La perception de la demande

Critère de l'objectivation des contraintes

Les remarques précédentes circonscrivent le domaine d'action du jugement de l'agent, de ses représentations et de ses présupposés sans pour autant leur enlever toute influence. En filigrane, le problème des catégories de jugement des agents pose celui de l'orientation (ou de la mise à l'écart) de tel ou tel type de clientèle vers tel ou tel type de biens. Des phénomènes explicites de fermeture, consistant par exemple à écarter une catégorie de clientèle de certaines localisations, comme dans l'exemple du "racial steering" décrit au chapitre 4, ne sont pas à exclure mais ils ne nous semblent pas représenter le principal phénomène pour la transaction en milieu urbain 428 . Rappelons à cet égard que les agences disent ne pas être en mesure de segmenter les clientèles. Le problème peut être perçu de deux façons : en partant du client acquéreur, ou en partant du bien (imaginer le type de client qui correspond le mieux au bien mis en vente).

  • Le jugement qui part du client risque de spécifier trop rapidement la demande, ou de l'enfermer dans une catégorie de biens trop étroite. Les deux cas peuvent être distingués.
    • On a suggéré que le premier cas renvoyait à des effets de proximité sociale sur lesquels on a donné quelques éléments au chapitre cinq. Ajoutons simplement que l'effet est probablement plus important pour la dissuasion que pour l'encouragement à acheter tel ou tel type de bien. Par ailleurs, la proximité, notamment retraduite en termes d'affinités, n'intervient pas uniquement sur la nature de l'ajustement mais sur le temps consacré aux clients, sur l'écoute et l'attention qui leur est prêtée (et qui doit être réciproque). La sympathie et l'empathie pour un type de projet ne renvoient toutefois pas uniquement à la proximité sociale. On le voit avec l'exemple de ce directeur d'agence du 2e arrondissement (homme âgé de 47 ans) qui, après avoir décrit (comme si cela était évident) la composition de sa clientèle où l'on retrouve, pour l'ancien, des famille déjà propriétaires et, pour les programmes neufs, plutôt des primo-accédants, ajoute : "Il y a un phénomène récent, qui commence à apparaître. C'est des jeunes filles, seules, qui achètent des petits appartements dans le centre, dans le deuxième arrondissement. Je dis des filles parce que ce qu'on observe c'est que les garçons ne sont pas aussi prévoyants, pas aussi sérieux (…) Là elles ont un petit peu d'argent de côté, elles ont un travail qui commence à être stable. Et puis souvent il y a les parents qui aident. Parce que c'est des achats qui arrivent parfois après une déception, une déception amoureuse, alors les parents ils veulent aider un petit peu leur fille, quoi". (Agence 14). Même si ce "phénomène" est présenté sous l'angle de la curiosité pour une nouvelle tendance sociale, on y devine la sympathie pour ce type de projet qui cumule une dimension affective (la déception amoureuse) et des dispositions propres à séduire un agent immobilier ("sérieux", constitution d'une épargne familiale, présence de garants). L'essentiel n'est donc pas la capacité des agents immobiliers à être les premiers à repérer une nouvelle demande correspondant à une évolution du marché (réelle ou supposée) mais le lien qu'ils établissent entre cette demande et ses conditions d'éclosion 429 : solvabilité mais aussi, comme dans le cas présent, liens familiaux et position dans le parcours résidentiel. La perception qu'a l'agent du parcours résidentiel de l'acquéreur (mais aussi du vendeur) est au moins aussi importante que les déterminants instantanés comme le budget pour appréhender la demande : il influence le rythme de la transaction (plus ou moins grande urgence de la situation des protagonistes) et permet de mieux percevoir leurs attentes en partant de leur habitat antérieur. Dans une certaine mesure, le fait de pouvoir rattacher la demande à des moments connus des trajectoires résidentielles lui confère une certaine consistance et la rend plus aisée à appréhender 430 . Il s'agit également d'un outil de comparaison et d'un argument pour expliquer, par exemple, pourquoi les visiteurs précédents n'ont pas pris le logement. Au-delà de l'exemplification, on peut noter que le rôle du cycle de vie est objectivé et généralisé, en tant que phénomène social (comme on vient de le voir), conjoncturel ou saisonnier (par exemple avec les achats de studio par un investisseur qui se font au début de l'été, au moment où les étudiants recherchent une location, souvent pour des investisseurs dont un enfant commence ses études supérieures, ou encore avec les mutations, plutôt en début d'année et au printemps). L'agent peut ainsi naviguer entre la spécificité d'un cas et la généralité d'une tendance sociale sur laquelle il a quelques lumières. Lorsqu'il ne s'agit pas d'une composante importante de la clientèle (comme dans l'exemple précédent, et à l'inverse, par exemple, des ventes suite à un divorce ou des primo-accédants en couple) le caractère performatif peut être important. Néanmoins, dans la mesure où il s'agit des composantes minoritaires de la clientèle, elles ne sont pas saisies par le questionnaire.
    • La catégorisation de la demande peut, elle, être partiellement captée. Une question du questionnaire lyonnais portait sur elle. Il n'est pas nécessairement pertinent de lister tous les critères possibles, d'une part parce que les mêmes reviennent constamment (budget, etc.) et d'autre parce que la liste complète n'est pas appliquée à chacun des clients. Il a donc été demandé aux répondants d'ordonner les critères les plus fréquents, non d'après l'ordre qu'ils suivent dans la découverte du client, mais en fonction de la plus ou moins grande contrainte qu'ils représentent pour leurs clients. Même si le budget, la taille, le type de logement et le lieu interagissent, demander de les hiérarchiser est un moyen de voir comment les agents construisent leur représentation de la demande. La question demandait donc de classer cinq items caractérisant les "contraintes des acquéreurs" par ordre décroissant d'importance. Le financement arrive sans surprise en première position pour 63 agences sur 105, la localisation pour 36, la qualité pour 4 et la surface pour 2. Le délai d'acquisition n'est jamais placé comme première contrainte. La place de la surface peut surprendre mais elle correspond bien à ce que dit la commerciale citée ci-dessus (agence 20) : le budget permet de définir une ou plusieurs localisations, dans lesquelles sont cherchés des biens correspondant aux besoins. La combinaison la plus fréquente (32 réponses) est financement, suivi de localisation, surface, qualité et délai. Les trois autres combinaisons bien représentées placent la localisation en tête (localisation/ qualité pour 11 agences, localisation/ surface pour 8 et localisation/ financement pour 8), ce qui signale des contraintes budgétaires moins prégnantes. Les agences plaçant la localisation comme premier critère sont celles qui peuvent le moins influencer les choix spatiaux de leurs acquéreurs : il s'agit surtout d'agences ayant des clientèles aisées 431 . Dans les communes de banlieue, le financement arrive plus souvent en tête, tandis que dans les arrondissements recherchés on est proche de l'équilibre entre le financement et la localisation. De tels résultats peuvent être lus comme le signe que les clientèles les plus aisées sont aussi les plus autonomes dans le choix de leur logement. Cela n'a rien de particulièrement neuf, mais on peut y ajouter que cette autonomie joue essentiellement pour la spatialisation des choix (au moins dans la perception des agences) : dans cette perception, être maître de son choix revient à pouvoir choisir sa localisation.
  • Les perceptions de la demande qui partent du bien ne peuvent être immédiatement saisies par le questionnaire d'autant plus que, comme l'ont indiqué les développements sur la relation de service, il s'agit alors de mettre en scène un mode de vie propre au bien. En revanche il est possible de donner des éléments sur la façon dont les agents perçoivent la succession des occupants des biens qu'ils vendent. On ne peut le mesurer bien par bien mais le questionnaire lyonnais permet de comparer les clientèles de vendeurs et d'acheteurs. La majorité répond la même chose pour les clientèles de vendeurs et d'acheteurs, ce qui ne signifie pas (toujours) qu'ils ne perçoivent pas de changement social ou qu'ils sont conformistes dans leur représentation de la succession des ménages susceptibles d'habiter un logement : une part importante des mécanismes de peuplement repose sur la reproduction, même lorsqu'il y a des mutations. 42 agences sur 105 décrivent les catégories d'acheteurs avec des catégories (PCS) distinctes de celles des vendeurs. Parmi elles un tiers (14) ont des acquéreurs plus aisés que les vendeurs, un cinquième (8) des acquéreurs moins aisés la moitié (20) indiquent un niveau social équivalent pour les deux clientèles. Dans ce dernier cas, les clientèles de vendeurs comportent plus de retraités (13 agences) ou de professions intermédiaires (11 agences). Les agents interrogés qui indiquent une différence saisissent plutôt un mouvement d'embourgeoisement, de remplacement des habitants actuels par des habitants ayant un statut social plus élevé. Ce mouvement est plus sensible pour les agences situées dans les quartiers les moins chers (7e et 8e arrondissement, banlieue Est), mais il n'apparaît pas (au niveau du questionnaire) pour les arrondissements emblématiques du changement social (Lyon 1 et Lyon 4 notamment), soit que ce mouvement soit déjà suffisamment ancien, soit que le questionnaire ne le saisisse pas d'assez près. Les écarts de situation familiale vont dans le même sens puisque : 47 agences indiquent une différence entre la situation familiale des acheteurs et celle des vendeurs, et ce sont la plupart du temps les mêmes que celles qui pointaient des écarts en termes de niveau social (30 agences). La principale différence entre vendeurs et acheteurs porte ici sur le nombre de personnes seules avec enfant (32 pour les vendeurs, 6 pour les acquéreurs), ce qui est une façon pour certaines agences de signaler l'importance de ventes suite à un divorce. Contrairement à ce que l'on aurait pu attendre, il y a autant d'agences citant les personnes seules parmi les acheteurs et parmi les vendeurs. Ces seuls chiffres ne permettent pas de dire si les agents sont les observateurs ou les adjuvants d'un processus social ou d'un autre (nous y reviendrons dans la 3e partie), mais ils ne sont pas sans résonance avec les phénomènes d'embourgeoisement des centres-villes.

Ces trois modes de perception de la demande prolongent les analyses sur la relation de service et le conseil, et, à l'instar de ces derniers, ne doivent pas être considérés comme s'excluant l'un l'autre. Notre propos consiste ici à faire ressortir les différentes logiques de la découverte d'une demande, pas à en déduire des effets en termes de segmentation, ou de contribution à un processus donné, même lorsque le questionnaire invite à ce type de rapprochement.

Notes
428.

Encore une fois, cette question est fortement occultée par le filtre de la mesure de la solvabilité par les établissements de crédit. Par ailleurs la remarque serait différente pour la location. En milieu rural, l'agent immobilier (ou le notaire) peut se sentir plus impliqué dans le contrôle de l'évolution de l'habitat dans certains secteurs (même si son activité est plutôt centrée sur la commercialisation de programmes neufs ou sur les locations saisonnières). Ainsi, l'entretien réalisé avec un couple d'acheteurs d'une résidence secondaire dans les Alpes (vallée de la Maurienne) fournit un bon exemple : après des recherches, longues mais épisodiques, comprenant surtout des visites dans des ensembles neufs (ou à bâtir), ces deux conjoints se sont vus proposer une maison ancienne par un agent immobilier. La maison étai mise en vente pour une mutation professionnelle par une famille originaire du lieu, et partant à contrecoeur. L'agent immobilier, ami d'enfance du vendeur, n'avait pas fait paraître d'annonce pour cette maison. Le couple d'acheteurs, qui rencontrera d'ailleurs à plusieurs reprises la famille du vendeur (devenant même amis avec ses parents, résidant dans le même village), dira avoir eu l'impression d'avoir été testé : ils sont persuadés que s'ils n'avaient pas montré leur goût de la montagne et des activités s'y rapportant (randonnée et ski notamment), l'agent ne leur aurait pas parlé de la maison. Une telle stratégie n'est évidemment tenable que dans les marchés tendus et dans les localisations recherchées. Il ne faut pas en déduire que tous les biens ne figurant pas dans les annonces sont ainsi réservés aux happy few qui sauront convaincre qu'ils méritent d'avoir accès au bien : on a vu au chapitre 5 que le choix de oublier l'annonce renvoyait souvent à d'autres calculs. Il nous a également été rapporté des situations de successions dans lesquelles des notaires faisaient tarder la vente, de façon à ce que le prix baisse et qu'ils puissent eux-mêmes la racheter. Néanmoins, ce point de vue ayant à chaque fois été celui de l'acquéreur, il est difficile de faire la part des choses entre la stratégie réelle du notaire et la perception des héritiers qui, habitant loin de ces résidences familiales, ne connaissent pas le marché local (par ailleurs, de telles stratégies relèvent de la spéculation, pas du filtrage des clientèles d'acquéreurs).

429.

Cela vaut aussi pour les mouvements conjoncturels, en percevant par exemple les acquéreurs plus hésitants.

430.

On l'a dit, les clientèles "typiques" décrites par les agents immobiliers ne sont pas exactement celles pointées par les études sur la mobilité résidentielle et l'accession à la propriété (voir par exemple Catherine Bonvalet, "Accession à la propriété et trajectoires résidentielles", in Yves Grafmeyer et Francine Dansereau, Trajectoires familiales et espaces de vie en milieu urbain, Lyon, PUL, 1998, p. 235-262 : on compte en particulier des achats typiques d'investisseurs (achat de studio, d'abord pour les études des enfants puis à but locatif), des primo-accédants devenant propriétaires avant de fonder un famille, et des acquéreurs déjà propriétaires. Si de telles étapes apparaissent dans les travaux sur les trajectoires résidentielles, ceux-ci se sont traditionnellement plus penchés sur le temps de l'accession à la propriété et son inscription dans un projet familial. De ce point de vue, les clientèles d'agents immobiliers paraissent un peu différentes, ce qui les conduit à se référer à d'autres repères que ceux des parcours d'accession. Ils ne les ignorent pas pour autant totalement, pas plus qu'ils n'ignorent le rôle qu'y tiennent les mobilisations familiales.

431.

La hiérarchie des clientèles a été calculée de la même façon que pour le questionnaire en ligne.