Conceptions

On peut alors se demander si les conceptions des agences se distinguent en fonction du degré de formalisation de la relation de service. Afin de saisir dans les grandes lignes la diversité des conceptions, et de voir quel effet elle pouvait avoir sur les pratiques, il était demandé à la fin du questionnaire de choisir parmi quatre termes, celui résumant le mieux l'activité de transaction. En effet, les notions de service et de conseil ne sont pas uniquement des concepts d'analyse, ce sont avant tout les catégories par lesquelles les agents conçoivent et décrivent leur travail. Si la signification qu'ils leur attribuent est proche de celle que nous avons retenue, il est nécessaire de voir ce qui conduit à préférer telle ou telle représentation. Le choix des termes s'est fait en fonction de ce qui était ressorti des entretiens : étaient donc proposés le "service" (17% des réponses), le "conseil" (47%), la "négociation" (30%) et le "commerce" (6%). Les modalités pour lesquelles la connotation relationnelle est la plus forte ont été les plus souvent choisies, avec une nette préférence pour le conseil (par rapport à la négociation), qui se rapproche d'activités plus prestigieuses que la transaction immobilière, notamment le conseil en gestion de patrimoine.

Le fait de préférer le conseil ou la négociation peut être interprété comme une stratégie de distinction. Le conseil, et surtout la négociation, sont d'ailleurs plus souvent cités par les agences ayant des clientèles aisées, alors que celles ayant des clientèles plus modestes (type 3 et type 4) évoquent le service (tableau 29). Les aspects formalisés, service et commerce sont, d'une manière générale moins cités, notamment le commerce, qui apparaît sans surprise comme le contre-modèle. Les 16 agences ayant choisi ce terme n'appartiennent pas à un type particulier mais sont dirigées par des directeurs ayant un haut niveau de diplôme (bac+4 et plus). Il s'agit d'une minorité sans doute plus sensible au faible prestige du métier.

Tableau 32 : Représentation de la transaction selon le type de clientèle
Terme représentant le mieux l'activité de transaction :

Clientèle de l'agence
Service Négociation Commerce Conseil Total
Clientèles aisées (types 1 et 2) 9% 34% 7% 50% 100%
N=105
Clientèles moyennes et modestes (types 3 et 4) 23% 27% 5% 45% 100%
N=154
Total 17% 30% 6% 47% 100%
N=259

Les agences en réseau citent plus souvent le service (22%) et cet effet se combine avec le type de clientèle : ainsi, les agences de type A ayant des clientèles modestes mentionnent le service à 30%. A l'inverse 40% des agences anciennes de type B ayant une clientèle aisée citent la négociation. Les écarts ne traduisent pas seulement une adaptation aux besoins de la clientèle, que ces besoins se définissent par la nature de la demande (plus ou moins complexe) ou par des attentes socialement différenciées en matière de présentation de soi et de formes de civilité. Ils témoignent également d'une certaine hiérarchisation des représentations, dans laquelle le service apparaît plus formel, plus standardisé, et moins prisé que le conseil.

Dans la mesure où le choix d'un des termes fait écho aux rhétoriques professionnelles, il est difficile de les interpréter directement comme le signe d'une plus ou moins grande sensibilité à la relation de service. Pour en vérifier la portée, il est donc nécessaire de croiser cette variable avec un indicateur de la pratique de l'agence, en l'occurrence le nombre de mandats par personne. Le fait d'avoir un portefeuille de mandat plus restreint n'est pas automatiquement lié au choix de développer une relation de service privilégiée. Néanmoins, il est une des conditions pour pouvoir y consacrer plus de temps. Par ailleurs, on a vu qu'il signalait une approche plus qualitative de la relation commerciale : l'association entre les termes de conseil et de service à cette pratique plus sélective constitue donc un indicateur plus pertinent de la sensibilité à la relation de service. Les résultats qui figurent dans le tableau 30 indiquent que les agences citant la négociation détiennent souvent plus de 10 mandats par personne, tandis que les autres en ont moins.

Tableau 33 : conception de la transaction et sélectivité des pratiques
  Moins de 5 mandats par personne 6 à 10 mandats par personne Plus de 10 mandats par personne Total
Conseil 28% 39% 33% 100%
N=111
Service 21% 43% 36% 100%
N=42
Négociation 26% 25% 49% 100%
N=73
Total 26% 35% 39% 100%
N=226

Le conseil et le service iraient donc dans le même sens, tandis que la négociation serait plutôt citée par les agences qui font le choix de l'accumulation de mandats au détriment de la relation de service. A cet égard, on peut noter que le fait de multiplier les affaires pour un commercial est aussi un moyen de rendre plus aléatoire le résultat de chacune, de telle sorte que le pouvoir de persuasion, ou les circonstances à un moment donné, paraissent plus déterminantes que la pré-construction de la relation. Il faut en réalité observer plus finement cet indicateur car les variables sont corrélées. Il apparaît alors que, quelque soit la catégorie d'agence et de clientèle, celles qui citent la négociation ont plus de mandats par personne. L'intensité de cet écart et les rôles respectifs du service et du conseil varient selon le type de l'agence 417 :

  • Agences de type A (franchisés) : celles qui mentionnent le conseil ont moins de mandats par personne que les autres (8 mandats par personne en moyenne). L'effet est toutefois surtout notable pour celles qui ont des clientèles aisées (7,67 mandats par personne). La totalité des agences de type A ayant affaire à ces clientèles choisit le terme de conseil : il s'agit de clientèles plutôt atypiques pour des agences en franchise. On peut comparer (avec prudence) ce processus à celui des chaînes de supermarché dont les magasins, tout en conservant le mode de fonctionnement propre à leur marque, proposent des gammes différentes de produits selon les milieux sociaux les plus présents dans le voisinage. Ici, l'adaptation à la clientèle locale passe par la prise en compte de la complexité des pojets immobiliers et des choix patrimoniaux.
  • Agences de type B (indépendants), anciennes ou récentes : les différences ne sont pas significatives statistiquement, même si on retrouve bien un écart entre celles qui citent la négociation et les autres (le record étant de 23 mandats par personne, en moyenne, pour les agences récentes retenant la négociation). Cela ne signifie pas nécessairement que les agences classiques immobilières classiques négligent la relation de service, mais, quelque soit la conception qu'elles en ont, elles ne sont pas en position favorable pour la promouvoir. Une exception : les agences anciennes travaillant avec des clientèles aisées et mentionnant le service (4,3 mandats par personne). Très peu nombreuses (3 agences), elles rappellent celle citée plus haut qui, pour préserver sa "philosophie" du service a dû "monter en gamme". Nous y reviendrons au paragraphe suivant.
  • Les agences de Type C (généralistes) sont celles pour lesquelles les différences de conception ont les effets les plus visibles. Celles citant le conseil et service ont en moyenne 7 mandats par personne, les autres en ayant 12. L'écart est le plus net pour les agences (peu nombreuses) citant le service, que la clientèle soit aisée ou modeste (5,5 mandats par personne). Il est vrai que ces agences disposent de plus de ressources que les autres, notamment parce qu'elles exercent plus d'activités et qu'elles sont de plus grande taille, ce qui leur laisse une plus grande liberté dans la gestion de la relation de service.

Le fait de résumer l'activité de transaction par un terme ou un autre ne se réduit donc pas uniquement à une forme de rhétorique mais peut entrer en résonance avec l'ensemble des pratiques de l'agence. S'il y a effectivement un enjeu de classement, on peut y voir la trace de l'adaptation aux conditions dans lesquelles travaille l'agence et de la plus ou moins grande sensibilité de l'agent à la relation de service 418 . Les différences entre agences sont en grande partie liées à celles que l'on a mises en évidence pour les techniques d'intermédiation, à l'intérieur desquelles la relation de service se coule avec plus ou moins d'évidence. En effet, les variations ne s'observent pas de façon aussi immédiate que l'on aurait pu l'attendre. Dès lors, plus que les critères de différenciation, c'est l'articulation entre la relation de service et les techniques d'intermédiation qui doit retenir l'attention. Cette articulation est différente pour les aspects de service et pour ceux relevant du conseil.

Notes
417.

Pour mesurer les écarts, on fait un test de comparaison de moyenne (test de Fisher) qui indique, pour chaque sous-population, si l'écart à la moyenne de l'échantillon est significatif. Il ne s'agit donc pas de mesurer les moyennes deux à deux. On réalise en fait deux tests : le premier sur une partition effectuée à partir du croisement de deux variables (type d'agence et choix du terme pour la transaction, 16 modalités), le second à partir de trois variables (type d'agence, type de clientèle, terme pour la transaction, 32 modalités). Les résultats figurent en annexe.

418.

Les caractéristiques sociales de l'agent ont un rôle : les agents les plus jeunes évoquent plus souvent le service tandis que deux tiers des directrices femmes mentionnent le conseil. En revanche l'origine professionnelle n'a que peu d'effet, alors qu'il nous semblait d'après les entretiens que le fait de venir du bâtiment pouvait orienter vers le service. Ces caractéristiques ne sont pas indépendantes de celles des agences et leurs effets ont tendance à s'ajouter.