Les remarques précédentes circonscrivent le domaine d'action du jugement de l'agent, de ses représentations et de ses présupposés sans pour autant leur enlever toute influence. En filigrane, le problème des catégories de jugement des agents pose celui de l'orientation (ou de la mise à l'écart) de tel ou tel type de clientèle vers tel ou tel type de biens. Des phénomènes explicites de fermeture, consistant par exemple à écarter une catégorie de clientèle de certaines localisations, comme dans l'exemple du "racial steering" décrit au chapitre 4, ne sont pas à exclure mais ils ne nous semblent pas représenter le principal phénomène pour la transaction en milieu urbain 428 . Rappelons à cet égard que les agences disent ne pas être en mesure de segmenter les clientèles. Le problème peut être perçu de deux façons : en partant du client acquéreur, ou en partant du bien (imaginer le type de client qui correspond le mieux au bien mis en vente).
Ces trois modes de perception de la demande prolongent les analyses sur la relation de service et le conseil, et, à l'instar de ces derniers, ne doivent pas être considérés comme s'excluant l'un l'autre. Notre propos consiste ici à faire ressortir les différentes logiques de la découverte d'une demande, pas à en déduire des effets en termes de segmentation, ou de contribution à un processus donné, même lorsque le questionnaire invite à ce type de rapprochement.
Encore une fois, cette question est fortement occultée par le filtre de la mesure de la solvabilité par les établissements de crédit. Par ailleurs la remarque serait différente pour la location. En milieu rural, l'agent immobilier (ou le notaire) peut se sentir plus impliqué dans le contrôle de l'évolution de l'habitat dans certains secteurs (même si son activité est plutôt centrée sur la commercialisation de programmes neufs ou sur les locations saisonnières). Ainsi, l'entretien réalisé avec un couple d'acheteurs d'une résidence secondaire dans les Alpes (vallée de la Maurienne) fournit un bon exemple : après des recherches, longues mais épisodiques, comprenant surtout des visites dans des ensembles neufs (ou à bâtir), ces deux conjoints se sont vus proposer une maison ancienne par un agent immobilier. La maison étai mise en vente pour une mutation professionnelle par une famille originaire du lieu, et partant à contrecoeur. L'agent immobilier, ami d'enfance du vendeur, n'avait pas fait paraître d'annonce pour cette maison. Le couple d'acheteurs, qui rencontrera d'ailleurs à plusieurs reprises la famille du vendeur (devenant même amis avec ses parents, résidant dans le même village), dira avoir eu l'impression d'avoir été testé : ils sont persuadés que s'ils n'avaient pas montré leur goût de la montagne et des activités s'y rapportant (randonnée et ski notamment), l'agent ne leur aurait pas parlé de la maison. Une telle stratégie n'est évidemment tenable que dans les marchés tendus et dans les localisations recherchées. Il ne faut pas en déduire que tous les biens ne figurant pas dans les annonces sont ainsi réservés aux happy few qui sauront convaincre qu'ils méritent d'avoir accès au bien : on a vu au chapitre 5 que le choix de oublier l'annonce renvoyait souvent à d'autres calculs. Il nous a également été rapporté des situations de successions dans lesquelles des notaires faisaient tarder la vente, de façon à ce que le prix baisse et qu'ils puissent eux-mêmes la racheter. Néanmoins, ce point de vue ayant à chaque fois été celui de l'acquéreur, il est difficile de faire la part des choses entre la stratégie réelle du notaire et la perception des héritiers qui, habitant loin de ces résidences familiales, ne connaissent pas le marché local (par ailleurs, de telles stratégies relèvent de la spéculation, pas du filtrage des clientèles d'acquéreurs).
Cela vaut aussi pour les mouvements conjoncturels, en percevant par exemple les acquéreurs plus hésitants.
On l'a dit, les clientèles "typiques" décrites par les agents immobiliers ne sont pas exactement celles pointées par les études sur la mobilité résidentielle et l'accession à la propriété (voir par exemple Catherine Bonvalet, "Accession à la propriété et trajectoires résidentielles", in Yves Grafmeyer et Francine Dansereau, Trajectoires familiales et espaces de vie en milieu urbain, Lyon, PUL, 1998, p. 235-262 : on compte en particulier des achats typiques d'investisseurs (achat de studio, d'abord pour les études des enfants puis à but locatif), des primo-accédants devenant propriétaires avant de fonder un famille, et des acquéreurs déjà propriétaires. Si de telles étapes apparaissent dans les travaux sur les trajectoires résidentielles, ceux-ci se sont traditionnellement plus penchés sur le temps de l'accession à la propriété et son inscription dans un projet familial. De ce point de vue, les clientèles d'agents immobiliers paraissent un peu différentes, ce qui les conduit à se référer à d'autres repères que ceux des parcours d'accession. Ils ne les ignorent pas pour autant totalement, pas plus qu'ils n'ignorent le rôle qu'y tiennent les mobilisations familiales.
La hiérarchie des clientèles a été calculée de la même façon que pour le questionnaire en ligne.