Sources étayant l'estimation

Afin de construire leur propre estimation du prix du bien, mais aussi dans le but d'avoir des arguments pour défendre leurs estimations, les agents s'appuient sur des références de ventes effectivement conclues : une estimation uniquement fondée sur un barème de prix est moins convaincante, pour l'acheteur comme pour l'agent. Le fait de disposer d'un prix sur un bien similaire vendu récemment permet d'avoir un point de départ pour l'évaluation, que l'on augmente (ou diminue) selon une série de critères (étage et état notamment) dans une logique assez proche de celle des prix hédoniques (chaque élément en plus ou en moins joue de façon marginale sur un prix de base), même si les barèmes sont la plupart du temps intuitifs. La différence avec les prix hédoniques, au-delà de la question d'échelle et du fait que les fichiers des agents ne sont pas des bases de données, vient de ce que l'estimation par les prix hédoniques est centrée sur l'appréciation des variations tandis que l'évaluation pratique par les acteurs repose presque uniquement sur le choix de la référence. Si la notion de "prix de marché" peut avoir un sens identique pour tout le monde et jouer un rôle dans la négociation, elle est en pratique dépendante de la nature des références retenues : sur quelle aire, sur quelle période, etc. Les références sont d'autant plus pertinentes qu'elles portent sur des affaires effectivement conclues par l'agent, qu'elles sont proches dans le temps et qu'elles concernent des biens similaires. D'une certaine façon, l'agent doit moins se soucier de la "représentativité" de la référence que de son caractère exemplaire. La façon dont le bien a été vendu est à cet égard essentielle : un bien dont le prix a dû être ajusté et un bien vendu très rapidement conforteront, chacun d'une façon différente, l'idée de l'existence d'un prix de marché. Le rôle de la proximité des ventes choisies comme référence, de leur "fraîcheur" et de la facilité à les inscrire dans une logique de marché, donnent une légitimité à des agents sectorisés, comme l'indique ce directeur d'agence en franchise :

‘"Quand vous êtes très fort sur une résidence, c'est pas moi qui vais faire le prix, c'est vous : "on a vendu le bien de Monsieur Durand, vous le connaissez, au troisième étage. Bon il avait la même surface que vous, il avait pas de cuisine équipée, on l'a pris à la vente tel mois, il s'est vendu en deux mois, on est parti de 133 000 euros, il s'est vendu 128 000. Il y a une cuisine équipée, donc on monte de 5000 euros. Et puis vous voyez, celui de M. Dupont, qui était au 6e étage, lui il s'est vendu un peu plus cher, mais c'est plus récent, ça remonte à trois mois". Là, on est crédible, quand on voit des analyses comparées. J'ai un conseiller, sur la même résidence, 80 références. Du coup on sort des analyses qui sont très précises." (Agence 24)’

Les références ne sont pas des bases de données : on peut imaginer que, sur un secteur de petite taille, la liste de références d'une agence ou d'un réseau parvienne à être appréciable et à répondre à des critères de représentativité, voire suffise à calculer des projections sur les prix, mais les références gardent avant tout une valeur d'exemple. Il peut alors suffire d'une seule comparaison pour justifier le prix d'un bien. Les agents ont toutefois besoin d'une série plus conséquente, de telle sorte que leur jugement n'est pas construit uniquement, ni même en premier lieu, par les prix de vente mais par les prix d'affichage, et par leur évolution qu'ils observent soit sur les annonces soit sur les biens qu'ils ont en mandat. Rappelons à cet égard que le principal point sur lequel les agents disent manquer d'information ne concerne ni l'évaluation des biens, ni les aspects techniques, juridiques et financiers mais l'activité du marché (voir aussi chapitre 6), comme l'indique le tableau 32.

Tableau 35 (NB : les agences disant n'avoir aucun besoin (35 agences) ne figurent pas dans le tableau)
Domaines dans lesquels se fait ressentir un besoin d'information : Activité du marché Aspects techniques et juridiques Aspects techniques, juridiques et activité du marché Evaluation des biens Total
type d'agence A 59% 18% 18% 5% 100%
N=61
type d'agence B, anciennes 52% 9% 27% 12% 100%
N=67
type d'agence B, récentes 30% 11% 36% 23% 100%
N=44
type d'agence C 47% 10% 36% 7% 100%
N=61
Total 48% 12% 29% 11% 100%
N=233

Seules les agences récentes de type B sont nombreuses à estimer qu'elles manquent d'informations sur l'évaluation des biens. Toutes les autres se distinguent surtout par leur besoin d'information sur le marché en général. C'est ce qu'indique par exemple le responsable de l'OTIF qui fournit (de façon occasionnelle) des données à quelques agences : "un agent immobilier qui ne connaît pas le prix pratiqués dans son quartier, il n'a plus qu'à changer de métier. Par contre, ce qui leur manque souvent c'est le nombre de transactions, ça c'est une information qu'ils n'ont pas". Beaucoup d'agents rencontrés se déclarent "datavores", ou friands de toutes sortes de chiffres qui sans toujours être fiables ni leur apporter une information directement utile pour leur pratique, servent à nourrir leur représentation du contexte du marché : il ne s'agit pas uniquement d'informations conjoncturelles mais également de données sur la démographie, ou de résultats d'études de marketing sur la consommation, formant un ensemble hétéroclite dont on sent la trace dans le discours mais qui ne nous paraît pas modifier sensiblement les pratiques. Les nouveaux outils décrits ci-dessus pourront, au moins partiellement, combler cette attente de chiffres sur le marché. On notera que les adhérents de réseau (agences de type A) demandent plus que les autres un information spécifique sur le marché : cela s'explique par le fait que les réseaux apportent une réponse aux autres questions (notamment juridiques) et par la représentation plus managériale des directeurs d'agences en franchises. Pour beaucoup d'agents toutefois, les annonces représentent la seule source de connaissance du marché :

‘"- Justement, comment est-ce que vous vous créez une information sur le marché ?’ ‘- Par le fait de baigner dedans toute la journée. De voir les produits, les appartements qui sont en annonce, de voir nous les appartements qu'on a en fichier, à quel prix ils sont, à quel prix ils finissent par être vendus réellement. Sur des appartements qu'on a pu voir et qu'on n'a pas vendus, sur des appartements dont on nous a parlé, et puis voilà. On est dedans toute la journée. C'est l'expérience, quoi. C'est le fait d'être dans ce marché qui permet de…’ ‘- Des statistiques ?’ ‘-Non, pas de statistiques. Par contre, c'est vrai que ça permet de pour, sur dix produits, communiquer de la même manière sur le même support, le retour de nos clients potentiels acquéreurs en fonction des biens, ça permet vraiment de se rendre compte des biens qui sont le plus demandés, qui sont le moins demandés, des secteurs, finalement des produits eux mêmes. Si on a plus de monde sur un T3 ou sur un T4". (Agence 7)’

"L'expérience" de l'agent ne constitue pas ici une connaissance, et encore moins une mémoire, des prix du marché mais traduit une familiarité, une immersion constante qui permet d'avoir une représentation instantanée de l'activité du marché (quels biens sont les plus et les moins demandés) mais pas une perspective de long terme. Comme dans le cas de l'agence où a eu lieu l'observation, l'information sur le marché repose sur la connaissance de la vie des biens sur le marché, fondée sur les retours de l'activité d'intermédiation, plus que sur l'objectivation à partir de sources. La comparaison entre biens ne suppose d'ailleurs pas nécessairement de partir de références de ventes :

‘"-Qu'est-ce qui rentre dans votre estimation du bien ?’ ‘-Il y a différents critères, et là la rareté du produit. C'est un marché où on fait des similitudes entre des produits. Quand on vend un produit, un T4 qui se vend à un certain prix, un autre qui est proche. Il y a quelque chose qui revient tout le temps, c'est le prix au mètre carré. Quand nos clients viennent avec des articles justement en disant : là ça vaut tant le mètre carré, c'est complètement idiot. Parce que sur l'étage, sur… sur plein de choses ça veut absolument rien dire sur un secteur. Donc on se fixe un prix au mètre carré par rapport à l'emplacement, par rapport à la qualité du produit, et puis l'état intérieur, les travaux… ’ ‘-Est-ce que vous avez toujours besoin de connaître un bien comparable ?’ ‘-Non, ah non. C'est toujours bien d'avoir des références précises parce que ça nous aide mais, non, parce que justement c'est l'expérience, le fait d'être tout le temps dedans qui permet de voir ce qui se vend, en combien de temps, etc." (Agence 4)’

On retrouve les deux usages de la comparaison (construire l'estimation de l'agent, convaincre le client) sans pour autant que le besoin de références se fasse sentir. Même si l'agence a des références et des sources statistiques, l'expérience reste le premier mode d'appréhension du marché : dans le questionnaire en ligne, elle est citée par 76% des répondants comme entrant dans l'évaluation (taux qui se retrouve dans toutes les catégories d'agences). L'utilisation d'autres sources n'est citée que par 59% des agences 500 (les réseaux, dont les fichiers sont plus importants sont 65% à en employer, contre 53% pour le indépendants). Les indépendants, particulièrement les agences récentes de type B, compensent parfois ce manque par le recours aux petites annonces : c'est le cas de 37% d'entre elles contre 27% pour les membres de réseaux (17% seulement des agences cumulent ces deux sources). L'utilisation de références permet un ancrage plus fort du jugement, tout en restant une donnée contextualisée dont on ne peut tirer de projection. On le voit par exemple avec de directeur d'agence de proche banlieue (Oullins) qui appartient à un réseau lui donnant accès à un fichier important sur toute l'agglomération et au-delà :

‘"Sur des copropriétés où on a des prix mètre carré, qu'on adapte en fonction de la qualité, de toute façon, par sécurité, on reprend le prix d'un bien qui s'est vendu à côté. Pour être sûr qu'on est bien dans les clous. Pour les maisons, la seule manière c'est d'avoir une maison qui s'est vendue à côté, sinon c'est pas possible.’ ‘-Et quand vous n'en avez pas?’ ‘-C'est la galère. Sur Oullins, j'en ai toujours mais dès qu'on sort d'Oullins c'est la galère. Donc j'ai un fichier de référence MR qui m'aide. Donc voilà comment ça se présente [il présente le bien tel qu'il figure sur le fichier commun informatisé] : cet appartement n°XX, 62 m², XX rue de la Glacière [à Oullins], dans une copropriété, en 1998 il s'est vendu 420 000 balles. Pour 62 mètres. C'est une référence qui ne vaut rien du tout. Il faut que je trouve des références récentes là dedans. Ça m'aide surtout sur les maisons. Par exemple si je vais à Charly, il me faut des références, et j'en ai des références. Ça me permet de me donner une idée. Je connais bien mes prix d'Oullins. Je sais que si je m'éloigne de 10 km j'ai une perte de tarif qui va être très faible, mais si je commence à aller à 20 km j'ai une perte de tarif de l'ordre de 15%-20%. Donc je fais comme si j'étais à Oullins et je minore. C'est une méthode qui m'oblige à agrandir ma fourchette d'incertitude, parce que c'est une approche un peu personnelle. Et puis on se rend compte qu'il y a des zones économiques qui autrefois étaient des satellites de Lyon qui sont en train de prendre leur essor : Mornant. Mornant avant c'était une bourgade qui dépendait de Lyon. Il n'y avait rien et les gens trouvaient qu'il n'y avait rien. Maintenant les gens y vivent à Mornant et c'est plus une ville dortoir". ’

Ce passage permet de préciser l'utilisation des références : même lorsque l'agent a des éléments permettant d'évaluer le bien, et même lorsqu'il vend dans son secteur de prédilection, il fait autant que possible à une vente proche et récente pour rester "dans les clous". La taille du fichier ne garantit pas pour autant d'avoir des références si l'agent sort de son secteur privilégié, d'autant plus qu'il a réellement besoin de ventes dans le voisinage (surtout pour une maison, plus complexe à évaluer) : dans des marchés où les ventes sont occasionnelles ou dispersées, le système des références rencontre rapidement ses limites, et ouvre sur un bricolage à partir de l'information dont dispose l'agent sur des marchés plus fournis qu'il connaît bien, ou d'images plus générales (comme avec la commune de Mornant). Une autre possibilité consiste à se renseigner auprès de confrères connaissant mieux le marché sur lequel le mandat est pris : cela suppose une confiance entre confrères (et arrive notamment en cas de mandat exclusif). Les réseaux de franchisés, de par leur sectorisation, y recourent moins (ils peuvent par exemple avoir à s'informer auprès d'un confrère pour renseigner un client) : sans surprise ce sont les agences anciennes de type B ou C qui recourent le plus à de tels contacts (58% contre 43% pour les agences de type A). Notons à cet égard qu'ils ne portent pas nécessairement sur un bien précis mais peuvent concerner la conjoncture générale. Quoiqu'il en soit, l'usage des fichiers et d'autres sources se situe pour l'agent à l'intersection d'une connaissance locale, singulière et empirique 501 , et d'un travail d'objectivation qui, malgré sa ressemblance avec les méthodes hédoniques, repose plus sur l'exemple que sur le calcul.

On le voit, il ne s'agit pas seulement de dire que le prix de marché est une convention, mais de souligner que cette convention s'ancre moins dans l'estimation d'un milieu consistant de professionnels faisant autorité (ou simplement mieux placés pour collecter de l'information) que dans cette pratique des références qui laisse place à de grandes variations. De ce point de vue, les agents immobiliers se distinguent des spéculateurs étudiés par Halbwachs 502 . L'existence d'une multiplicité de prix de marché (dont un seul sera finalement sanctionné) peut être vue comme une source d'incertitude ("quel est le bon prix") et comme une source d'inefficacité : il s'agit en effet d'une des raisons pour lesquelles les agents immobiliers n'ont pu enrayer une hausse des prix qui leur paraissait excessive 503 . Ces éléments sont avérés mais il serait réducteur de s'en tenir là. En effet, l'analyse des estimations (comme celle de la relation commerciale dont on ne la détache qu'artificiellement) ouvre sur la restitution de "ce qui se passe" entre la mise en vente et la vente : chacun des prix proposés agrège une information différente, renvoyant à des référentiels distincts, et objectivant les modalités de la relation commerciale. L'information circulant sur le marché n'est donc pas entièrement contenue dans le prix de vente final : cela ne remet pas en cause les résultats des modèles hédoniques mais invite à considérer d'autres facteurs que ceux qui y sont mis en avant. Plus exactement, cela invite à considérer la valorisation autrement que comme le processus d'attribution d'un prix à une caractéristique.

Notes
500.

Il s'agit essentiellement des fichiers de l'agence (liste des biens vendus, fichiers de clients etc.), et des fichiers du réseau lorsqu'il y en a un. 7% seulement déclarent utiliser des statistiques publiques (par exemple la partie publique de la base PERVAL) et 20% des statistiques professionnelles (de réseau ou de syndicat). Le rôle de la formation à l'estimation des biens apparaît également très limité : 7% des agents la mentionnent comme un facteur les aidant à connaître le marché et à évaluer les biens.

501.

Cet aspect peut être vu de manière critique, comme dans l'ouvrage de Jean-Paul Lévy et Odile St Raymond, Profession propriétaire, op. cit. : La division du travail qui est de règle dans le marché du logement neuf ou de seconde main est en partie responsable de cette situation. La connaissance de la plupart des "professionnels" est trop intime pour être parfaitement exacte et fidèle, et de surcroît limitée à leur champ d'intervention. L'objectivable, le quantifiable, cède le pas au subjectif, aux impressions, au flair, ou aux stratégies professionnelles". p. 97.

502.

Maurice Halbwachs, Les expropriations et le prix des terrains à Paris (1860-1900), Paris, 1909. On peut également noter que la fixation des prix ne répond pas ici à une forme de spéculation, au sens d'anticipation des plus-values possible, ni même de la promotion de ces plus-values auprès des acquéreurs. C'est une des raisons pour lesquelles nous parlons plus de vlaorisation que de spéculation (ce point sera également repris au chapitre suivant).

503.

Même si une partie en ont profité et si d'autres acteurs ont aussi leur rôle (on peut penser à l'allongement des crédits, au prêt à taux zéro, au comportement des vendeurs, etc.)