8.1.1 Valeurs spatiales et sous-marchés locaux

Valeurs spatiales

De la formation des prix aux processus sociaux

Fort ancienne, la question de la valeur de l'espace a été pensée selon plusieurs perspectives. La première, et probablement celle qui a connu le plus de prolongements, est plus sensible aux mécanismes fonciers et s'interroge sur la formation des prix du sol. Il ne s'agit pas d'un courant homogène et on peut schématiquement y distinguer ceux qui ont abordé la question sous l'angle de la correction des inégalités et de la régulation (notamment sous la forme de la fiscalité foncière) de ceux qui ont plutôt cherché à modéliser les mécanismes de formation des prix. On compte parmi les premiers des pionniers aussi différents que Halbwachs (1908) et Henry George (1879) 589 , dont le point commun est de considérer que la valeur de l'espace est une construction collective, un produit de la vie sociale, mais qu'elle est accaparée par les propriétaires fonciers. Pour Henry George, il s'agit de capter la rente foncière pour financer l'offre de biens publics 590 . L'approche d'Halbwachs prolonge son analyse des expropriations : pour capter la rente foncière, celles-ci devraient être d'intérêt public alors qu'elles furent destinées au 19e siècle à des promoteurs privés, renforçant le mythe de la propriété 591 . On ne peut, d'après Halbwachs, empêcher l'appréciation du sol et les plus-values qui en résultent, l'enjeu étant de la revendiquer (pour les villes, il s'agira par exemple de conserver la propriété du sol et de le louer à long terme). L'intérêt est de restituer la densité et la complexité des relations sociales qui se nouent autour de l'appropriation du sol, ce que l'on retrouve dans des approches plus récentes qui mettent l'accent sur le fait que la valeur de la propriété n'est pas celle de l'espace en tant que tel mais des droits qui lui sont attachés 592 (droits d'usage, de construction, etc.)

Les seconds, qui ont cherché à modéliser les processus de construction de la valeur des espaces, sont traditionnellement placés dans la lignée de Von Thünen (1826) et de sa théorisation de la décroissance des prix, en cercles concentriques autour d'un centre d'attraction. L'apport, consistant à ne plus regarder la valeur propre du sol (fertilité des terres, etc.) mais les positions relatives des espaces, représente aussi un effort d'abstraction qui a été prolongé par les fondateurs de la nouvelle économie urbaine : Alonso (1964) applique ainsi le modèle de Von Thünen à la demande de logements 593 , ce qui suppose de ramener le "service logement" à un étalon simple, indépendant de la localisation (mais fonction de la surface). Les coûts de transport jusqu'au centre (où se trouvent les emplois) et du service logement déterminent ainsi les choix résidentiels des ménages.

Parmi les prolongements récents, celui développé par Michel Mouillart et Bruno Lefebvre présente l'intérêt de lier la décision économique (du vendeur, de l'acheteur mais aussi du promoteur) à la représentation des caractéristiques locales de l'habitat et du peuplement. Le constat de départ 594 porte sur les risques propres au marché immobilier, en particulier celui encouru par l'acheteur de voir le bien acquis se dévaloriser dans le futur. S'il ne peut se couvrir totalement contre ce risque, il sait qu'il est corrélé à certains attributs des biens et des voisinages, ce qui va le disposer à payer au-dessus du prix de marché pour y avoir accès : ce coût supplémentaire est analysé comme le paiement d'une prime d'assurance, ouvrant l'accès à un "club" de résidants ou de propriétaires dont on peut penser que l'agrégation limite le risque de dévalorisation (par leurs qualités sociales, leur attitude face à l'habitat, etc.) La logique n'est donc pas éloignée de celle de l'enchère. De leur côté, les promoteurs cherchent à capter cette disposition en différenciant les produits proposés pour les adapter à des clientèles spécifiques. Ces travaux ont établi la complémentarité des stratégies des promoteurs et des acheteurs, tout en pointant leur effet ségrégatif 595 . Sans réellement changer d'orientation (explication de la ségrégation), l'analyse a ensuite mis la demande au centre. L'explication du choix des acquéreurs, dans lequel on pouvait voir à la fois une composante patrimoniale (réduction du risque de dévaluation du bien à long terme), et un aspect propre à l'habitat (préférence pour l'entre-soi), a alors plutôt privilégié le premier aspect, en insistant sur l'investissement et la gestion locative 596 . Cette nuance distingue le modèle des explications sociologiques par l'évitement et l'agrégation 597 (cf. chapitre 6). Une telle approche suppose que les caractéristiques collectives sont plus facilement observables que l'évolution à terme du prix du bien. On peut l'admettre en partie, mais il est probable que l'évolution du peuplement à long terme soit également malaisée à appréhender. Sur ce point, la valorisation menée par les intermédiaires est susceptible d'apporter une information. Comme on l'a vu au chapitre précédent, la connaissance de la valeur patrimoniale passera moins par une évaluation du bien que par une façon de le mettre en valeur, les conditions de mise en vente devenant l'indice de la stabilité de la valeur du bien (et de sa rentabilité dans le cas d'un investissement locatif). On peut notamment suggérer un lien entre l'image de "l'ancien bourgeois", dont l'historicité fait la stabilité, et la sécurité des patrimoines des ménages. Il ne s'agit toutefois pas ici de plaquer l'analyse de la valorisation sur les questions laissées ouvertes par ce modèle. En revanche, on peut noter que la démarche proposée par Michel Mouillart part du bien (non reproductible) avant de prendre en compte ses différents attributs : contrairement à la méthode hédonique, ce déplacement n'est pas vu sous l'angle de la fixation du prix des attributs mais sous celui de la substituabilité, autour de l'idée que les biens les plus substituables sont les plus proches, parce que les caractéristiques sont corrélées et parce que le voisinage est le même : c'est cette dimension spatiale de la substituabilité qui rencontre le plus d'écho dans l'étude de la valorisation.

Notes
589.

Maurice Halbwachs, "la politique foncière des municipalités", in Morphologie et classes sociales, op. cit., Henry George, Progress and Poverty, 1879. Dans une optique comparable, on peut citer cette formule de Jean Rémy, d'après qui le jeu du marché est "destructeur des avantages urbains fondés sur des économies externes qui se transfèrent indépendamment de lui". S'il n'en tire pas de conclusion en matière de fiscalité foncière, il ajoute : "Préserver ces avantages est d'autant plus important qu'ils se produisent quelquefois entre agents n'ayant pas les mêmes capacités économiques de payer. Ces espaces d'agrégation fondés sur des économies externes doivent être maintenus et promus." (Jean Rémy, "Les sociabilités urbaines, effets de milieu et trajectoires sociales", in Yves Grafmeyer et Francine Dansereau (dir.), Espaces de vie et trajectoires en milieu urbain, op. cit.

590.

Cette perspective a été prolongée et critiquée, notamment avec la notion de capitalisation qui, dans la lignée de Tiebout et du "vote avec les pieds", étudie l'effet de l'offre de biens publics (et de la charge fiscale de son financement) sous l'angle de l'impact sur les prix du logement.

591.

On peut aussi penser à la composition des jurys chargés d'évaluer les indemnités versées aux propriétaires expropriés dont les membres se montraient très attachés à la propriété et proposaient des montants très élevés, au point que la charge des expropriations pesait lourdement sur la collectivité. Pour donner un exemple lyonnais, on peut citer la réalisation du quartier de Grolée sur la Presqu'île : voir Félix Rivet, Une réalisation d'urbanisme à Lyon, le quartier Grolée, Lyon, Institut des études rhodaniennes de l'université de Lyon, 1955.

592.

Vincent Renard, "les enjeux urbains des marchés fonciers et immobiliers", in Jean-Claude Prager (dir.), Ville et économie, Paris, La documentation française, 2003, p. 95-108.

593.

Pour la présentation du modèle de Von Thünen, voir J.M Huriot, "l'espace de production de la rente foncière", in Claude Ponsard (dir.), Analyse économique et spatiale, Paris, PUF, 1988, p. 23-57. Pour celle du modèle d'Alonso, et de son extension par Muth, dans le même ouvrage, Henry Zoller, "L'espace résidentiel et le prix du logement".

594.

Pour la formalisation théorique, dans le langage de la microéconomie classique intégrant la théorie de la concurrence imparfaite), on se référera à Bruno Lefebvre et Gilles Rotillon, Risques et marchés immobiliers, Paris, Direction de l'Habitat et de la Construction, ministère du logement, 1993. Dans un article contemporain de cette étude, Bruno Lefebvre et Florence Legros ("Dérégulation, montée des risques et marchés du logement", L'observateur de l'immobilier, n°25, septembre 1993) font le lien entre ces comportements de réduction des risques, notamment en ce qui concerne les promoteurs et leur pratique de différenciation du produit, et le désengagement de l'Etat des circuits de financement qui rendent les acteurs plus vulnérables à la volatilité des prix.

595.

Michel Mouillart, "L'analyse économique du bien logement", in C. Bonvalet, J. Brun, M. Segaud (dir), Logement et habitat, l'état des savoirs, op. cit : "En général le jeu des acteurs (stratégie de constitution des "clubs" par la demande et de différenciation des produits par les offreurs) va confirmer l'évaluation du "vecteur de caractéristiques" et ainsi constituer des espaces homogènes (ségrégés) en termes économiques dont la carte recoupe assez fidèlement celle des capacités de solvabilisation des ménages." p. 175.

596.

Michel Mouillart, Logement et exclusions, les points de vue de l'économie, Paris, ACMIL : "l'émergence de cette dimension patrimoniale s'inscrivant dans le passage d'un système de régulation globale du marché du logement à un nouveau mode de microrégulation où la dimension de la gestion du patrimoine constitué l'emporte sur celle de la constitution du patrimoine."p. 44. Voir également : Michel Mouillart, "Les logiques patrimoniales dans les marchés du logement", in François Ascher (dir.), Le logement en questions, Paris, éditions de l'Aube, 1995, p. 109-140. Notons que cette contribution, datant du milieu des années 90 est marquée par la question de l'évolution de l'offre locative, plus que par la concurrence entre achats à but résidentiels et investissements locatifs.

597.

La dimension propre à l'habitat et au désir d'entre soi n'est pourtant pas absente et redevient centrale dans : Michel Mouillart, "prix et dérégulation des marchés immobiliers", Informations sociales, n°123, p. 14-18