Les critères spatiaux de la demande

Toujours dans cette perspective, nous avons cherché à affiner les critères de localisation à l'œuvre dans l'objectivation de la demande, critères dont on a vu plus haut l'importance par rapport à la surface, à la qualité et même au financement. Dans le questionnaire lyonnais il était également demandé de hiérarchiser les termes s'y rapportant. L'image du quartier est en première position pour 43 agences, les commodités pour 38, le voisinage pour 20 et la carte scolaire pour 4. Les combinaisons sont plus variées que précédemment. La plus citée ne représente en effet que 15 agences : commodités/ image du quartier/ voisinage/ carte scolaire/ proximité des proches. Dans le questionnaire en ligne, où la question était posée différemment sous forme de question à réponses multiples 432 , le résultat est légèrement différent, surtout en ce qui concerne la part respective des "commodités" et du "voisinage". La proximité des proches 433 est très peu citée. Dans les deux questionnaires, les termes mis en avant dépendent du type de clientèle de l'agence (le tableau 31 présente les résultats du questionnaire en ligne).

Tableau 34 : Critères spatiaux de la demande selon le type de clientèle
Caractéristique locale Voisinage Image du quartier Carte scolaire Commodités Total
Type 1 (clientèle aisée dans le collectif) 22% 50% 14% 14% 100%
N=56
Type 2 (clientèle aisée dans l'individuel) 32% 48% 11% 9% 100%
N=44
Type 3 (clientèle modeste dans le collectif) 20% 46% 4% 30% 100%
N=114
Type 4 (clientèle modeste dans l'individuel) 24% 54% 3% 19% 100%
N=37
Total 23% 49% 7% 21% 100%
N=257

L'importance de l'écart entre les différentes modalités s'explique d'abord par le fait qu'elles ne sont pas homogènes et mêlent des échelles différentes : la carte scolaire, en dépit de la place qu'elle occupe dans les débats sur les choix de localisation résidentielle 434 , est plus spécifique que l'image du quartier, notion aux contours plus flous et dans laquelle il est possible d'agréger des représentations hétérogènes. Le choix de la carte scolaire est moins fréquent au sein des clientèles modestes parmi lesquelles on compte plus de couples sans enfant, surtout pour celles de type 3. Elle est toutefois plutôt associée aux clientèles d'investisseurs (investissement locatif comme investissement de type marchand de biens, pour rénover et revendre) : ces acteurs peuvent anticiper l'intérêt pour leurs futurs locataires de la carte scolaire mais, sans aller jusque là, elle apparaît comme un marqueur de l'espace, particulièrement pour des clientèles aisées dans les zones centrales. Le voisinage et les commodités se situent à mi-chemin entre les caractéristiques objectives et les représentations subjectives de l'espace. Il est donc nécessaire de considérer non seulement les variations des réponses selon les types de clientèles, mais également de ne pas comparer directement ces trois types de modalités.

Le fait que l'image du quartier soit si souvent placée en première position n'est pas uniquement un effet de construction : cela correspond réellement à l'idée selon laquelle le choix d'une localisation précise, identifiée par un nom (de quartier ou de commune) est une composante importante de la demande. Nous n'entrerons pas ici dans le détail de la signification de cette demande, qui renvoie à la fois à l'inscription spatiale des trajectoires résidentielles des ménages, aux fonctions classantes de l'espace, à un critère de précaution, et à une façon de résumer en un mot la multiplicité des caractéristiques susceptibles d'entrer dans l'évaluation, ni sur la variabilité de cette notion de quartier, l'important étant de souligner qu'elle se présente comme une contrainte forte pour l'agent, souvent exprimée de la façon suivante "quelqu'un qui veut habiter [nom du quartier] de toutes façons, vous ne le ferez pas changer d'avis." Il faut en réalité nuancer quelque peu : de telles demandes s'expriment essentiellement pour des quartiers dont l'identité est forte, connue, et, on l'a dit, repérable par un nom. Cela peut d'ailleurs se traduire par un jeu sur les délimitations : les petites annonces mentionnent par exemple souvent le "cœur Montchat" ou "cœur du sixième" (ou tout autre cœur de quartier) mais elles feront également porter la mention du quartier pour des biens n'y étant pas situés (avec une indication du type "proche Montchat"). De la même façon, on peut rappeler cette visite décrite au chapitre précédent dans un quartier populaire de Bron (Terraillon) où l'enjeu était, au contraire, de sortir, au moins symboliquement, le bien d'un secteur ayant mauvaise réputation. L'image du quartier peut donc être centrale pour les différents types de clientèles. Même si on observe des variations l'image du quartier est plus importante pour les clientèles aisées zones centrales et pour les clientèles modestes en périphérie), elles ne sont pas aussi marquées que pour les autres modalités. Il est également nécessaire de préciser que les jeux de démarcation ne sont pas systématiquement subtils, au moins dans la façon dont les perçoivent les agents : "les gens qui veulent habiter le 6 e , c'est pour ne pas avoir à habiter avec des maghrébins" (Agence 19). Ce commercial ajoute, sans doute pour se démarquer de la disposition qu'il prête aux acquéreurs :

‘"Les maghrébins se retrouvent avec des difficultés très importantes parce qu'ils ne savent pas comment s'y prendre, quelles démarches… Les asiatiques c'est différent parce qu'il y a toujours un cousin ou un frère qui a fait une acquisition et qui peut les aider ou les accompagner. Pour les maghrébins c'est plus difficile, alors nous on les soutient dans leur démarche, on les conseille et on les représente. Parce qu'il y aussi des propriétaires qui ne veulent pas avoir à faire avec eux. Alors que si on est là pour les représenter, ça passe, il n'y a plus de problème. (…) ça concerne des petits appartements qu'on a à Villeurbanne, T2, donc qui ne sont pas dans nos appartements habituels, mais bon, on en a quelques uns. Evidemment c'est pas le même public, c'est des petits employés surtout. Et il arrive qu'il y ait des maghrébins, alors, nous, on fait pas la différence." (Agence 19)’

Il entre une part de justification dans ce discours, qui donne l'impression de reposer sur des catégorisations stéréotypées, et qui renvoie la responsabilité de comportements discriminatoires sur les particuliers. On peut également entendre les arguments ne relevant pas de la discrimination : la faible influence de l'agent sur les grandes lignes de la division sociale de l'espace (le 6e arrondissement restant inaccessible à la majorité des ménages, même pour des petits logements) et, dans des secteurs intermédiaires ou simplement moins chers, une influence qui ne se mesure par seulement dans le remodelage des espaces mais aussi dans le soutien, ou non, à des acquéreurs moins équipés pour l'accession. La mention du groupe familial et de l'aide qu'il peut apporter est à cet égard intéressante car elle confirme l'idée selon laquelle les relations de marché (avec l'agent immobilier notamment) ne s'opposent pas aux relations sociales classiques (comme les relations familiales) mais qu'elles peuvent se recouper, se compléter ou se substituer. Il ne faut toutefois pas oublier que les agents sont d'autant plus sélectifs avec leurs clientèles d'acquéreurs que celles-ci appartiennent aux catégories moyennes ou modestes. Comme on l'a suggéré plus haut, le rôle de soutien aux demandes les moins bien équipées (par faute de points de repères sur le marché et personnes pouvant servir à la comparaison) n'est tenu par l'agent que s'il perçoit chez l'acquéreur des dispositions qu'il juge propices à l'accession (notion de "sérieux", apport) : dans le cas qui vient d'être cité, l'origine ethnique n'est pas un obstacle à la perception de ces dispositions mais, même si aucun agent ne le dit explicitement, on ne peut exclure qu'elle le soit parfois.

Ces remarques ne doivent pas laisser penser que "l'image du quartier" a surtout été choisie pour manifester les stratégies d'évitement des clients acquéreurs. Celles-ci ont principalement été référées à la modalité "voisinage" qui a été directement perçue dans ce sens, parfois avec une certaine tendance à la justification comme l'indique ce répondant au questionnaire lyonnais :"Le voisinage, oui… Mais ce n'est pas uniquement, euh, de ne pas vouloir un immeuble avec des maghrébins. Ça peut être des personnes âgées et il faut faire attention qu'elles puissent aller faire leurs courses à pied, ou qu'il y a un rez-de-chaussée, ou… Le voisinage ça peut aussi être ça". La question était posée dans une perspective plus large, avec l'idée que l'état de la copropriété, le bruit et, généralement, les rapports de voisinage sont essentiels dans l'habitat sans que les agents immobiliers puissent apporter beaucoup d'éléments d'information sur ces sujets (34% seulement des répondants au questionnaire en ligne disent apporter une réelle information sur le voisinage). Il est donc intéressant de noter que la modalité du "voisinage" ait principalement renvoyé à l'évitement (d'autant plus qu'aucun enquêté n'a demandé d'éclaircissements sur cette modalité) : il peut s'agir d'un biais de passation, les problématiques de la discrimination étant "dans l'air" au moment de la passation et la sociologie pouvant y apparaître comme lié. Cela renvoie également au manque d'information sur les rapports de voisinage (à l'exception du carnet de copropriété, devenu obligatoire) qui conduit à se fonder sur l'état des parties communes mais qui donne aussi aux agents immobiliers l'impression que la demande se fixe sur des critères ethniques, par exemple sur la base des noms des locataires sur les boites aux lettres, ou des personnes croisées dans l'immeuble ou dans le quartier au moment de la visite. Le critère ethnique n'est pas le seul à entrer en compte mais il fait partie de ceux qui viennent en premier lieu en tête des agents immobiliers pour qualifier le voisinage.

La préoccupation pour le voisinage s'oppose à celle pour les commodités, typiques des clientèles modestes et moyennes, comme si les clientèles aisées, assurées de l'accès aux commodités et équipements publics (même pour celles de type 2, achetant des maisons individuelles), se préoccupaient surtout des propriétés sociales de l'espace du quartier et du voisinage, tandis que les autres, moins à même de se montrer aussi électifs dans le choix d'une localisation, vont surtout être attentifs à la proximité des commerces, des équipements publics et autres aménités 435 . Cela concerne surtout la clientèle de type 3, la plus modeste. Il est intéressant de noter que le souci de la proximité des commodités ne soit pas plus fréquemment souligné pour les clientèles associées à l'habitat individuel : la distribution des critères spatiaux de la demande selon les types de clientèles ne s'éloigne pas totalement de ce que l'on peut imaginer des besoins correspondant à chacun des types mais elle révèle surtout une hiérarchisation des modes de valorisation et d'appropriation de l'espace, les clientèles situées en haut de l'échelle privilégiant des critères sociaux (carte scolaire, image du quartier, voisinage), ce qui va dans le sens des phénomènes d'agrégation déjà évoqués. Les autres clientèles ont moins la possibilité de faire cette dimension élective du choix de localisation (ou y sont un peu moins sensibles, surtout lorsque le premier achat se fait avant la naissance d'un enfant) et s'attachent à d'autres caractéristiques produites par l'espace urbain. Là aussi, la méthode choisie fait ressortir un trait saillant et ne signifie pas (par exemple) que les classes moyennes ne sont pas sensibles au voisinage ni que les classe supérieures ne s'intéressent pas à la proximité des commerces. On peut penser que le résultat fait surtout ressortir le plus grand choix qu'ont les catégories aisées et supérieures en matière de localisation et d'habitat : l'intérêt du tableau 31 réside surtout dans le fait qu'il montre que ces hiérarchisations, connues, des caractéristiques de l'espace sont captées et objectivées par les intermédiaires qui ont peu de moyens pour infléchir les choix de localisation des clientèles les plus fortunées.

Notes
432.

Le recodage auquel on a procédé est le même qu'au chapitre 5 : lorsque plusieurs modalités étaient sélectionnées, la plus rarement citée était seule retenue.

433.

Proximité résidentielle dont l'importance a été plusieurs fois étudiée par Catherine Bonvalet à partir des résultats de l'enquête proches et parents : Catherine Bonvalet, "la famille-entourage locale", Population, n°58-1, 2003, p. 9-43 : elle mentionne d'une part le fort pourcentage de ménages et d'individus enserrés dans un réseau familial fort ("famille-entourage"), correspondant à la moitié de ses enquêtés, mais également le fait qu'il s'agit plus souvent de liens locaux (fait de résider dans une même commune) que dispersés (respectivement 30% et 17%). Indépendamment de la façon dont est posée la question (il s'agit d'un critère relatif au ménage alors que les autres portent sur les caractéristiques du quartier), ce phénomène apparaît peu ici, soit que les agents immobiliers touchent en premier lieu les autres catégories de ménages (ou les mêmes ménages dans des moments d'éloignement de cette famille entourage), soit qu'ils ne perçoivent pas prioritairement cet aspect là. Les réactions recueillies au cours de la passation du questionnaire attestent que la volonté de résider près des proches n'est pas perçue comme un phénomène régulier, ce qui ne veut pas dire qu'elle ne s'agrège pas à d'autres motifs du choix du lieu de la résidence.

434.

Elle a été ajoutée aux critères du fait de cette importance, et non parce qu'elle était spontanément mentionnée par les intermédiaires rencontrés. Agnès Van Zanten, qui s'est penché sur le rôle de la carte scolaire dans les choix de résidentiels (L'école de la périphérie, scolarité et ségrégation, en banlieue, Paris, PUF, 2001), a ainsi cherché à vérifier si les agents immobiliers donnaient cette information, et a plutôt répondu par la négative. Tous ceux que nous avons rencontré ne disposaient pas de la carte scolaire, mais en avaient souvent une connaissance empirique. Il n'en reste pas moins que la démarche est nécessaire : comme on l'a plusieurs fois souligné, avant d'envisager le rôle des agents immobiliers sur le peuplement (à partir par exemple de leurs préjugés) il faut arriver à cerner dans quelle mesure ils peuvent l'influencer.

435.

De telles remarques vont dans le sens du primat du marquage social de l'espace par rapport à d'autres facteurs de localisation des ménages. Les travaux sur la segmentation spatiale qui mettent en avant les phénomènes d'agrégation ont déjà été évoqués. On peut y ajouter ceux d'économistes ou d'urbanistes qui mettent en évidence le caractère secondaire de l'accessibilité contrairement aux modèles classiques de localisation (voir par exemple Olivier Morlet, "Marché du logement et ségrégation spatiale : analyse statistique du cas parisien", Etudes Foncières, n°85, 1999, qui montre que les prix des logements sont plus corrélés au revenu moyen dans la commune qu'à sa distance à la ville centre). A l'inverse, Jean Cavailhès ("les prix des attributs du logement", Economie et Statistique, n°381-382, 2005, p. 92-123) pointe les localisations excentrées des catégories aisées et supérieures, et insiste sur leur préférence pour l'espace (grands logements, espaces verts, etc.). Il faut toutefois préciser qu'il travaille sur le parc locatif privé (à partir de données de l'enquête logement) de telle sorte que les catégories sociales qu'il étudie ne sont sans doute pas exactement les mêmes que celles que l'on retrouve dans les clientèles de nos agences. Les deux processus, centripètes et centrifuges coexistent : c'est d'ailleurs l'autonomie résidentielle des classes aisées et supérieures qui conduit à ce que leurs choix de localisation modèlent l'ensemble de l'espace urbain.