8.2.2 De la localisation des agences à celles des affaires : une fermeture des sous-marchés ?

Les MLS à la française

Les logiques des fichiers communs

L'instauration de fichiers communs de mandats exclusifs a été plusieurs fois évoquée au cours de ce travail : elle représente à la fois l'évolution majeure affectant la profession depuis 2005 et elle se situe à l'intersection de la plupart des problématiques par lesquelles il est possible d'aborder les agents immobiliers. Etant donné la date de leur lancement, il est impossible dans cette thèse d'en tirer un bilan mais quelques éléments peuvent être apportés. Leur analyse est placé dans la partie consacrée à la valorisation des espaces car l'enjeu premier de ce dispositif est la captation de l'offre locale. Ce qu'exprime ainsi le directeur d'agence ayant le plus contribué à Lyon à l'instauration du FFIP (agence 24) : "Moi je vous le dis, on est parti pour bouffer le marché". Leur instauration vise à généraliser le mandat exclusif pour se prémunir des effets négatifs du mandat simple, et en particulier de la concurrence des particuliers. Il ne s'agit pas d'une idée neuve, puisque le système existe aux Etats-Unis depuis longtemps, qu'il est reconnu comme ayant permis l'accroissement de la part de marché des professionnels et que des expériences ainsi que des projets de transposition ont vu le jour en France tout au long des années 90 : dès l'instauration Century 21 en 1986-1987, les MLS font partie des projets du franchiseur. Faire l'histoire des MLS (ce qui n'est pas ici l'objectif) ne supposerait donc pas de voir ce qui a permis leur éclosion à partir de 2005 mais demanderait de retracer les tentatives précédentes, les réussites locales comme la bourse de Dijon et les échecs (comme ceux essuyés par un certain nombre d'indépendants adhérents à la FNAIM).

La captation de l'offre est l'enjeu premier mais ne constitue pas la seule finalité, l'objectif étant dans un premier temps de réduire la part du marché des particuliers afin que les techniques commerciales (inspirées des méthodes états-uniennes) et les campagnes de publicité puissent atteindre leur effet maximal. La captation de l'offre est ainsi perçue comme un préalable à celle de la demande. Dans cette perspective la visibilité du dispositif est secondaire et n'a pas suscité de campagne de promotion. Sa capacité à convaincre le vendeur est l'aspect le plus important comme l'affirme ce même responsable d'agence :

‘"C'est une révolution. On le crie pas trop sur les toits parce que ce qui est important c'est le propriétaire vendeur, c'est lui qui a la primeur. C'est vrai que pour l'acquéreur ça le décoiffe un peu parce qu'on lui montre des biens d'autres confrères". (Agence 24)’

Rappel du fonctionnement des fichiers communs (cf. aussi chapitre 2)

Le principe de fonctionnement est le suivant : dès qu'un agent entre un mandat exclusif, il l'enregistre sur un fichier informatisé auquel ont accès les autres adhérents. Ses confrères peuvent y avoir accès et, si l'un d'entre eux amène un client acquéreur, les deux agents se partagent la commission à parts égales. Le fonctionnement du FFIP, une fois le mandat enregistré, est décrit de la façon suivante :

"Il n'y aura pas la partie confidentielle [dans ce que l'agent enregistre sur le fichier commun], on voulait pas que ce soit le truc…la partie confidentielle c'est-à-dire le nom l'adresse, le téléphone. Donc là je prends contact avec le confrère : "là je suis avec une personne qui est intéressée par ton bien, d'après ce qu'on voit ça doit être dans tel secteur?" "oui, oui, pas de problème, tu fais la visite, tu prends directement le client, je te laisse les coordonnées, on prendra contact et on fera visiter".

-Il vaut mieux être deux pour faire visiter?

-Non, c'est pas une obligation. Si le propriétaire dit : "c'est super votre truc, comment on fait pour les visites?" ben, la personne va se présenter en disant, voilà je suis de l'agence Laforêt de Tassin, et on peut lui répondre : "vois directement avec le propriétaire, voilà son téléphone, je sais qu'en principe il prend des visites plutôt après 18h, appelle-le en disant bien que tu viens de ma part"

-Et là vous n'avez pas de problème de manque d'information sur le bien?

-En principe les fiches sont pas mal. Si on veut des renseignements complémentaires on demande au collègue. Tout en sachant que s'il y a un compromis ça va se faire avec le titulaire du mandat". (Agence 25)

Dans un deuxième temps le fichier commun est censé conduire à ce que les acheteurs n'aient qu'un unique interlocuteur. Comme l'indique la publicité pour le SIA sur le site de la FNAIM : "Quel acquéreur n'a jamais rêvé en poussant la porte d'une seule agence immobilière, de retrouver là l'ensemble des offres disponibles sur le marché?"

‘"Il faut voir que là, sur le 7e arrondissement où on est quinze agences dans le FFIP, où en plus on est assez proches les uns des autres, ça veut dire que 100% des acquéreurs qui cherchent un bien dans le quartier sont passés dans une de nos agences. Parce qu'un acquéreur qui vient dans le quartier, c'est forcé, il est amené à passer par une des agences du… 100% des acquéreurs… Et ça c'est un argument de poids pour le vendeur." (Agence 24)’

La captation de l'offre et celle de la demande sont reliées mais on voit à quel point l'affirmation "100% des acquéreurs passent par une de nos agences" fonctionne comme un slogan publicitaire destiné au vendeur (ce qui ne signifie pas qu'il soit erroné). L'idée de la prise sur les acquéreurs est encore poussée plus loin. Le choix de l'agence (et, en filigrane, de l'enseigne) deviendrait alors la première étape de la recherche d'un bien à acheter, et non la consultation des petites annonces. C'est à cette seule condition que les enseignes peuvent espérer fonctionner comme des marques et attirer des vendeurs et des acquéreurs sur les seules images qu'elles véhiculent. Le raisonnement sous-jacent est que la réputation et la notoriété ne peuvent suffire tant que les dispositifs de marché sont insuffisants pour ajuster les comportements des particuliers aux pré-requis des intermédiaires. La promotion des MLS a d'ailleurs été très largement portée par les enseignes que l'on a appelées de "première génération" et, l'arrivée des banques a stimulé la réalisation de ces projets, ainsi que l'émergence de nouvelles franchises concurrentes (même si ce dernier point ne nous a jamais été explicitement formulé). Les MLS s'inscrivent dans une logique différente de celle de la franchise, mais peuvent lui permettre de se déployer :

‘"C'est complémentaire par rapport à la franchise. (…) Le FFIP permet d'avoir des mandats en plus qu'on va vendre par l'intermédiaire de notre franchise. C'est un cercle vertueux. Les acquéreurs ils nous sont amenés par la franchise, mais c'est rare que la franchise amène des mandats." (Agence 23)’

Dans ce contexte, l'émergence de l'action collective est favorisée par un intérêt commun mais aussi par les conditions dans lesquelles les franchisés exercent leur activité qui paraissent assez proches, notamment par l'habitude de partager des affaires. Elle ne s'appuie pourtant pas sur une dynamique collective préexistante, les promoteurs des MLS ayant démarché des confrères qu'ils ne connaissaient souvent qu'imparfaitement. On ne s'étonnera donc pas que les indépendants n'aient pris qu'une part minime au développement des MLS français, malgré les souhaits et les efforts de certains d'entre eux au début des années 2000, notamment ceux qui déploraient le plus le mandat simple et qui souhaitaient le développement de la relation de service : l'agence 5 et l'agence 8 sont dans ce cas. Ceux-ci leur ont été ouverts et certains ont pris part à leur mise en place, mais ils se sont la plupart du temps désengagés du processus : initiés comme des ententes locales, les MLS sont bien devenus le prolongement du phénomène de la franchise (encore que cela puisse changer dans le futur). Quelques-uns ont rejoint le SIA dont le lien originel avec la FNAIM peut rassurer certains adhérents, mais ils sont moins présents dans le FFIP (malgré la participation du SNPI), du moins sur Lyon. Les justifications données à ces réticences ne portent pas explicitement sur la question de l'interlocuteur unique qui défavoriserait les agences indépendantes, car la perspective est encore lointaine, mais relèvent tout de même de craintes ou d'une certaine méfiance : "les indépendants, ils nous disent : ben alors, vous avez des difficultés à Centutry21 pour avoir besoin de nous, qu'on vous apporte des mandats?" (Agence 24). Les franchisés stigmatisent ce type de réaction et les jugent individualistes, timorées ou limitées au court terme. On peut également y voir une différence de perception, les franchisés considérant le mandat exclusif comme un dispositif de captation tandis que les indépendants (surtout les plus petits d'entre eux) y voient le signe d'une relation privilégiée avec le vendeur. Enfin, d'autres réseaux sont présents : ORPI en particulier, ainsi que des réseaux spécifiques à Lyon (Logidirect dans les FFIP) ou à la région (GIX, Noblimo, dans les SIA). Les réseaux de "deuxième génération" (CIMM, Solvimo, etc.) sont absents

En plus de cette prise sur l'offre qui se présente comme la condition nécessaire pour exercer le métier dans les conditions présupposées par les franchises, les fichiers de type MLS sont censés resserrer les liens entre les professionnels d'un même secteur qui ne travaillaient pas ensemble auparavant. Les exemples reviennent dans tous les entretiens :

‘"Par exemple on a été invité pour les 25 ans d'ORPI France, et on n'aurait jamais été invité sans le FFIP" (Agence 23)’ ‘"Les conseillers qui se connaissent entre eux ont intérêt à beaucoup communiquer entre eux. Ça fonctionne énormément sur la communication, il faut qu'ils s'appellent qu'ils se concertent". (Agence 26)’

On peut également mentionner ce directeur d'agence (et directeur local de FFIP) plus réservé que d'autres sur la capacité du fichier à conquérir des parts de marché sur les particuliers mais qui y voit un instrument destiné à pacifier les rapports entre les agents travaillant sur les mêmes biens : "c'est pas ça qu'est important, ça nous a permis de bien bosser ensemble". (Agence 25). Ce à quoi il ajoute : "Ce qui est important c'est qu'on ait pas intérêt à raconter n'importe quoi.(…) Avant les rapports c'était : on se souriait quand on se croisait mais on se traitait de con par derrière parce que tout le monde prenait des mandats n'importe comment, à des prix… Et même nous, je dis pas que ça ne nous est pas arrivé de prendre des fois des mandats trop chers, parce que c'est plus facile." Il défend l'idée selon laquelle l'apport du FFIP consiste à éviter que des agents acceptent un mandat à n'importe quel prix. Les années 2006-2007, où les exigences des vendeurs sont encore élevées mais où la hausse des prix tend à se ralentir, constituent à cet égard un premier test pour ces MLS, dans la mesure où ils supposent de convaincre le propriétaire de proposer des estimations plus basses. Si le succès des MLS se confirme, la question de l'entente sur les prix se posera puisqu'ils reposent sur une collaboration accrue entre agents et sur la formation de jugements communs des commerciaux dans l'élaboration du prix. La rapidité de la rotation des commerciaux d'agences en franchise peut toutefois limiter ce risque. Le discours des agents rencontrés reprend très largement le thème du juste prix, du prix de marché, enrichi par le grand nombre de références qu'apporteront ces fichiers. Le discours tenu défend plutôt le vendeur (dont il sera possible de "défendre" le prix), tout en reposant sur les prises que le MLS donne à l'agent pour le convaincre et pour l'amener à accepter son estimation. La façon dont se mettront en place ces ententes et dont elles évolueront dans les années à venir constitue sans doute une des pistes les plus prometteuses pour prolonger l'étude du travail des intermédiaires.