Susciter une offre

Pour donner une idée de la façon dont sont suscitées les offres, il est intéressant de partir de visites, où se combinent tous les facteurs susceptibles d'intervenir. Les deux visites sélectionnées ont été réalisées avec Alain, l'une aboutit à une offre et pas l'autre.

  1. Maîtrise de l'interaction, pas du résultat
‘10h30-11h15. T3 de 65m² cours Tolstoï (Villeurbanne) 3e étage avec ascenseur dans un immeuble de 1996. Dispose d'un balcon. ’ ‘Le rendez-vous est fixé à 50m de l'immeuble, avec une femme de 40-50 ans, mariée mais venue seule. L'appartement est encore occupé et, même si les meubles ont été déménagés, il reste de nombreux bibelots attestant l'attachement de la famille à ses racines italiennes. Nous sommes accueillis par la fille (une vingtaine d'années) chargée de nous dire que les carrelages ont été refaits, laissant entendre que cela devait se répercuter sur le prix. Ordre de la visite : entrée, salon, balcon (un terrain vague sur la droite sera construit prochainement mais sera aligné dans le prolongement de l'immeuble sans créer de vis-à-vis gênant) : tout cela constituant la partie "jour" qu'une porte peut isoler de la partie " nuit " : couloir doté de renfoncements et placards, cuisine (encore meublée), deux chambres libérées de leur meuble ce qui permet de concevoir un aménagement (où mettre ses meubles), salle de bains, WC. La visiteuse ne pose pas de question avant d'être revenue dans l'entrée et questionne surtout sur les projets de la copropriété : il faut notamment refaire la moquette dans les parties communes (et mettre du carrelage) mais cela n'a pas encore été voté. Alain lui montre le dernier PV d'assemblée générale qu'il commente longuement (alors que la seule décision était d'interdire les garde-fous à certaines fenêtres). Visite de la cave et du garage (box). En remontant, questions sur la disposition, notamment par rapport à Grand Clément (lieu de marché) auxquelles Alain répond plan à l'appui. Montrant les boîtes aux lettres (et les noms exclusivement européens des 50 familles de l'immeuble) : "et puis on voit tout de suite la clientèle". En signant le bon de visite, la visiteuse se déclare peu intéressée à cause de la disposition, alors qu'Alain avait fait durer la visite en sentant qu'elle était tentée : "finalement, on les sent pas si bien ses clients".’ ‘ Analyse : Cette vente est importante pour Alain car il s'agit d'un bien à proximité de l'agence, pris en mandat simple. Le déroulement de la visite aurait pu être favorable à Alain puisqu'il a su la faire durer. Néanmoins, il ne propose pas l'offre d'achat et attend la fin de la visite où son bon pressentiment s'avère infondé. De plus, même s'il finit par une remarque sur la psychologie de la vente, il faut ajouter une contrainte supplémentaire pour la visiteuse qui effectue ici une première sélection avant de revenir avec son mari et ses enfants : son engagement ne peut être que limité. L'enthousiasme pour la future demeure doit alors être partagé. Il est plus difficile de maîtriser le résultat d'une visite que celui d'une prise de mandat car l'enjeu n'est pas le même. Les techniques consistant à mettre sous pression le client ou à mettre en scène l'habitat supposent d'autres éléments pour fonctionner. Il est à cet égard notable que la visiteuse ait surtout posé des questions sur la copropriété (engageant Alain à prolonger sa présentation du PV de l'AG de la copropriété) pour ensuite se déterminer sur la disposition des pièces. On peut également relever le fait que l'appartement n'était plus meublé, ce qui peut empêcher l'acquéreur de projeter son habitat sur l'espace du logement. ’
  1. Le poids des techniques de vente
‘10h-11h Lyon 6 quartier Bellecombe, T5 100m², résidence récente, 1er étage avec ascenseur, occupé mais visité en l'absence de la propriétaire. ’ ‘Il y a déjà huit agences sur le bien, Alain l'a "rentré" quatre jours auparavant et il le fait visiter pour la première fois. C'est "un moment important pour s'imprégner du bien". La visiteuse a une demi-heure de retard ce qui exaspère Alain, d'autant plus que les gardiens (qui ont la clé) doivent partir rapidement. Cette attente est l'occasion d'un court récit : un acquéreur intéressé par une maison qu'Alain avait en mandat semblait ne voir que le croisillon et le lierre sur un mur. Le propriétaire préférait reprendre son croisillon. "on peut pas se permettre de rater une vente pour ça alors j'ai dit au propriétaire : écoutez votre croisillon il vaut dix euros à Casto, si vous en voulez un moi je le prends à ma charge." ’ ‘La visiteuse (25-30 ans, tailleur à fleurs, zézaye un peu) arrive un peu affolée ce qui pousse Alain adopte un ton posé et une attitude calme, montrant chaque pièce avant de proposer un deuxième passage. Ordre : entrée, séjour, terrasse, "espace nuit" (vestibule, chambre 1, chambre 2, salle de bains, WC, une porte pouvant isoler l'ensemble), cuisine, cellier. La visiteuse approuve à tout et ne souhaite revoir que la terrasse : orientée sud, suffisamment large pour y installer une table alors qu'elle a chez elle une petite terrasse qui laisse à peine la place pour une chaise longue. Alain étire le store et montre qu'il y en a même un deuxième sur la droite pour protéger le soir. Il fait signer un bon de visite dans la cuisine (tout le monde est assis), demande son avis à la visiteuse puis enchaîne : "par contre la seule chose que je vais vous dire c'est qu'il va falloir être très rapide avec cet appartement, comme vous vous en doutez, il y a beaucoup de demandes". La visiteuse approuve car elle a vu une autre annonce pour le même bien sur seloger.com, proposé par Guy Hoquet à un euro de plus (donc une ligne plus bas…) Elle questionne sur l'offre d'achat et ce à quoi elle s'engage, hésitant seulement parce que ses parents doivent approuver et qu'ils sont en vacances. Ils rentrent dans quatre jours et Alain indique que, l'offre courant sur sept jours, (son débit s'accélère quand il décrit la procédure) ils auraient le temps de venir visiter (note le rendez-vous). Elle signe l'offre d'achat et demande le prix : 1,3 millions de francs ce qui lui convient puisqu'elle a un apport de deux millions (Alain vérifie qu'elle parle bien en nouveaux francs puisque, d'après lui, même des jeunes continuent à calculer en anciens). ’ ‘Alain, ravi, fait lui-même le diagnostic de la visite dans la voiture, retraçant l'évolution de la relation : d'abord calme pour s'adapter à l'état d'esprit de la cliente, puis instaurer une légère pression à la fin et l'accentuer "en crescendo" ; à côté de ce rythme, rôle du visuel et du détail "on achète avec l'œil, les clients ils achètent sur des détails. Là elle aimait la terrasse. C'est comme de la tauromachie : j'ai planté mes banderilles en lui montrant les chaises de jardin et je l'ai épinglée avec le store et avec le 2 e store sur le côté, c'était l'estocade." Malgré une certaine euphorie : "Enfin, c'est pas fait, là on le bloque huit jours mais je ne suis pas satisfait tant qu'on a pas signé le compromis et même là… Tant que j'ai pas mon chèque, et encore il faut qu'il soit approuvé par la banque." Je pensais que les parents pouvaient constituer l'obstacle à la vente mais c'est la visiteuse elle-même qui a rappelé trois jours plus tard pour annuler, sans réellement donner de motifs (au grand dam d'Alain).’ ‘ Analyse : l'interprétation proposée par Alain est à prendre en compte. On peut la rapprocher de la théorie du " coup de foudre " pour un logement. Un ensemble complexe d'éléments peuvent se résumer, voire se cristalliser, dans une impression générale ou dans un accessoire qui emportera la décision. Un acquéreur fait sans cesse l'aller et retour entre le monde marchand où certaines de ses attentes et contraintes peuvent s'objectiver (en surface, prix, localisation, etc.) et son futur habitat dont on peut penser qu'une part au moins échappera toujours à l'objectivation par la relation commerciale. C'est sans doute pour cette raison que les agents immobiliers poussent les clients à s'imaginer vivre dans le logement qu'ils visitent (en proposant des aménagements mais aussi en accentuant tel ou tel détail typique d'un style de vie comme peuvent l'être le croisillon ou la terrasse avec store et chaise longue), à se l'approprier. Le "coup de foudre" serait ainsi un cas particulier de ces situations où le calcul marchand est mis en sommeil parce qu'il n'a pas d'objection à formuler et permet une représentation de l'habitat souhaité. Plutôt que "d'enchantement" il faut parler de la difficulté à faire tenir deux registres conjointement. La visite pose toutefois une autre question qui est celle de l'engagement. Il est difficile de savoir si la promesse d'achat résultait d'un engouement réel, d'une argumentation bien menée, ou participait des deux mais il semble bien qu'elle ne représente pas le même engagement de part et d'autre. Même si le précontrat engage, l'agent peut avoir à interpréter. Il doit notamment évaluer le sérieux de la demande (et sa nature exacte), son adéquation avec le bien, les obstacles possibles (financiers ou autres). Dans le cas présent il s'agit peut-être d'un projet mal formé ou encore de la difficulté à assumer un choix en l'absence de tiers (les parents) et ce sont deux éléments laissés dans l'ombre par Alain. Il faut ajouter qu'il se sentait fier de pouvoir présenter une offre d'achat dès la première visite à la propriétaire, montrant par là sa capacité à sélectionner de bons clients pour un bien certes très demandé mais qui exige une importante solvabilité et sur lequel il y a beaucoup de concurrents.’

De nombreux facteurs peuvent conduire l'agent à susciter une offre, en plus du contexte de la vente (nombre de mandats, urgence, etc.) : s'il sent les acquéreurs intéressés par un élément, même un accessoire (comme un croisillon), il peut s'en servir comme point d'appui pour amener le client à formuler une offre. Cela passe d'abord par le fait de prolonger la visite. La proposition de l'agent n'est pas frontale mais profite d'un moment approprié (dans le deuxième exemple, le fait que tout le monde soit assis pour discuter est essentiel) pour rappeler le nombre de visites, l'intérêt autour de ce bien. La dimension de conseil et une bonne appréhension de la demande sont également nécessaires pour éviter que les clients ne reviennent sur leur décision. Ce risque est d'autant plus grand que la décision a été prise sur les lieux ou juste après, alors que l'acheteur est encore dans le contexte particulier de la visite. Par ailleurs, faire signer une offre d'achat sous la pression revient, comme le dit un agent cité ci-dessus, à faire prendre une option sur le bien, certes en renonçant à une éventuelle discussion sur le prix, mais avec la possibilité de continuer à visiter des biens et de lever l'option au bout de quelques jours. Le désistement après une offre peut également venir de la méfiance envers l'agent. Ainsi, un couple acquéreur (rencontré mais avec qui l'entretien n'a pas été enregistré) nous a indiqué s'être désisté après avoir reçu le lendemain de la signature une annonce sur Internet pour le bien qu'ils venait de réserver, alors que l'agent leur avait dit que le bien était en exclusivité : peut-être ne s'agissait-il que d'une exclusivité morale, mais la mauvaise impression produite a suffi à les détourner de ce bien et de cette agence.

Pour se faire une idée de la plus ou moins grande efficacité des techniques de négociation, l'indicateur retenu dans le questionnaire en ligne était la part d'offres d'achat qui se traduisaient par des compromis. 83% des agences répondent que les offres d'achat débouchent toujours ou presque sur un compromis, 12% que cela arrive dans plus de la moitié des cas et 6% dans moins de la moitié des cas. L'explication vient d'une part de ce que beaucoup d'offres se font au prix demandé et d'autre part du fait que certains vendeurs pressés qui avaient "tenté leur chance" acceptent la première offre si elle est assez proche de ce qu'ils avaient demandé. Enfin, il s'agit là des offres d'achat signées (sous forme de précontrat, cf. chapitre 1), pas de celles faites oralement qui peuvent être avortées avant d'en arriver au stade du précontrat. Il n'en reste pas moins que la proportion est importante (elle est un peu plus faible dans le questionnaire lyonnais, à environ 70%). Les agences de type A sont les moins nombreuses à dire transformer systématiquement l'offre en compromis (23%, 15% pour les autres) ce qui peut être un signe de leur plus grande tendance à presser les clients (n'oublions pas qu'elles travaillent plus que les autres sur des biens dont les délais de vente sont courts). La seule catégorie d'agence qui affirme que les offres d'achat se traduisent par un compromis dans moins de la moitié des cas sont celles qui ont beaucoup d'exclusivités (plus de 30%) 446 : cela traduit ici le fait qu'elles peuvent se ranger du côté du vendeur et refuser plus facilement les offres faites en dessous du prix d'affichage.

Notes
446.

L'effet n'est pas massif : cela concerne 12% de ces agences contre 6% pour l'ensemble de l'échantillon. Les agences avec beaucoup d'exclusivités transforment aussi souvent les offres en compromis (pour les trois quarts d'entre elles) : leur singularité est atténuée dans un marché où les premières offres se font au prix d'affichage.