière de réussir…En tout cas je suis bien conscient de travailler de cette manière là et que je pourrais très bien aussi travailler d'une autre manière, ou même en faisant les deux, simplement moi, j'ai pas envie. Donc on va prendre une autre façon." (Agence 11)’

Malgré le souci de ne pas se présenter en modèle, on perçoit chez cet agent de 58 ans une réticence vis-à-vis de techniques trop figées qui sont efficaces mais laissent de côté des aspects importants, susceptibles d'émerger dans un échange "naturel". De tels discours sont surtout rencontrés dans de petites agences qui ne peuvent mettre en œuvre un marketing ou une prospection équivalents à ceux des réseaux. Ils se construisent d'ailleurs souvent en réaction à ces derniers. Les franchises ne sont pourtant pas les seules à formaliser leurs pratiques. Par ailleurs, cette formalisation ne repose pas toujours sur une codification des rapports et une typification des situations. Elle peut également renvoyer à l'organisation du travail :

‘"On a une manière originale de fonctionner dans la mesure où il y a déjà de nombreuses années je me suis dit qu'on vendait en fait deux choses : qu'on vendait nos services, notre société, à un propriétaire qui nous confiait la vente de son appartement, et on vendait cet appartement, c'est-à-dire non plus un service mais un produit et un peu de service autour à un acheteur. Euh, c'était un premier constat. Deuxième constat c'est qu'un négociateur qui fait l'achat et la vente, enfin qui va chercher des produits et qui les vend, il a une courbe d'activité qui est peut-être régulière mais une courbe de résultats qui est très irrégulière, dans le sens où quand il a un portefeuille qui est garni et qui est convenable, il se met à vendre et quand il a vendu il s'aperçoit qu'il a plus rien en portefeuille et il repart en prospection. Et son cycle, son chiffre d'affaires est très cyclique. Donc par rapport à ces deux constatations on a orienté une partie de l'équipe vers la recherche de mandats, vers la rentrée d'affaires, et l'autre partie de l'équipe vers la vente uniquement. Donc des gens qui se sentent mieux dans la vente de services auprès des particuliers et proposent notre société au vendeur et d'autres personnes qui au contraire développent peut-être plus d'empathie, moins de technicité dans la vente et vont à ce moment là être plutôt orientés vers les acheteurs". (Agence 8)’

Ainsi qu'il le précise, le modèle décrit par ce directeur d'agence est original 416 . Il est en revanche fréquent d'associer la conception de la relation de service à celle de l'efficacité commerciale. Même si les agents distinguent le type de service rendu à l'acheteur et au vendeur (notamment là où la pige est réservée à certains commerciaux), il est rare que cela se traduise par une telle séparation des activités. De la même façon, l'opposition entre "empathie" et "technicité" est en général utilisée pour décrire des conceptions globales de la relation, pas pour traduire l'asymétrie entre le vendeur et l'acheteur.

Notes
415.

Encore que certaines demandes plus complexes (investissement locatif, vente d'immeuble, etc.) nécessitent plus de temps.

416.

Dans le questionnaire sur Lyon, plus de la moitié des agences fonctionnent sur la sectorisation des commerciaux, et moins de 10 ont adopté une organisation comparable à celle présentée ici. Elle est rendue possible par l'ancienneté des négociateurs dans l'agence et par leur rémunération (où le fixe représentant une part importante). Le cas est parfois envisagé dans la littérature anglo-saxonne ("seller agent" et "buyer agent") mais l'existence du MLS introduit une différence notable, à savoir que le "buyer agent" fera visiter des biens qui n'ont pas été pris par les "seller agent" de leur propre agence.