7.2.2 Petites annonces

Cette présentation donne une vision du marché immobilier qui, bien qu'elle corresponde à un contexte donné, porte la trace d'un certain nombre de permanences, ou au moins de lignes directrices stables. Il s'agit à présent de s'appuyer sur elles pour analyser les petites annonces immobilières qui sont le produit le plus directement observable du travail des agents immobiliers et le substrat des pratiques de valorisation. Passer de l'étude des données de marché à celle des petites annonces immobilières ne revient pas à lâcher la proie pour l'ombre, ni à opposer une structure "réelle" à un espace imaginaire construit par la publicité, pour dévoiler l'irréalisme de ce dernier. Il y a une différence entre les prix indiqués sur les annonces et ceux auxquels se concluent effectivement les transactions mais cela ne signifie pas que les prix d'affichages soient "faux" : outre qu'ils sont réellement demandés à un instant donné, ils servent de références à d'autres acteurs (cf. supra), en l'absence de systèmes de notation et d'expertise dans les transactions courantes. Il ne faut donc pas distinguer un marché réel et un marché reflet, mais bien deux modes d'observation : l'analyse de la valorisation, telle qu'on l'entend, porte sur des biens mis en vente, en cours de qualification, tandis que l'étude du marché porte sur les mêmes biens une fois qu'ils sont vendus. Il n'y a pas d'outil permettant de relier les deux points d'observation (sur les marchés états-uniens, les fichiers MLS permettent de comparer le prix de mise en vente du prix final). Néanmoins, la comparaison entre les deux permet de les éclairer mutuellement.

La littérature sociologique fournit un exemple célèbre d'analyse des petites annonces : l'exploitation d'un corpus d'annonces matrimoniales du Chasseur français par François de Singly 562 , dont le but est de mettre en évidence le lien entre les stratégies de présentation de soi et l'identité sociale des acteurs (il ne s'agit donc pas d'étudier le marché matrimonial en tant que tel mais d'y repérer certaines des représentations à l'œuvre). Les stratégies repérées sont imputées aux caractéristiques des acteurs, pas à l'anticipation des dispositions du public auxquelles elles s'adressent. L'approche n'en est pas moins stimulante, notamment par la description des mécanismes de conversion des différents capitaux sociaux (physiques, professionnels, etc.) dont l'auteur établit une cotation détaillée. Il s'agit notamment d'établir les règles d'équivalence entre la "parade" (façon de se présenter) et la "prétention" (attentes à l'égard du partenaire recherché), ce qui trouve un écho dans l'immobilier où la parade est double (la promotion du bien est en même temps une promotion de l'agence, ce qui autorise deux entrées différentes) alors que la prétention se limite à un prix. D'une certaine façon, la logique de la conversion des capitaux symboliques peut donc y être poussée à l'extrême, au point de rejoindre celle des prix implicites. Avant de revenir sur cette piste il faut préciser que la perspective de François de Singly n'est pas ici adaptée pour deux raisons. La première est qu'elle ne prend pas en compte le rôle de l'intermédiaire, les annonces qu'il étudie étant rédigées par les particuliers. Or celui-ci rédige les annonces en fonction de représentations qui lui sont propres (en particulier, il n'anticipe pas la demande de la même façon). Par ailleurs, la principale caractéristique de la valorisation d'un bien est qu'elle transpose dans la promotion les conditions de la relation entre le vendeur et l'agent. La seconde réticence porte sur le rôle du support : au-delà de ses spécificités graphiques, visuelles, ou autres, il installe un espace de comparaison qui influence la rédaction des annonces. L'impression dominante à la lecture d'un journal d'annonces est celle d'un conformisme souffrant peu d'exceptions, ce qui ne s'explique pas uniquement par les stratégies sous contrainte des annonceurs (dire beaucoup en peu de mots, cacher autant que dévoiler) mais aussi par le fait que la forme des annonces existantes inspire celle des autres : une annonce trop originale éloigne plus qu'elle n'attire (ce qui peut paraître paradoxal à cause de la nécessité de singulariser le produit). A cela s'ajoute l'instauration d'un code dont le déchiffrement ne pose pas de difficultés mais qui accroît l'uniformité apparente des annonces : ce code implicite définit à la fois le sens de ce qui est indiqué (un logement en "bon état" n'est pas en "très bon état", surtout si l'annonce est publiée par la même agence), et celui de ce qui est occulté : si l'étage n'est pas annoncé c'est parce que l'appartement est en étage bas ou qu'il n'a pas d'ascenseur (en caricaturant, l'image donnée par les annonces est celle d'un parc d'appartements élevés avec terrasse flottant par-dessus quelques rez-de-jardin). Ce conformisme des annonces est probablement une des raisons qui attire le regard du sociologue car les régularités y apparaissent rapidement.

La double absence pointée dans l'étude des annonces matrimoniales (qui se justifie d'ailleurs dans ce contexte) caractérise également le principal travail existant en France sur les annonces immobilières 563 qui porte sur le marché de la maison individuelle dans l'agglomération nantaise : partant du double constat que la réalisation du rêve de l'accession en maison individuelle suppose quelques compromis par rapport à l'image idéalisée de cette maison et que ces compromis portent sur les espaces intérieurs, les auteurs cherchent à déterminer la hiérarchie des attributs des maisons. Leur conception du matériel utilisé peut sembler proche de la notre :

‘"Celles-ci [les petites annonces] constituent en effet un discours indirect sur la maison, qui n'est pas dirigé ou induit par le chercheur, mais qui est fortement orienté par les enjeux liés à la transaction immobilière. Par ailleurs, la taille limitée des annonces suggère que seuls les éléments les plus importants y sont exposés, si bien que le filtre du prix conduit les annonceurs à peser leurs mots et choisir le vocabulaire adapté à leurs représentations. Au final on peut faire l'hypothèse que les petites annonces forment un texte descriptif synthétique des caractéristiques et qualités que les habitants et les agents immobiliers prêtent à la maison dont il s'agit de présenter les atouts pour mieux la vendre". p.384’

Cet extrait présente une certaine parenté avec notre approche, à ceci près qu'il faut changer simplement "maison" par appartement. Toutefois, la prise en compte des "enjeux de la transaction immobilière" ne conduit pas les auteurs à des traitements particuliers mais se traduit par le crédit supplémentaire accordé à des annonces censées refléter les "vraies" représentations des acteurs. Il ne s'agit donc pas de considérer les annonces en termes de techniques de valorisation mais comme révélateurs des préférences en matière d'habitat. Notre propos ne consiste pas à invalider cette perspective même si ce travail pose quelques questions : au-delà de l'approche choisie, le principal problème soulevé est celui de l'absence de correction des effets de structure : l'affirmation, par exemple, selon laquelle l'exposition Ouest est plus valorisée que l'exposition Sud (parce que le prix moyen des maisons exposées au Sud est moins élevé) devrait tenir compte du fait que les premières ne sont que 16 dans leur corpus d'annonces et les secondes 144 : non seulement les deux maisons peuvent différer par d'autres caractéristiques que l'exposition, mais il est probable que le 2e ensemble (exposition Sud) soit plus varié que le premier ce qui se répercute sur le prix moyen (plus proche de la moyenne de l'échantillon). On peut alors se demander si les résultats n'expriment pas simplement le fait que la valorisation dépend du type du bien. L'essentiel n'est toutefois pas là : il s'agit pour nous de proposer un traitement différent, qui insiste au contraire sur les modalités de valorisation, sans les prendre pour données ni immédiatement intelligibles. Plutôt que d'extrapoler les moteurs de la demande, on prend le matériau des petites annonces comme un outil d'objectivation de l'offre. On reste donc dans le cadre de l'appréhension des mécanismes de marché, plutôt que dans celui de l'objectivation des représentations.

La problématique de la valorisation offre, au premier abord, des similarités avec celle des prix implicites : dans les deux cas l'objectif est de déterminer la valeur respective des différents attributs en amont de la vente. Les deux logiques sont toutefois opposées. Les prix implicites reposent sur l'idée que les mécanismes sont inobservables et que l'on doit les inférer, tandis que la valorisation, reprenant la critique des raisonnements du type "tout se passe comme si", considère au contraire que les éléments explicitement promus au moment de la mise en vente sont constitutifs de la valeur du bien. Corrélativement, les deux ne visent pas le même résultat : pour la théorie des prix implicites, la valeur et le prix de vente sont équivalents tandis qu'une approche en termes de valorisation voit dans le prix un élément parmi d'autres de la valeur : la rareté, l'attractivité, la facilité à vendre un bien sont constitutifs de sa valeur et peuvent avoir des répercussions en termes de clientèle touchée, indépendamment de leur contribution au prix de vente final. De ce point de vue, les annonces immobilières sont à la fois la meilleure et la pire des sources pour connaître le marché : la meilleure car elles objectivent le travail de valorisation dans une forme relativement accessible, et la pire si on l'utilise uniquement pour analyser la formation des prix. Le problème de la comparaison de biens hétérogènes se pose ici comme pour d'autres sources et d'autres perspectives. Il n'a pas été résolu par la méthode des prix hédoniques puisque l'objectif n'est pas de décrire les prix. De la même façon, il n'y a pas un (ou une série) d'indicateurs de la valorisation à expliquer ce qui limite la pertinence de l'usage de la régression. Le choix a été fait de mettre en rapport des catégories de biens et des modes de valorisation, ce qui suppose dans un premier temps d'identifier les deux indépendamment.

Notes
562.

François de Singly, "Les manœuvres de séduction, une analyse des annonces matrimoniales", Revue française de sociologie, vol. 25 n°4, 1984, p523-559.

563.

Gabriel Rodriguez et Daniel Siret, "Sympathique maison ensoleillée de 4 chambres… La maison individuelle dans les petites annonces", in Béatrice Collignon et Jean-François Staszak (dir.), Espaces domestiques, Paris, Bréal, 2003, p384-399.