Les sous-marchés locaux : définitions objectives et performatives

Méthodes existantes de délimitation des sous-marchés locaux

Une seconde difficulté concerne la définition des découpages spatiaux pertinents. Il s'agit en effet de disposer d'unités à l'intérieur desquelles les biens comparables peuvent être vus comme substituables, afin de pouvoir observer les cloisonnements et les échanges entre les sous-marchés locaux. Nous parlerons de sous-marché plutôt que de micro-marché, pour souligner le fait que, malgré leur autonomie, ils restent des subdivisions d'un ensemble plus vaste auquel ils sont articulés. De ce point de vue, les découpages les plus fins comme les résidences ou les îlots (on sait qu'à l'intérieur d'une résidence, ou de part et d'autre d'une rue, les prix peuvent différer) ne sont pas nécessairement les plus pertinents, car ils ne définissent pas d'espace d'équivalence. De plus, le faible nombre de transactions empêche de les considérer comme des subdivisions autonomes. Plusieurs critères peuvent fonder des découpages appropriés : les structures de propriété, les caractéristiques socio-économiques, les limites administratives, les secteurs d'agents immobiliers, etc. : on a alors une conception a priori de ce qui est important et qui peut ne pas correspondre aux données disponibles. L'autre possibilité est de partir de ces données pour établir un découpage. Face à la diversité des méthodes envisageables, il n'est donc pas inutile de dire un mot des définitions existantes des sous-marchés résidentiels. On trouve en effet de nombreux usages de la notion de marché local, ou de l'inutilité de cette notion. Par exemple, dans une perspective issue de la "nouvelle économie urbaine", où la substituabilité des biens ne soulève pas de problème, il n'y aura pas de découpage, mais seulement la distance au centre, parfois enrichie de la structure du parc et de l'offre de commerces et de services 611 . A l'instar de ce que l'on a vu pour les prix hédoniques, la notion peut également avoir une visée pratique 612 .

Encore une fois, la littérature anglo-saxonne fournit quelques éléments de réflexion, dans la lignée notamment des travaux de Risa Palm cités au chapitre 4. En économie immobilière, il s'agit de savoir si on peut considérer le marché d'une agglomération globalement ou si la prise en compte des sous-marchés est nécessaire pour expliquer le niveau des prix : l'idée est que leur prise en compte ne modifie pas le pouvoir explicatif des équations de prix hédoniques, mais qu'elle modifie les prix des attributs, ce que les différents auteurs n'attribuent pas à des effets locaux mais à la nature de l'information (des enquêtes auprès d'agents immobiliers 613 ayant montré une grande variation dans l'évaluation des attributs). Cette hypothèse a été remise en cause par des travaux récents portant spécifiquement sur les sous-marchés. Leur méthode consiste à comparer la qualité de prédiction de modèles utilisant différents types de délimitations, pour en évaluer la pertinence 614 : les sous-marchés y sont définis comme un ensemble d'habitations ("set of dwellings") qui sont substituables les unes aux autres mais pas avec d'autres habitations, ce qui n'est pas très éloigné de notre propre perspective. Steven Bourassa (et al.) appliquent leur méthode comparative sur deux villes australiennes (Sydney et Melbourne) 615 : ils réalisent ainsi une analyse en composante principale (l'ACP étant très rarement utilisée en économie immobilière), d'abord en prenant les LGA ("local governement area") comme "individus statistiques", puis à partir de données d'enquêtes sur des ménages. Pour les LGA, le premier facteur de l'analyse fait surtout ressortir la distance au centre, tandis que le second est socioéconomique ("qualité du voisinage"), ce qui vient nuancer l'approche d'Alonso-Muth. Le fait que ce second facteur soit indépendant du premier est vu comme spécifique à l'Australie, et s'explique par le fait que certains voisinages des "inner cities" y sont restés attractifs : cette remarque serait également à mettre en rapport avec la structure des villes européennes. Avec les analyses individuelles il faut retenir 4 facteurs : densité et distance au centre, statut socioéconomique, ancienneté, part de logements sociaux. On remarquera que les deux premiers correspondent à l'ACP sur les LGA: les auteurs en tirent une classification conduisant à définir 5 types de sous-marchés (en réalité une classification différente pour chacune des deux analyses, mais nous ne détaillerons pas les différences ici). En comparant la régression sur un marché global à celles sur les marchés définis a priori par les enquêtes logements, puis à celles sur les marchés issus de la classification, ils concluent que la première est significativement moins explicative que les secondes. Les découpages "a priori" ont le même pouvoir explicatif que ceux de la classification. Dans un prolongement à cette étude, les mêmes auteurs 616 reprennent la problématique de la pertinence des évaluations (dans l'optique de la sécurisation du crédit hypothécaire, cf. chapitre 7) et procèdent de la même façon, pour la ville d'Auckland, en comparant trois modèles (a-spatial, découpage d'experts immobiliers, découpage issus d'une classification 617 ) : là aussi, les régressions "sur secteur" apportent une meilleure prédiction des prix, tandis que les classifications statistiques n'apparaissent pas plus pertinentes que celles d'experts. Lorsque le secteur est introduit dans les régressions hédoniques, il a un effet significatif sur la qualité de la prévision et explique partiellement le niveau des prix (les indicateurs de voisinage augmentent le prix), même si ces effets varient selon le découpage retenu. Les conclusions portent sur le fait que les secteurs connus ("established neighbourood and other urban boundaries") sont suffisants pour les évaluations des banques et que les techniques de classification devraient être réservées à des études plus fines sur les évolutions du voisinage.

De telles analyses peuvent être vues comme un signe de l'importance de la valorisation. Elles encouragent également à adopter comme découpage les lignes connues de structuration de l'espace urbain, ce qui n'est pas surprenant, tant les divisions sociales et historiques des villes sont prégnantes. Plus l'ensemble urbain sur lequel porte l'observation est resserré et ancien et plus cette remarque s'impose : si les secteurs définis par les "experts immobiliers" ont autant d'impact dans des agglomérations étendues aux banlieues résidentielles récentes, on peut estimer qu'ils en auront encore pour le centre-ville et la première couronne. De plus, le caractère performatif des évaluations des experts contribue à la pertinence des découpages qu'ils utilisent pour estimer les prix. Ainsi, même s'il est nécessaire que les sous-marchés présentent une certaine homogénéité au regard des différents critères susceptibles de les définir, leur définition se situe nécessairement à l'intersection des démarcations instituées par les acteurs de marché et de celles que dessinent les analyses sur critères.

Notes
611.

Voir par exemple Daniel François, "Organisation urbaine et prix des logements l'exemple de Montpellier", in Francis Calcoen et Didier Cornuel, Marchés immobiliers, segmentation et dynamique, op. cit., p169-204 : il s'appuie sur une méthode d'analyse factorielle, et utilise des données assez proches de celles dont on dispose avec l'OTIF.

612.

Yannick Martin, "Repérage et analyse des marchés tendus", Etudes foncières, n°108, 2004 : l'ANAH ayant été appelé à majorer ses aides dans les secteurs tendus du marché immobilier, il est nécessaire de pouvoir les repérer, et de les distinguer à l'intérieur des agglomérations.

613.

R.G Michaels, V.K Smith, "Market segmentation and valuing amenities with hedonic models: the case of hazardous waste sites", Journal of Urban Economy, vol. 28, 1990, p. 223-242.

614.

Celui présenté ici est l'article de Steven Bourassa, Foort Hamelink, Martin Hoesli, and Bryan Mac Gregor, "Defining Housing Submarkets" Journal of Housing Economics, vol. 8, 1999 pp. 160-183.

615.

Les données d'enquête portent sur 4661 cas dans 43 LGA de Sydney et 56 de Melbourne. Les données sont : valeur estimée, ancienneté, nombre de pièces et de problèmes, pourcentage par type de logement. Les prix sont des estimations des propriétaires. S'y ajoutent des données de recensement (densité d'habitat et de personnes, pourcentage de chômeurs, d'emploi public, de personnes conduisant pour aller travailler, taux de propriétaires, nombre moyens de voitures et de pièces par ménage, revenu moyen), et de l'équivalent de l'enquête logement (distance au centre, au "subcenter" et à la côté, pourcentage de répondants dans les 5 secteurs délimités a priori), Les enquêtes logement définissent en effet 5 sous-marchés, en cercles concentriques (Core, Inner, Middle, Outer, Fringe).

616.

Steven Bourassa, Martin Hoesli, Vincent Peng, "Do Housing Submarkets really matter?", Journal of Housing Economics, vol. 12, 2003, pp. 12-28.

617.

Le modèle est construit à partir de la moitié de l'échantillon de transactions, et sa capacité de prédiction est testée sur l'autre moitié (cela permet aussi d'évaluer la valeur des biens non mis en vente, ce qui est un des enjeux des modèles hédoniques de prix). Les données viennent d'une base contenant toutes les transactions en Nouvelle Zélande : date de vente, prix, surface, qualité du bâti, âge, matériaux, surface du terrain disponibles pour 2/3 des maisons. 8421 transactions, dont 5716 sur des maisons non mitoyennes et 4880 figurant aussi dans les fichiers de "mass appraisal" utilisés par les banques pour les régressions de prix hédoniques. Des données de recensement s'y ajoutent (mêmes variables que l'article de 1999, plus la composition ethnique).