Finaliser l'accord

Pour ne pas donner lieu à un désistement l'offre doit être amenée dans de bonnes conditions par l'agent. Si elle est au prix demandé par le vendeur, les démarches ne sont pas terminées mais la transaction est conclue. Dans le cas contraire, la relation établie auparavant avec le vendeur et l'historique de la transaction (temps écoulé depuis la mise en vente, offres précédentes) est primordial. Afin de donner une vision complète du processus aboutissant à l'accord et de la façon dont il mobilise les étapes précédentes de la relation de service, il n'est pas inutile de restituer le déroulement d'une négociation. Celle-ci a eu lieu pendant un entretien (Agence 4) avec les deux associés de l'agence, surnommés ici Cédric et Pascal : au cours de l'entretien, Pascal reçoit un appel sur son portable et n'y répond pas. Quelques minutes après, voyant de qui émane l'appel, il écoute le message qui fait part d'une offre d'achat pour une maison. Il veut alors la rappeler :

‘Pascal : Bon, je la rappelle tout de suite ? 1M 560 ?’ ‘Cédric : là on a un grand débat, parce que on a une offre, on connaît un peu les limites du vendeur. Donc savoir si on la fait remonter au risque qu'elle nous passe dans les doigts, qu'on la perde. Parce qu'on pourra pas lui dire ensuite : ben finalement le vendeur accepte à un prix… Tu pensais à qui là, elle ?’ ‘Pascal : alors on reprend tout le processus : les vendeurs sont des amis, des parents d'amis à moi. Donc ils nous on confié leur maison. En contrepartie, moi je me suis engagé, mais c'est moi qui leur ait proposé, ils n'en ont pas fait la demande. Dans tous les cas je leur ferai une remise sur les honoraires. Enfin j'avais pas particulièrement à le faire mais c'était sympa, pour faire confiance d'une part, et comme ce qui est important pour nous aujourd'hui c'est le produit… autant des amis qui viennent acheter, on fait pas de remise : on vend à quelqu'un d'autre, donc là c'est une perte de chiffre d'affaires. Là ils nous apportent un produit, je leur ai dit que je ferai une remise sur les honoraires, donc de les passer de 5% à 3%. Le but c'est aussi de leur laisser un prix net vendeur plus important, c'est pas… et aujourd'hui, on va parler en francs, on était à 1M 594 mille, ce qui leur laisse avec d'autres agences, parce qu'ils sont avec d'autres agences à 5%, le même prix de communication. Parce que ça aussi, il y en a qui ont du mal à l'entendre, c'est important que tout le monde affiche le même prix. Donc ça laisse un prix net vendeur de 1M 514 mille francs. Là on a l'offre à 1M 560 mille. Si je baisse mes honoraires à trois pour cent, ça laisse… à 5% ça laisse 1M 514, 1M 514 en net vendeur. 1 M 560 moins 3% ça fait 1M 513 mille. Donc la vente elle est faite. Euh. Simplement moi j'avais envie de leur laisser un net vendeur un peu plus important quoi. Et là.’ ‘Cédric : Pascal est très joueur. Il a horreur des jeux de hasard et là c'est pas un jeu de hasard. Il est très joueur. C'est-à-dire que moi je suis très prudent parce que chaque vente est super importante. Et Pascal, d'ailleurs ça peut arriver de se casser la figure.’ ‘Pascal : de toute façon, entre : si je suis certain que je perds la vente en faisant ça, il est évident que je la fais passer comme ça, on est bien d'accord. Mais…’ ‘Cédric: Simplement, si dans deux minutes elle nous dit : ben j'ai pas encore réfléchi. C'est des gens qui sont un peu frileux aussi, ils sont venus trois fois… Je suis en train d'argumenter pour qu'il abaisse le prix (rires). ’ ‘Pascal: La façon dont je le présente en général… tiens là c'est elle qui me rappelle’

Dans cette première partie de la présentation, la négociation semble exclusivement reposer sur un jugement psychologique. La marge sur laquelle spéculent ces deux agents est relativement faible (10 000 francs) : il sont persuadés que le vendeur, avec qui il y a une "relation de confiance" acceptera un net vendeur légèrement plus bas mais pas certains que les acheteurs ("des gens frileux")voudront monter de 10 000 francs. Présenté comme un "jeu" –avec un réel enjeu– la transaction repose tout de même sur une recommandation et sur un geste commercial important (diminuer fortement la commission).

‘Pascal se met à l'écart pour répondre au téléphone. Il revient une minute plus tard, exultant : "OK c'est bon, je peux me l'acheter la Clio! Et toi [à Cédric] tu me dois un resto" il revient s'asseoir :’ ‘"Pascal : j'ai quand même baissé l'honoraire de 40% par rapport à ce qui se pratique normalement. Du fait aussi de ce contexte. J'ai utilisé ça pour la convaincre. Mais de fait, je l'ai remonté à 1M 570, je suis presque sûr que je peux le faire monter encore un petit peu plus. Et ce qui est sûr c'est que je pouvais gagner aussi un petit peu sur les vendeurs. Donc je pouvais faire passer une offre en faisant des honoraires normaux. Mais finalement… Bon, eux ils la payent peut être un petit peu moins cher. Alors après elle a payé 1M 570 au lieu de 1M 580, ça change rien, ils ont gagné 10 000, 10 ou 15 000 francs là, et le vendeur, ben les vendeurs vont gagner 23 000 francs 447 parce que je sais de toute façon que jusqu'à 1,5M net ils se posaient pas la question, ils acceptaient. Je vais les appeler tout de suite.’ ‘Cédric : Ils peuvent encore nous dire : ben l'agence a fait une autre proposition et on a vendu. Ça nous est déjà arrivé. Mais là, je pense qu'on arrêterait direct notre métier ! (rires)’ ‘[Interruption Pascal se met à nouveau à l'écart pour prévenir les vendeurs.]’ ‘Pascal : sauf que là c'est une négociation, il n'y avait pas de négociation, quoi. Parce que les acquéreurs, c'est des gens… Ils sont faciles. Je savais que la vente était faite sur la première proposition qu'ils ont faite quelque part. J'ai fait remonter un peu pour le jeu mais en sachant que j'y arriverai de toute façon.’ ‘Q : elle vous paraît symbolique cette négociation ?’ ‘Pascal : attendez, on leur a annoncé 1M594 et donc ils achètent 1M570 mille, ouais ça fait quand même 20-25 mille balles. C'est assez faible.’ ‘Cédric: c'est un prix qui a évolué aussi.’ ‘Pascal : oui, c'était une maison qui était présentée à 1M690 francs il y a deux mois. Là, il a fallu faire un travail sur le vendeur, des comptes-rendus. Lui dire : le marché, c'est le marché, s'il n'y a pas de retour c'est que c'est trop cher. Il y avait 3 agences qui travaillaient. OK, on met 1M 590. Par contre on bouge plus. C'est vrai qu'après il m'a dit : 10-15 000, en effet.’ ‘Cédric : finalement on parlait tout à l'heure de la confiance. Bon les vendeurs, tu les connaissais, les acquéreurs, finalement, tu les as vus trois fois.’ ‘Pascal : J'ai passé beaucoup de temps avec eux et j'étais rassuré sur eux. ’ ‘Cédric : Tu as vu beaucoup de points.’ ‘Pascal : ce qui compte finalement c'est le produit. Ils n'ont pas acheté le produit parce que je leur ai vendu. Je pense qu'il y a une vraie relation de confiance qui s'est mise en place malgré tout, qu'ils m'ont fait confiance sur les petites objections qu'ils pouvaient avoir. Et je me suis pas foutu de leur gueule non plus quand je leur disais. La négociation c'est un peu. C'est un usage. Alors après dans un marché comme ça, il nous arrive de faire des ventes au prix. Il y en a pas mal parce que quand on a quelqu'un qui cherche depuis 6 mois un T4 dans le 6e, qu'il en a perdu deux parce qu'il a pas été assez vite et qu'il en voit un qui est super bien. Pour le jeu il va peut-être essayer de dire : bon allez, je prends à 2% en dessous. Le propriétaire dit non, et bon OK : finalement j'achète. C'est l'usage de la coutume qui fait qu'on fait une offre, on négocie. Voilà. ’ ‘Q : là, il y a eu d'autres offres?’ ‘Pascal: Non. Enfin nous a priori on n'en a pas eu. Il y a 15 jours ils ont eu une offre à 10% en dessous. Alors que là."’

On voit progressivement l'importance des autres éléments de la négociation : présentée au début comme un jeu, une façon de miser un peu risquée, elle apparaît fondée sur un faisceau convergent de facteurs où entrent les conditions d'intermédiation et les difficultés à vendre dans un premier temps au prix demandé (ce qui suppose que malgré la "confiance" les vendeurs ont commencé à un prix d'affichage, ou "prix de communication" élevé), la relation de service ("lever les petites objections", réaliser plusieurs visites assez longues pour susciter la confiance et ne pas être un pur vendeur : "ils n'ont pas acheté le produit parce que je leur ai vendu"). Ces ajustements moins spectaculaires semblent a posteriori aussi importants que la discussion finale, excitante pour les agents mais dont l'importance est relativisée "c'est un usage" (encore que la formulation d'une offre quinze jours avant représente un aiguillon et une source d'inquiétude). Il s'agit plus d'une série de petits ajustements concourrant à la décision finale que d'un choix emporté par la persuasion à un instant donné. Dans ce cas précis, où le prix de marché n'émerge dans la négociation que dans un second temps (après le travail sur le vendeur), l'enjeu devient de présenter un prix dont tout le monde puisse être satisfait, ce que l'agent obtient en réduisant sa commission : les acheteurs ont obtenu une baisse par rapport au prix annoncé, les vendeurs améliorent leur net vendeur et l'agent immobilier emporte une commission d'environ 7200 euros, même après l'avoir diminuée. Deux traits sont à retenir de la négociation. D'une part elle s'inscrit dans l'ensemble de la relation commerciale, renvoyant à l'ajustement préparé par les techniques d'intermédiation et les aspects de service et de conseil. D'autre part elle ne peut être modélisée comme une enchère 448 , même si certains aspects la font ressembler à une enchère à rebours (le prix maximum est le prix d'affichage, que les acheteurs parviennent ou non à diminuer). La conséquence de ces deux remarques est que le choix de l'acheteur ne se réduit pas uniquement à des dispositions à payer pour telle ou telle caractéristique, ou pour tel type de voisinage, mais qu'il doit être replacé dans la configuration de la relation commerciale : certes la solvabilité constitue un filtre puissant mais, dans la mesure où plusieurs ménages ont la possibilité de répondre au prix demandé, le délai devient l'élément déterminant. Or la rapidité avec laquelle une ou plusieurs offres sont faites dépend de l'ajustement préconstruit par l'agent. La logique à explorer est donc moins celle de l'enchère que celle de la production de l'adéquation, ce qui ouvre la porte à une remontée en généralité fondée sur les modes de promotion et de valorisation des biens et des espaces.

Notes
447.

A 1 570 000 francs, la commission (à 3%) est de 47 100 francs ce qui laisse un net vendeur de 1 523 000 francs. Le calcul des gains de chacun selon Pascal n'est pas inintéressant : il compte le surplus du vendeur (1 500 000 étant le prix de réserve) et le gain de l'acheteur par rapport au prix d'affichage (avec une légère erreur, ce prix étant de 1 594 000 et non 1 580 000 comme il l'annonce).

448.

La logique de l'enchère est celle des modèles économiques destinés à expliquer les choix résidentiels et la concurrence spatiale. Elle ne prend pas en compte la temporalité de la transaction (ordre d'arrivée des offreurs, temps entre la mise en vente et les offres, etc.) : sa référence est en réalité la position du propriétaire foncier qui dispose d'un terrain pour lequel plusieurs catégories d'acteurs et d'usages sont en compétition. Elle renvoie donc à la répartition des activités et des logements dans l'aire urbaine, avec la médiation (qui s'appelle bien souvent la distorsion) éventuelle de l'Etat. Cf. Masahisa Fujita, Urban economic Theory: Land Use and City Size, Cambridge, University Press, 1989.