Service et conseil, deux logiques distinctes

La place du service

Les aspects serviciels, on l'a vu, sont loin d'être toujours demandés par le client, de telle sorte que l'agent doit les amener de sa propre initiative, ou les faire émerger au cours de la conversation (dans le logement pour la prise de mandat, à l'agence ou dans le logement pour les clients acquéreurs). Pour montrer comment ils se combinent au reste de la relation, il est plus pertinent de considérer de façon approfondie une agence plutôt que de mener des comparaisons. L'agence sélectionnée (agence 5) est atypique : elle correspond à ces agences de type B qui s'adressent à des clientèles plutôt aisées et mettent en avant la notion de service dans sa dimension techniciste, la seule différence étant l'ancienneté (six ans d'existence au moment de l'entretien). Néanmoins, la présentation que fait le directeur de cette agence est assez complète, ce qui permet de bien appréhender les différents points auxquels la relation de service rejoint et influence l'intermédiation. Partir d'une autre agence (par exemple celle où a eu lieu l'observation) conduirait à laisser de côté des éléments importants, notamment tout ce qui concerne la démonstration de sa compétence au vendeur lors de la prise de mandat. L'agence en question est située dans le troisième arrondissement de Lyon, dans le quartier de Montchat. Trois personnes y travaillent : une secrétaire (à mi-temps) et deux associés qui ont fondé l'agence en 1997. Tous deux ont une formation dans le bâtiment : celui avec qui l'entretien a été réalisé (son associé intervenant de temps à autre) a un diplôme d'ingénieur. Agé de 36 ans au moment de l'enquête, il a été salarié dans une entreprise de promotion construction, avant d'être commercial dans une agence en franchise puis de fonder l'agence sur Montchat à une époque où il n'y en avait pas d'autre sur ce quartier (elles sont six au moment de l'entretien, une autre a été créée depuis). Comme indiqué plus haut, cette agence défend une approche en termes de service, malgré la difficulté à la maintenir dans un contexte d'intensification de la concurrence. Il définit ce service comme une "démarche technique".

‘"- Dans le réseau dans lequel vous travailliez avant, il y avait cette démarche technique ?’ ‘- Oui, il y avait une amorce de cette démarche technique, donc de présentation, enfin d'avoir le maximum d'informations sur le bien. Il y avait effectivement ça. Par contre, nous l'utilisions peu. C'était strictement orienté vers l'aspect commercial, alors que ici, c'est une question de caractère, c'est une façon de… C'est une démarche commerciale, ça nous aide définitivement dans notre démarche commerciale auprès de notre clientèle. On se sert de cela pour argumenter 419 ."’

Dans son ancienne agence, qui fait office de contre-modèle, la priorité entre le commercial et le serviciel est inversée. Par ailleurs, les termes n'ont pas tout à fait le même sens dans les deux phrases : l'intonation indique bien qu'il y a le "bon" et le "mauvais" commercial. Néanmoins, le fait de présenter les apports techniques comme des "arguments" précise dès l'abord la place de la relation de service.

‘"-Vous pouvez me dire comment ça se passe?’ ‘-La relation n'est pas très formaliste sur la forme, c'est-à-dire la présentation que nous sommes amenés à présenter à nos clients… c'est avec nos clients acheteurs et même vendeurs, c'est très ouvert. Là par exemple, voyez-vous, je vous présente une fiche technique d'un demandeur [il montre la fiche sur l'ordinateur], donc là nous recueillons toutes les informations et derrière il y a le plan. Donc je ne pense pas que ce type de fiche vous l'ayez aperçu auprès d'autres confrères. Donc là effectivement ça demande beaucoup de travail et, là, en parallèle, il y a toutes les vues numériques qui sont présentées sur écran informatique.’ ‘-Quand vous dites que ça demande beaucoup de travail ?’ ‘-Oui, alors là c'est une question délicate. On revient peut-être à la spécificité d'un quartier qu'est Montchat. Il y a souvent des anciennes familles lyonnaises qui sont présentes, donc ce sont des gens qui sont souvent attachés à la notion de sérieux et de qualité de service. Ceci étant, aujourd'hui les temps ont changé. On vit dans une société éphémère, c'est très volatil, ce qui fait que cette notion de connaissance, de tissu relationnel a un peu tendance à s'évaporer. Ce qui est pour nous extrêmement dommageable, et je dirais extrêmement ennuyeux puisque nous, nous avions une volonté de faire réellement ce qu'est le métier immobilier, ce métier relationnel avant tout. Et pour mettre en place cette image que nous avons réussi d'ailleurs à mettre en place, nous sommes reconnus pour notre sérieux de travail. Ceci étant aujourd'hui au niveau de l'activité en elle-même, ben ça n'a plus guère d'influence. Malheureusement, le marché a complètement évolué, surtout pour ce qui concerne l'année passée. Si vous avez rencontré nos collègues vous avez pu voir qu'il y a le marché très tendu, c'est-à-dire qu'il y a un manque de biens à la vente. Et puis derrière les acheteurs sont de plus en plus, je dirais volatils. Ce sont des personnes qui n'hésitent pas sur des considérations financières ou même politiques à changer leur fusil d'épaule sur 24h. Mais dans cette notion d'image de marque, il n'y a plus guère de représentativité. On n'a plus ce retour que nous avions les années précédentes. Et ce changement de situation a été extrêmement rapide. Ça date de même pas un an, c'est très frais."’

Ce passage, qui peut se lire presque entièrement dans les termes des circuits de valorisation et des techniques d'intermédiation présentées au chapitre précédent, reprend ce qui a déjà été dit sur la situation de cette agence. Il faut également y retenir deux points importants : d'une part, l'insistance sur la connaissance du bien et des ses caractéristiques techniques ne se confond pas avec le formalisme de la relation, d'autre part, la comparaison avec les autres agences est constante, que ce soit sur l'effet de la conjoncture ou sur l'objectivation de la connaissance du bien par sa fiche technique. Un peu plus loin dans l'entretien, l'agent évoque à nouveau ces "familles lyonnaises qui ont confiance" (cf. citation chapitre 5) :

‘"-Cette relation de confiance, ben elle s'assoit sur ce que nous en sommes en mesure de leur montrer, leur prouver. Ces personnes là vont très vite s'apercevoir… si nous établissons un premier contact mandat, si ces personnes là ont également vu d'autres professionnels qui présentent leur bien, ils vont de suite faire la différence entre une certaine façon de travailler. Ils vont s'apercevoir que les clients que nous allons leur ramener, donc les clients acheteurs, sont des clients très ciblés. Lorsque des clients vont venir chez eux pour la première fois, en fait, ces gens ont déjà presque une bonne connaissance du produit, parce que nous leur avons très largement expliqué le contenu du produit lorsque nous les avons rencontrés à l'agence. On photonumérise, on fait des plans, donc là, point également qui nous écarte de nos confrères, pour chaque bien que nous rentrons, un plan du bien. Alors soit effectivement le client vendeur a déjà un plan, c'est une chose qui est très rare, donc là, nous sommes amenés à réviser un plan. Nous n'envisageons pas de présenter un bien à la vente sans avoir le maximum d'informations sur ce produit, aussi bien sur les aspects financiers que sur les aspects techniques.’ ‘-C'est vous qui le faites, ou vous le confiez à un expert ?’ ‘-Non, non, c'est nous qui faisons tout. C'est pour ça, là le client vendeur va s'apercevoir qu'il y a une nette différence par rapport à d'autres confrères. Lorsque nous allons venir chez lui pour la première fois, il va être assez étonné du temps que nous allons prendre pour se renseigner sur son bien. Il va s'apercevoir que nous nous attachons à des aspects typiques que d'autres confrères n'ont pas du tout abordés. Ils se limiteront à l'aspect financier : estimation du bien et puis point. Alors que nous on a abordé ce sujet là évidemment, c'est un point essentiel, mais derrière nous allons également questionner le vendeur sur les aspects techniques de son bien."’

Là aussi, tout repose sur la comparaison avec les autres agences. Partant de la notion de confiance, qu'il présente originellement comme une disposition propre aux "familles lyonnaise" qui composent (au moins dans les représentations) son cœur de cible, il passe rapidement à la démonstration de sa particularité, de l'avantage qu'il présente par rapport aux confrères. Le plan 420 est ce qui permet de faire converger tous les éléments du service : attention et temps passé avec le vendeur, connaissance du bien, pré-construction ("ciblage") de la demande de l'acquéreur par une présentation complète du bien en agence. La démonstration de sa fiabilité va de pair avec la mise en évidence de ce qui le distingue des confrères. On retrouve également l'idée selon laquelle la promotion du bien objective la relation avec le vendeur, tout en la prolongeant : c'est par la connaissance du bien que l'agent entre dans la relation commerciale.

‘"-Ces aspects techniques, ils jouent sur l'estimation ?’ ‘-Non. Là c'est pareil, c'est que toute chose évolue en même temps. Normalement, un bien immobilier, sa valeur réside essentiellement dans sa situation géographique. C'est le critère N° 1, sa valeur immobilière correspond à un secteur géographique. Après, second point qui est important, c'est la localisation dudit bien au sein même de la copropriété : est-ce que c'est un rez-de-chaussée, est-ce que c'est à l'étage. Après les autres critères sont extrêmement nombreux qui vont amener une plus-value ou moins-value sur l'estimation du bien. Bon là on en vient à l'aménagement du bien : est-ce que le bien était entièrement rénové, ou pas rénové, est-ce que c'est un bien qui est entaché de défauts d'isolation phonique, thermique, ou au contraire est-ce qu'il possède les isolations en question. Je dirais, là ça va avoir peu d'influence sur le prix du bien. Par contre, ces critères secondaires vont avoir une énorme influence psychologique quant à la présentation du bien au client acheteur. Il est évident qu'un bien qui est complètement rénové, la première photographie que vous avez du bien est positive, par rapport à un bien qui, lui, n'a pas été rénové…ça va influencer. C'est normal, nous sommes tous un peu pareils, quelles que soient les acquisitions que nous allons réaliser, la première photographie de l'objet va avoir une influence énorme sur notre acte d'acquisition. Alors là, de notre côté, nous allons justement, quand même, nous permettre de corriger un petit peu cela. On perçoit de l'attention, s'il s'enthousiasme sur un bien parce qu'il trouve celui-ci extrêmement beau, je prends ce terme là parce que ce n'est pas innocent, on leur dit : bon alors, est-ce que vous avez bien vérifié les points essentiels. Si la surface correspond bien à ce que vous recherchez, la disposition, l'exposition ou autre. Et à l'inverse c'est pareil, un bien qui paraît ne pas être séduisant, et bien là nous allons attirer l'attention du client acheteur en lui disant : attention, ce bien là correspond tout à fait aux critères de base que vous nous avez donnés. Donc il faut avoir, peut-être, la faculté de pouvoir visionner ce bien là une fois rénové parce qu'il correspond exactement à ce que vous recherchez. Et c'est là également une notion de service que nous apportons à nos clients aussi, c'est-à-dire que nous suggérons à nos clients acheteurs quels vont être les travaux qui pourront être réalisés dans ce bien immobilier. Donc nous nous sommes attachés les services de différents professionnels architectes, métreurs ou autres, qui vont permettre d'aller extrêmement loin dans cette démarche de réhabilitation d'un bien, et de suggérer des solutions d'amélioration d'un bien. Et comme, toujours pareil, pour que ces gens là puissent connaître leur budget global : acquisition, frais de mutation, plus réalisation de travaux dans le bien."’

Nous n'aborderons pas ici la question de l'estimation qui sera l'objet du chapitre 7. La valorisation du bien par l'image ("première photo", influence psychologique") semble dans un premier temps contradictoire avec la technicité des services proposés, que ce soit pour la réalisation du plan ou pour celle de l'évaluation du bien, comme si la photographie effaçait le travail de qualification technique du bien. En réalité les deux ne sont pas contradictoires : certes la relation avec l'acquéreur passe par le désenchantement, la déconstruction du "beau" (et même de "l'extrêmement beau") qui a suscité son enthousiasme, mais cette étape ouvre sur une autre forme de mise en scène, une projection imaginaire. Ce type de projection est souvent un motif de raillerie envers les agents immobiliers et leur propension à enjoliver les logements qu'ils font visiter. Elle n'est ici possible que parce qu'elle peut être traduite en éléments concrets (contact avec un autre professionnel, budgétisation). Le service se définit ici moins par un apport d'information que par la construction du regard : à la réaction spontanée, "psychologique" et enfermante que suscitent la photo et la première impression, l'agent oppose ici un regard équipé, portant sur les possibilités de transformation et d'aménagement. Parallèlement, la demande du client est aussi remise en perspective (à partir des "critères de base"). On a suggéré, lors de la description de visites auxquelles nous avons assisté, que les visites sont l'occasion d'une mise en scène de l'habitat : la relation de service correspond alors à ce qui ancre cette mise en scène dans des informations et des dispositifs objectivés (la possibilité de mettre en contact avec d'autres professionnels est importante pour confirmer les possibilités évoquées par l'agent). Comme l'ont montré Christian Bessy et Francis Châteauraynaud 421 , la familiarisation et l'appréhension des caractéristiques sensibles, sont des étapes nécessaires à l'élaboration d'un jugement sur des objets dont l'évaluation engage de nombreux critères, et ce même (ou surtout) si l'expert est doté d'un savoir-faire technique censé, a priori, éloigner le rapport corporel à l'objet. Cette approche vaut surtout pour des biens à rénover qui ne séduisent pas immédiatement, mais elle peut se retrouver à des degrés divers pour d'autres types de logements. L'important est dans la démarche : on l'a dit, entrer dans la relation de service suppose d'aller au-devant des demandes des clients, ce qui expose au reproche d'être un "pur commercial". C'est la connaissance technique du bien qui permet ici d'envisager des transformations et de les proposer à l'acquéreur. De cette façon, on prolonge l'analyse qui faisait partir la relation de service du repérage des spécificités de chaque bien. Cela amène à voir l'ajustement comme un processus partant du bien lui-même et de la façon dont il est présenté. Cela apparaît de façon encore plus marquée dans la suite de l'entretien :

‘"- Est-ce que c'est quelque chose qui se prolonge après la vente ?’ ‘-Bien sûr. On continue à faire beaucoup, je dirais, de rénovation de biens immobiliers, après la vente. Oui. Donc là c'est un des services que nous amenons à nos clients où en effet nous sommes extrêmement peu nombreux à fournir ce service. Qui plus est c'est discret et complètement gratuit. Lorsque nous suggérons à des clients acheteurs qu'il y a une modification que l'on peut apporter au sein de leur appartement ou de leur maison, l'offre de service est entièrement gratuite. Ce service qui leur permet, c'est une aide à la décision. Dès l'instant où les personnes ont une véritable accroche sur le bien, des travaux qu'ils comptent réaliser dans le bien, alors on va émettre des devis. ’ ‘-Si vous dites que c'est gratuit, qui les prend en charge ?’ ‘-Ce sont nos partenaires qui les prennent en charge, parce que derrière, pour eux nous sommes apporteurs d'affaire, ils ont de grandes chances de pouvoir concrétiser avec ces personnes. Dans l'accord que nous avons mis en place avec ces professionnels, on leur amène des acheteurs qualifiés sûrs, et là c'est toujours pareil, on en revient à une question de confiance qui s'établit. On a une confiance avec le client acheteur et cette confiance là elle va se transposer auprès de ces professionnels. Nous avons sélectionné des professionnels. Ce sont des gens que nous connaissons, et nous avons pu observer la qualité de leur travail, et nous avons l'assurance qu'effectivement on peut les proposer à nos clients sans aucun souci derrière. ’ ‘-Est-ce que ça joue dans la négociation ?’ ‘-Bien sûr, c'est un service qui a un rôle important dans la négociation. Et je dirais, aussi bien auprès de notre client vendeur, sans que… Lorsque nous sommes dans la première phase de démarchage de notre client vendeur, lorsqu'on lui explique quels sont les services que nous allons amener au client acheteur pour promotionner de manière plus efficace son bien, celui-ci va être plus enclin à nous confier son mandat de vente. Il va s'apercevoir que nous ne sommes pas seulement des porte-clés : on amène, encore une fois, un service complet de l'immobilier, de A jusqu'à Z, sur l'aspect financier jusqu'au technique final".’

Au-delà du mode de fonctionnement du partenariat avec d'autres professionnels, qui rejoint ce que l'on a dit plus haut (même s'il est effectivement rare d'accompagner ou même de préparer la phase de rénovation), il faut noter qu'il s'enclenche dès lors qu'il y a une "accroche" c'est-à-dire lorsque le client réagit aux propositions qui ont été faites : tout part de ce que les agents ont perçu dans le bien, plus que de la demande de l'acheteur. Le lien est renoué à la fin avec les techniques d'intermédiation, par un rappel de l'argument de vente que constitue le "service complet". Dans le contexte qui est celui de cette agence, le problème ne réside toutefois pas dans l'efficacité de cet argument mais dans celle de la promotion, la vente pouvant être réalisée plus rapidement par des agences qui s'épargnent une partie du travail technique. Cet exemple est, répétons-le, assez isolé, l'agence se distinguant par la gamme de services (réalisation d'un plan, estimation complète) ainsi que par le fait de prolonger la relation au-delà de la vente. Son originalité même est toutefois ce qui permet d'identifier ce qui fait l'essence de la relation de service, à savoir fonder l'ajustement sur les caractéristiques du bien et non sur une demande (adressée ou anticipée), et qui est habituellement si mêlé aux techniques de l'intermédiation qu'il en devient indiscernable. L'entrée dans la relation de service suppose alors de sortir du soupçon que l'agent cherche à enjoliver des biens difficiles à vendre mais qu'il en présente bien les caractéristiques. En l'absence de réels éléments d'information (notamment technique), la frontière entre les deux est parfois difficile à tracer. On peut par exemple mentionner le récit par Alain de la visite d'une maison à Bron, dont le principal problème est que les tours voisines ont une vue plongeante à l'intérieur (cassée tout de même par une haie). Un couple vient pour la visite et, avant de rentrer, l'homme se plaint de ce que le quartier n'était pas celui indiqué dans l'annonce et du vis-à-vis gênant. "Je lui ai répondu que c'était bien le quartier et je lui ai demandé directement s'il voulait faire la visite. Si l'environnement ne lui plaisait pas, moi j'avais pas de temps à perdre. Il a dit qu'il voulait faire la visite, on a vu le rez-de-chaussée très vite et puis une fois à l'étage ça a commencé à leur plaire. Alors je leur ai fait refaire une visite, une vraie, en montrant le rez-de-chaussée en détail. On est sorti, il m'a serré la main et m'a dit : on signe". L'agent a pu ici réaliser une "vraie" visite parce qu'il s'est montré prêt à y renoncer. Pour montrer comment le client entre dans la relation de service (à un niveau moins poussé que pour l'agence 5), on peut également mentionner deux visites conduites à la suite par Alain dans le même appartement.

‘9h30-10h15 T5 100m² cours Tolstoï (Villeurbanne), 5e étage sur 7 avec ascenseur dans une résidence (trois immeubles) relativement récente (années 70).’ ‘L'appartement est encore occupé par les propriétaires : une famille de 5 personnes, seul le propriétaire et sa fille cadette sont présents au moment de la visite. Fonctionnaire de son état, il a à peu près 50 ans, volubile et empressé, il parle beaucoup de sa passion de motard. Il a confié un mandat exclusif à Alain après avoir vu sur Internet qu'il avait vendu un bien dans le même immeuble : lors de la prise de rendez-vous par téléphone Alain lui explique sa façon de procéder, à savoir qu'il mène la visite, ne s'adressant au propriétaire que pour lui demander une précision ou un document. "Il m'a dit : oui c'est comme ça que je l'entends et vous pouvez pas tout connaître de l'appartement. J'aime bien votre langage donc je vous confie l'exclusivité". Le prix est fixé à 169 000 euros. Le mandat a été donné quatre jours auparavant et il s'agit des premières visites. Commentaire : "et puis il faut se le taper, [nom du propriétaire]. Il parle énormément, il raconte sa vie et ça n'intéresse personne. Mon rôle c'est aussi de le tenir un peu à distance pour qu'il ne sabote pas la visite".’ ‘Pour la visite le rendez-vous est fixé à quelques mètres de l'immeuble. Le visiteur est un homme jeune (la trentaine), marié, en jean et polo et un petit carnet à la main. Avant d'entrer dans le bâtiment, Alain fait remarquer que l'immeuble est en retrait de la rue et que les arbres plantés devant protègent du bruit. Dans l'ascenseur il annonce qu'il faut envisager un "rafraîchissement" du parquet. Ordre de la visite : entrée, salon, balcon (donnant sur le cours Tolstoï et courant le long du salon et de la première chambre), première chambre d'enfant, deuxième chambre d'enfant, salle d'eau, WC, SdB, chambre des parents, troisième chambre d'enfant donnant sur un balcon (sur cour) qui communique avec la cuisine. Les chambres et salles d'eau s'organisent autour d'un vestibule qui peut être fermé et constituer une partie "nuit". Alain annonce que le salon était plus grand mais qu'une cloison a été dressée pour former une chambre supplémentaire : elle peut être abattue, le parquet de la chambre étant en continuité avec celui du salon. Sur le balcon, Alain fait remarquer une petite baraque de chantier pour dire que la construction aura en fait lieu de l'autre côté de la résidence et ne gâchera pas la vue. Le visiteur s'avère être au courant et sait même par la mairie de Villeurbanne, où il travaille, qu'un square est prévu à cet emplacement. Il remarque également que les arbres forment "une bonne isolation phonique". Dans la chambre 1, le visiteur regarde attentivement le parquet et la cloison, les commentant avec des termes techniques. Il fait de même dans les autres pièces montrant une grande connaissance des éléments techniques et du quartier (il devine notamment dans quelle rue sort le garage). Il faut donc faire occasionnellement appel au propriétaire (notamment pour les consommations d'énergie et d'eau) qui monopolise rapidement la parole. Il montre ensuite la cave, le garage et un second garage vendu à part. De retour à l'extérieur, en signant le bon de visite, Alain et le visiteur abordent la question des réalignements prévus du cours Tolstoï et tombent d'accord sur le fait que cela prendra beaucoup de temps car la municipalité n'a pas les ressources pour préempter tout au long du cours. Alain remarque que les arbres protègent la façade qui n'a pas besoin d'être refaite. Le visiteur prend congé en disant qu'il va poursuivre ses recherches, qu'il a manifestement entamées depuis longtemps.’ ‘10h15-10h40 Même immeuble. ’ ‘La visiteuse est une femme de 45 ans environ, mariée, travaillant dans une crèche à Villeurbanne. Elle a donné ces renseignements au téléphone et les répète en arrivant. En visitant le salon, elle apprécie la possibilité d'abattre la cloison car elle habite actuellement dans une maison et a beaucoup de meubles. La visite se déroule dans le même ordre que précédemment mais elle pose beaucoup moins de questions que le visiteur précédent. Alain fait la remarque à propose de la baraque de chantier et elle avoue ne l'avoir pas remarquée. La fiche descriptive du bien comporte toutes les réponses qu'elle attend (charges taxes, surfaces). Elle tique sur le montant des charges (provision mensuelle : 120 euros) mais H calcule rapidement qu'à 10 euros le m² (que l'on prend habituellement comme référence), le montant des charges est ici un peu inférieur à la moyenne. Au terme de la visite, elle dit vouloir revenir le lendemain avec son mari. Alain sera absent mais affirme que cela ne pose pas de problème et fournit les coordonnées du propriétaire après la signature du bon de visite. De retour à l'agence il reçoit un appel du vendeur qui veut savoir comment réagir si les visiteurs intéressés demandent une baisse du prix. Alain répond qu'il faut alors tout renvoyer à l'agent immobilier : ne donner que des éléments d'information sur l'appartement et dire que c'est l'agent qui s'occupe de la négociation. ’ ‘ Analyse : les deux visites apparaissent comme opposées, l'une orientée vers le diagnostic technique et comme dénuée de toute préoccupation relative à l'habitat (parler d'isolation phonique plutôt que de calme) tandis que le seconde est marquée par des soucis plus résidentiels (place pour les meubles). Le rôle de l'AI est différent dans les deux cas. En retrait lors de la première visite, il ne peut qu'essayer de montrer sa compétence en suivant le langage technique du visiteur. Il est beaucoup plus actif au cours de la seconde, sans pour autant se livrer à un travail de mise en scène de l'espace (à l'exception du salon). Il tente au contraire d'ancrer les perceptions de la visiteuse dans des données objectives (discussion sur les charges). Les deux visiteurs se distinguent par l'âge et le parcours résidentiel plus que par la catégorie sociale mais aussi par le sexe : il est moins fréquent de voir le mari effectuer les premières visites. Le fait que ce visiteur n'a sans doute pas encore construit une organisation contraignante de son habitat (meubles, etc.) joue un grand rôle dans son approche. Le fait de disposer d'un mandat exclusif rend inutile de presser les visiteurs. L'objectif premier pour l'AI est de montrer son efficacité au propriétaire. Le second point notable est la répartition des rôles entre le propriétaire, censé s'effacer, et l'AI qui est loin de mener toutes les discussions, au point de laisser une visite se faire sans lui. Au-delà du caractère envahissant du propriétaire on peut y voir un signe de la tranquillité que laisse le mandat exclusif, sans que cela signifie pour autant une renégociation des places respectives dans la transaction.’

Dans les faits, la présentation du bien s'adapte à la diversité des clients et des questionnements qu'ils apportent. Les deux visites citées en exemple montrent que le degré de connaissance des clients définit des niveaux d'exigence différents et que leurs préoccupations peuvent orienter le discours de l'agent dans un sens ou dans l'autre (en l'occurrence vers les matériaux, le bâti et les consommations d'énergie, ou vers l'habitat et les aménagements possibles). La complexité du bien logement et la multiplicité des domaines par lesquels il peut être abordé, surtout dès que l'on prend en compte le contexte urbain et juridique dans lequel il s'insère 422 , interdisent toute présentation exhaustive, même avec la multiplication des diagnostics réglementaires. Par conséquent, si l'on peut définir la relation de service comme une forme d'objectivation des caractéristiques du bien aidant l'agent à mettre à distance le soupçon qui pèse sur ses démarches commerciales, il est nécessaire de penser ces aspects serviciels en conjonction avec le traitement de la demande des clients, approché ici par la notion de conseil.

Notes
419.

Sauf indication contraire, les extraits cités se suivent.

420.

Les remarques sur la rareté de cette pratique sont vraies, les agents orientant la plupart du temps vers un diagnostiqueur qui réalisera le métrage. Sans anticiper sur le chapitre suivant, on peut dire que seules 0,5% des petites annonces que nous avons dépouillées avaient un plan, ce qui s'explique à la fois par le fait qu'ils sont rares à ce stade de la relation et par le caractère attractif des photos.

421.

Christian Bessy et Francis Châteauraynaud, Experts et faussaires, pour une sociologie de la perception, Paris, Métailié, 1995. On peut appliquer à la mise en scène de l'habitat et à la représentation et aux perceptions de l'acquéreur leur démonstration du rôle des corps et de la perception "en situation" sur l'authentification d'objets par des experts : " La contrainte d'authenticité sur laquelle prennent appui les jugements des personnes ne se réduit pas à des procédures d'authentification basées sur des représentations ou des conjectures : elle pointe sur des phénomènes de présence qui passent par l'état des corps et des matériaux.[…] La notion de prise permet de retrouver les fils qui relient les expertises individuelles aux expériences communes en pointant sur les processus d'apprentissage par lesquels les facultés de perception se développent". p227.

422.

Sans en dresser ici une liste exhaustive, mentionnons ici deux domaines. Le premier est celui de l'urbanisme et du foncier : les défauts d'alignement, l'état des terrains adjacents (et le type de construction susceptible d'y être érigé), ainsi que les projets publics d'aménagement peuvent influencer la valeur futur du logement mais peuvent être totalement ignorés au cours d'une visite qui se fait à l'intérieur du logement. Le second est celui du fonctionnement de la copropriété. Si les acquéreurs potentiels se voient (dans le meilleur des cas) remettre des documents comme les derniers PV d'assemblée qui les tiennent au courant des dernières dépenses votées, ils n'ont aucune connaissance des autres copropriétaires ni du conseil syndical. L'agent immobilier, qui a le plus souvent obtenu ces documents du propriétaire, n'a en général pas d'éléments à leur apporter sur la situation spécifique de la copropriété (ni même sur la qualité des prestations du syndic). On retrouve là l'opacité de "l'institution copropriété" dans laquelle la solidarité financière de fait entre copropriétaires n'a pas de fondement juridique (à l'inverse de formes d'association découlant du droit des sociétés). Comme le montre Marie-Pierre Lefeuvre ("Confiance et rationalité des risques dans la (co)propriété", Cahiers Internationaux de Sociologie, vol. 114, 2003, p. 73-92), cette situation rend rationnelle la dénégation de la solidarité de fait en copropriétaires, et empêche la reconnaissance et l'institutionnalisation des risques (notamment celui de défaut de paiement).