7.1.2 Estimations

‘"L'estimation relie un espace de circulation défini par une qualification générique de l'objet, permettant d'avancer un prix, à la perception des propriétés matérielles de l'objet qui peuvent ouvrir sur une pluralité d'espaces de circulation. Dans le cas d'un échange marchand standard, la nature de l'objet et son espace de circulation se qualifient simultanément. Il s'agit de la même chose".’

Christian Bessy et Francis Châteauraynaud, Experts et faussaires, op. cit.p. 170

Les développements précédents témoignent de la solidification d'une série d'équipements de marché qui sont destinés à être diffusés, sous des formes payantes ou gratuites, personnalisées (estimation d'un bien) ou générales (prix moyen sur une localisation). Une telle diffusion est de nature à améliorer la qualité de l'information qui circule sur le marché, sans que cela soit automatique. Par exemple, un magazine souhaitant faire sa une sur l'immobilier présentera toujours des prix au mètre carré par commune ou par arrondissement : que ces prix soient issus de la base PERVAL ou d'une enquête auprès de quelques agences du centre ville (les niveaux de prix donnés par les agents étant alors plus "actuels"), ils resteront des indications à la portée informative limitée pour un vendeur ou un acquéreur. En effet, un prix au mètre carré ne donne pas d'information sur les échelles inférieures à celle à laquelle il est calculé : fourni à l'échelon communal il renseigne sur la hiérarchie des prix au sein de l'agglomération mais ne permet pas d'évaluer un bien. Le directeur de l'agence 14, souvent sollicité par les médias pour des sujets sur l'immobilier indique ainsi :

‘"Il faut être le plus honnête possible quand on fait une estimation, ça sert à rien de raconter des conneries. C'est vrai que ça me fait rire quand on se fait interroger par les journalistes, sur un même emplacement vous pouvez avoir du 800 euros au mètre carré et du 4000, du 800 parce que c'est une vraie cave, rez-de-chaussée avec tout à refaire, puis le dernier étage plein sud avec terrasse. Même emplacement, même immeuble, mais après on aura du 800-850 et du 3800. Donc il faut bien donner une moyenne, mais vous voyez ce que je veux dire." (Agence 14)’

Dans le discours des agents, les évaluations larges de cette nature sont vues comme étant de nature à provoquer la confusion, plus que comme un premier point de repère pour les particuliers. Il est vrai qu'elles peuvent avoir un effet performatif réel, notamment si un vendeur applique strictement le prix au mètre carré de l'arrondissement pour fixer son prix de vente. Dès lors la question est peut-être moins de savoir si les nouveaux outils de connaissance du marché vont irriguer les différents supports utilisés par les particuliers et les professionnels que de savoir de quelle façon ils vont le faire et s'ils sont de nature à rapprocher les représentations de ces acteurs de celles des concepteurs des bases de données. Deux éléments suscitent des réserves : d'une part la déconnexion des publications par rapport à la conjoncture immédiate et d'autre part le fait que ces outils n'ont pas été élaborés dans le but d'infléchir le déroulement des transactions. On retrouve là les conceptions sous-jacentes aux modèles hédoniques vis-à-vis des prix de marché : elles y voient la vérité ultime pour définir la valeur d'un bien, mais les modèles sont construits de façon à atténuer les fluctuations erratiques des marchés 499 . Il ne faut donc sans doute pas voir les intermédiaires comme les diffuseurs potentiels d'une information fiable et complexe, élaborée au sommet et devant être remise en forme : la question porte plutôt sur le type d'estimations qu'ils arrivent à transmettre et éventuellement à imposer. Comme l'indique Alain Bourdin, le marché n'est pas le lieu de la transaction mais son contexte : c'est dans l'appréhension de ce contexte, c'est-à-dire non seulement dans la connaissance de l'activité de marché mais également à partir des transactions prises comme référence, que se forment leurs estimations. La plupart des agents immobiliers rencontrés adhèrent peu ou prou à une vision spontanéiste de la formation des prix de marché, à partir de l'observation empirique qu'un bien "dans les prix du marché" se vend, tandis qu'un bien trop cher ne suscite pas de demande de visites. Cette vision n'empêche pas la mise en œuvre d'un important travail de fabrication, et la distinction entre le bien "dans les clous" et le bien hors marché recouvre celle entre une bonne et une mauvaise promotion.

Notes
499.

On peut y lire une attitude plus générale vis-à-vis du marché, attitude qui mêle une vision spontanéiste (les mouvements du marché sont incontrôlables, ils révèlent des mouvements sur lesquels on n'a pas prise) et une action, un travail de marché (stabiliser les évaluations, couvrir les risques).