Le rôle du conseil

Symétriquement à la relation de service, en effet, le conseil peut être conçu comme la recherche d'un ajustement fondé sur une demande. Là où le service part du principe qu'une bonne présentation d'un bien et de ses potentialités finira par "accrocher" un client, le conseil cherche plutôt à déterminer ce qui convient le mieux pour tel ou tel client. On peut imaginer qu'il parte du bien : il s'agira alors d'anticiper le type de client pour lequel le bien est fait. Néanmoins, ce type de démarche relève de la promotion, pas du conseil. Bien évidemment, ces aspects sont mêlés dans la pratique. Il n'est toutefois pas inutile d'en distinguer les logiques, même de façon un peu abstraite, pour voir ce que recouvrent les ajustements réalisés par les agents. Une façon de mesurer le rôle du conseil consiste à voir dans quelle mesure les agents infléchissent les demandes qui leur sont adressées.

Parmi les questions du questionnaire sur les informations données au client, une des propositions portait sur la redéfinition des projets immobiliers des acquéreurs : 42% des agents y ont répondu positivement ce qui peut paraître relativement faible et va dans le sens de l'affirmation, souvent répétée, selon laquelle les demandes sont déjà bien ciblées. Les variations de ce pourcentage fournissent quelques données supplémentaires : il est influencé par le type d'agence (50% pour les membres de réseau et 35% pour les indépendants, ce qui signale aussi deux conceptions différentes du conseil, l'une plus dirigiste que l'autre 423 ), mais aussi par le type de clientèle, et en particulier par la localisation géographique des acquéreurs. Plus la clientèle touchée par l'agence est lointaine, et plus elle va se dire en mesure d'influencer la recherche des acquéreurs (43% pour les acquéreurs du quartier, 57% pour les clientèles nationales). Cela peut s'interpréter comme un indice du degré de précision de la demande des acquéreurs locaux et issus de l'agglomération 424 . Ces chiffres sont toutefois ambivalents car ils peuvent désigner soit une capacité à amener les clients à préciser leur demande, soit (malgré la formulation de la question) une forme d'influence. Par ailleurs, et un questionnement centré sur l'influence des intermédiaires sur les comportements d'achat risquerait de l'occulter, le conseil s'adresse également aux vendeurs :

‘Il y a des gens qui sont venus voir il y a deux jours pour vendre, ils voulaient vendre, vous voyez [il dessine le plan d'une propriété], un truc comme ça avec une baraque ici et une plus grosse baraque ici. Avec une porte là, avec un portail ici. et ils me disent : " voilà, bon qu'est-ce que ça vaut m'sieur?" Ça dépend : qu'est-ce que vous voulez faire. La réponse c'est un peu ça. La première réponse c'est une question. Pourquoi vous me demandez d'estimer, pourquoi vous mettez en vente.[voix gémissante] "Ah ben écoutez, on a une maison de campagne, on a ces deux maisons, on a 70 ans, mon mari il a mal au dos, donc ça devient difficile d'entretenir tout ça". Donc en fait, il faut dégrossir le terrain. Est-ce que véritablement ils veulent partir de là, est-ce qu'ils veulent vivre dans leur maison de campagne? En fait ce qu'ils veulent c'est s'alléger. C'est pas qu'ils veulent tirer un trait sur leur vie ici. Je suis arrivé à la conclusion qu'en fait ils étaient entrés, qu'ils s'étaient adressés à moi pour vendre la totalité mais qu'ils n'avaient pas spécialement envie de quitter cette maison qui leur plaisait bien, qui correspondait bien à leur style de vie. Que la maison de campagne il était hors de question de la vendre et que celle-ci [il désigne la petite maison, près du portail] elle était en trop, c'était celle-ci qui les poussait à partir. Donc en partant de l'estimation d'une globalité, je suis arrivé à la mise en vente de ce petit bout, et d'un morceau de jardin.(…) Là on va au-delà de la prise de mandat, c'est de la mise en forme de dossier. Là je fournis un service dans mes honoraires. Mes honoraires, c'est quand j'aurais trouvé le client, mais en réalité cette démarche de vente sera précédée de prises de rendez-vous chez EDF, de gaz, de l'égout, sera précédée d'une demande de devis pour la clôture. Ça c'est vraiment du service et je suis pas rémunéré pour ces premiers services. Je suis rémunéré pour une portion du service, la dernière. La préparation du produit que je réalise elle est aussi importante, et bien plus, que de passer une annonce et d'ouvrir le portillon du terrain. Parce que si je ne fais pas la préparation de la division, le bien est invendable. Un cabinet d'études le facturerait. Mais si je leur dis : adressez-vous à un cabinet d'études, ça ne se fera pas". (Agence 1)’

La logique de cette description correspond à l'idée que l'entrée dans la relation de conseil passe par la mise au jour d'une demande mal perçue des clients eux-mêmes, non pas parce qu'ils sont face à une incertitude ou à une situation de flou sur ce qu'ils souhaitent réellement, mais parce qu'ils ont envisagé une seule solution à leur problème alors qu'une autre est possible. Comme pour la relation de service, l'apport de l'agent repose sur l'ouverture des possibles, mais il part ici d'une traduction de la demande qui engage sa perception du mode de vie des vendeurs. La spécificité de ce travail vient ici du fait qu'il est réalisé à l'agence, et non au domicile des vendeurs : si la maison avait déjà été mise en vente, le rapport aurait sans doute été différent. La dimension servicielle, importante puisqu'il s'agit d'une division demandant de nombreuses démarches, vient dans un second temps. Elle est abordée sous l'angle classique de la rémunération, ou plutôt de la non rémunération de certaines démarches, d'autant plus préjudiciable que le conseil donné par l'agent conduit à une vente moins profitable pour lui que si toute la propriété avait été cédée. Fournir un conseil qui va contre ses intérêts immédiats est un moyen pour l'agent d'en faire reconnaître la pertinence et le caractère désintéressé. La configuration n'est toutefois pas la même qu'avec un mandat simple où l'agent aurait couru le risque de rater la vente. La sécurité dans laquelle il travaille, ainsi que la confiance et la reconnaissance des vendeurs rendent cet effort supportable. En effet, il poursuit ainsi :

‘"Tout est une perception de votre métier, c'est-à-dire : est-ce que vous estimez que vous pouvez apporter quelque chose aux gens en dehors du fait de faire passer des pubs dans le journal, de chercher des clients acheteurs et de les convaincre d'acheter ou est-ce que vous estimez que votre métier il est déjà en amont, d'orienter les gens dans leur problème d'immobilier, de patrimoine, d'habitat, etc. Si vous arrivez à les conseiller comme ça en amont, là vous avez la confiance absolue, c'est un mandat exclusif, c'est clair". ’

Il ne s'agit pas uniquement de "perception du métier" même si elle joue un rôle : le fait de se situer "en amont" est essentiel. La locution a d'ailleurs deux sens : il s'agit de remonter aux motifs de la demande, d'en expliciter les enjeux et les non-dits, mais aussi d'être le premier sur l'affaire. Sans la conjonction de ces deux éléments, l'affaire reste limitée à la vente. La particularité de cette vente, où la propriété comporte plusieurs bâtiments est aussi un élément essentiel. L'agent précise lui-même le caractère exceptionnel de ce type de situation :

‘"Par contre il y a des cas où ça va être beaucoup plus simple, où il a déjà tout arrêté. C'est : "monsieur, jusqu'à maintenant j'habitais à Lyon, je pars à Paris, cet appartement faut me le vendre". Je peux difficilement le conseiller sur son achat, parce que Paris j'y connais rien du tout. Tout ce que je peux faire, c'est vendre son truc. Là, le dialogue il va être beaucoup plus court. On rentre tout de suite dans une démarche de défense de la qualité commerciale, de vente, uniquement et il n'y a pas de conseil. Ça dépend des circonstances, il faut d'abord définir les attentes du client, pourquoi il nous fait venir. S'ils ont déjà défini, il n'y a rien à apporter, vous le savez en trois phrases et là c'est uniquement : il faut prendre ce mandat".’

Avec la même "perception du métier" (demander "pourquoi il nous fait venir", ce qui renverse la situation habituelle de pige et de prospection où l'agent est celui qui sollicite), le conseil n'a pas lieu d'être. La comparaison entre les deux exemples donnés par cet agent va toutefois un peu au-delà : il n'est pas anodin que les vendeurs soient dans le premier cas des retraités dont il mime la position hésitante (la voix, le ton, la faiblesse physique incarnée par le mal de dos), alors que le vendeur du deuxième cas, personnage abstrait même si on peut penser que l'agent a en tête une mutation professionnelle, est probablement un actif, décidé et sachant exactement ce qu'il veut. L'exemple cité, portant sur des propriétaires ayant plusieurs biens (grande propriété, résidence secondaire), peut laisser penser que le conseil porte surtout sur des patrimoines importants et qu'il relève de la logique de la maximisation. Pourtant le récit présenté ici est plus proche du modèle de la réparation 425 évoqué ci-dessus : il s'agit d'éviter au client de commettre une erreur ou de s'engager sur une voie qu'ils peuvent éviter. Une telle remarque s'applique également aux acquéreurs (même si, pour un investissement locatif, le calcul de rentabilité et la maximisation seront évidemment centraux). Cette directrice d'agence présente ainsi le conseil aux acquéreurs :

‘"-Alors, c'est très fréquent que nous leur fassions changer d'avis. On ne va pas leur faire changer d'avis sur l'acte d'acquisition, simplement on va amener les corrections nécessaires et utiles dans la définition de leur projet. Donc on va effectivement les orienter vers des choix de produit. Mais nous je dirais, cette correction que nous leur amenons n'est pas dans un but commercial. Dans un but strictement humain on dit, bon là attention, vous risquez de commettre une erreur dans le choix du produit que vous visez, ou alors leur dire au contraire : vous pouvez effectivement prétendre à quelque chose… Ne vous limitez pas dans votre premier choix. ’ ‘-Les biens que vous avez en portefeuille jouent sur ce que vous pouvez conseiller ?’ ‘-Oui, bien sûr, euh, ça joue. Mais les biens que nous avons en portefeuille, enfin là c'est notre manière de travailler, permettent de leur prouver ce que nous leur avons annoncé initialement. Et puis les biens que nous avons en portefeuille, pour eux ça va leur permettre de visualiser leur projet. Au départ c'est un peu virtuel, imaginaire, mais quand nous leur présentons des photos, quand nous leur présentons un peu mieux le quartier, ils vont pouvoir effectivement, là, toucher du concret. Donc on a ce rôle de réorientation de l'acte d'achat que peuvent avoir ces personnes." (Agence 6)’

Ce discours contient les éléments allant dans le sens d'une influence de l'agent sur le comportement d'achat (réorientation), mais ils sont justifiés, presque excusés, par le souci d'éviter les erreurs ("corrections", dans un but "non commercial"). La démarche présentée contient deux moments. Le premier relève de la prévention, de la réparation anticipée, qui suppose d'entrer dans la logique et les intérêts du client. L'important est que cette étape s'appuie sur un sacrifice apparent des intérêts immédiats (puisqu'il s'agit de ne pas acheter), qui permet de rendre le conseil crédible et de lui réserver un espace. La construction du choix (ne pas se limiter à une première impression, comparer des offres et les éprouver en "touchant du concret") se fait dans un deuxième temps. Chacune de ces deux étapes va au-delà du devoir de conseil de l'intermédiaire qui porte surtout sur les défauts physiques du bien. Le schéma n'est pas figé (la relation pouvant privilégier tour à tour un des deux versants, précaution ou mise en scène d'un choix), mais il a une portée assez générale. Toutefois, pour voir de quelle façon il est activé par les agents, il est nécessaire de voir de quelle façon ils appréhendent la demande.

Notes
423.

Cette remarque peut sembler ironique à l'encontre des réseaux et renvoie, par exemple, à ce que l'on a dit au chapitre 5 sur le dénigrement de biens utilisés comme repoussoir. Les pratiques de réseau (donner un rendez-vous, revneir à l'agence après les visites) sont d'ailleurs explicitement conçues de façon à faire émerger un projet immobilier. Une autre interprétation, complémentaire, peut être mobilisée : de par leur visibilité, les réseaux sont potentiellement les plus sollicités par des clients n'ayant pas de projet encore bien défini.

424.

La seule exception concerne les clientèles régionales : celles dont la clientèle est régionale et départementale. On ne peut l'expliquer par la spécificité de cette clientèle particulière (même si elle compte plus de primo accédants que les autres), d'autant plus qu'il s'agit de la clientèle typique des réseaux.

425.

Un exemple du même type, décrit dans un entretien réalisé en DEA peut être cité : " Pour vous donner un exemple je suis en train de travailler sur un dossier important où une dame, qui est près de la retraite, qui est propriétaire d'un immeuble et au départ elle voulait le vendre. Elle a deux fils et moi c'est vrai que quand je suis allée la voir j'avais dans mon agenda des gens qui étaient capables d'acheter cet immeuble. Aujourd'hui je lui conseille de pas le vendre. On a monté un projet financier, fiscal, pour lui prouver qu'en gérant ce produit autrement elle allait y trouver son compte et que ses enfants y trouveraient effectivement dans une dizaine d'années leur compte à eux aussi. Donc là j'ai pas fait mon travail de commerciale, j'ai pas gagné d'argent, d'accord ? Au contraire, je dirais même que j'ai perdu, entre guillemets, trois jours de travail parce que quand vous montez un dossier comme ça, ça prend effectivement trois jours. J'ai perdu trois jours de travail pour montrer à cette dame que la solution pour elle c'était de garder son patrimoine en montant les choses autrement. Donc j'ai fait moins quelque chose si je ne compte qu'en chiffres. Maintenant, depuis un mois et demi, deux mois, cette dame là m'a envoyé un certain nombre de clients potentiels. Ca c'est normal. C'est clair, si j'avais revendu cet immeuble-là comme ça, cette dame-là aurait payé la plus-value indéfiniment. Ses fils auraient payé d'ici un an ou deux des droits de succession très importants. Le patrimoine que cette dame-là s'est construit en travaillant pendant cinquante ans de sa vie serait devenu la peau de chagrin pour ses fils Le but du jeu c'était pas ça. Le but de sa vie c'était de laisser à ses fils de quoi profiter du travail de leur papa-maman. C'était normal que je leur donne ce conseil. Bon, pour certains autres de mes confrères ça aurait été de vendre ça le mieux possible euh, pour gagner la plus grosse commission possible. Bon cette dame on lui a proposé plusieurs possibilités, elle s'est rendu compte que la meilleure c'était une, c'était celle-là le vendre quand et elle a choisi. Je suis contente de lui avoir donné ce conseil parce que si elle avait pas choisi elle m'aurait peut-être dit : "cet immeuble c'est pas grave je veux le vendre quand même", j'aurai pas eu quelque part cette impression d'avoir fait mon job à moitié. Elle aurait choisi entre deux ou trois choix, chemins, elle aurait pris le sien.. C'est elle qui… Le sien. Mais moi j'aurais fait mon job complètement".