Intermédiation et valorisation

La relation entre l'agent et ses clients se prête assez bien à des modélisations de l'interaction stratégique, mais, pour stimulantes qu'elles soient, celles-ci se montrent souvent réductrices. De fait, les interactions ne relèvent pas d'un schéma unique mais d'une multiplicité de configurations impliquant des engagements plus ou moins forts de la part des protagonistes. Ainsi, peu de transactions échappent totalement aux agents même si leur rôle y est extrêmement variable, allant de l'estimation gratuite ou d'un simple avis, à la conclusion de la vente. Les relations instaurées par les agents immobiliers ne diffèrent pas dans leur nature d'autres relations sociales, mobilisant un capital social dans lequel les proches (au sens large) jouent parfois un rôle important, et misant sur des rapports sociaux qui se nouent fréquemment hors marché. L'étude des pratiques ne doit donc pas opposer les méthodes commerciales, susceptibles d'être aisément abstraites de leur contexte immédiat, intégrées dans des modèles de type principal agent et généralisées, à la constitution du "relationnel" qui relèverait plus spécifiquement de l'approche sociologique. Aux différents stades de leur élaboration, ces modèles spécifient le comportement de l'intermédiaire (son degré d'implication, le nombre et le type d'appariements qu'il "produit") sans prendre en compte la situation dans laquelle chaque affaire se présente, situation qui est essentielle pour comprendre les calculs qu'il peut être amené à effectuer : probabilité de réussir la vente, degré d'engagement du vendeur, concurrence (d'autres agences comme du vendeur), et place de l'affaire par rapport à l'ensemble du portefeuille de mandats. Le niveau d'effort et le jugement sur le "quality of matching", qui sont à la fois le cœur des approches économiques de l'intermédiation et ce qu'elles parviennent le moins à saisir, n'ont pas tant été abordés ici sous l'angle d'une "sociologisation" des acteurs (qui aurait pu prendre la forme d'une analyse des dispositions ou d'une étude du milieu professionnel) que sous celui de l'inscription sociale des pratiques. C'est en ce sens que nous avons utilisé la notion de techniques d'intermédiation. Leur analyse conduit à l'observation, essentielle, selon laquelle les caractéristiques de la relation commerciale se transposent à la qualification des biens mis en vente.

Cette observation est centrale dans notre étude et détermine notre façon de concevoir le rôle des intermédiaires de marché, à l'échelle de la relation avec les clients comme à celle du marché dans son ensemble. L'approche proposée place ainsi au centre de la réflexion les liens entre, d'une part, le rapport commercial qui lie l'agent aux clients, et, d'autre part, les modes de présence des biens sur le marché. Une telle perspective permet de saisir l'ensemble des implications de la remarque selon laquelle l'intermédiaire de la vente n'a pas qu'une fonction neutre de rapprochement des produits et des clients, remarque qui connaît de nombreuses déclinaisons (influence, séduction, proximité, etc.) Au-delà des professions de vente, on peut y voir un moyen d'aborder plusieurs formes d'intermédiation autrement que par la généralisation de formes de coordination (enchères et commissaire-priseur, système de filtre et de file d'attente, etc.) La transposition de la relation commerciale aux conditions de mise en vente du produit se traduit ici, du fait de la régularité des pratiques des agences, par l'existence de circuits de valorisation faisant ressortir les affinités, au sens wébérien, entre des techniques d'intermédiation, des catégories de biens et des types de clientèles (opposant notamment les méthodes standardisées de prospection, adaptées à des immeubles où la mobilité est forte, à des formes d'ancrages mobilisant d'autres réseaux et plaçant l'agent dans un meilleure position pour s'occuper de biens plus longs, voire plus complexes, à vendre).

Les conditions de l'ajustement entre l'offre et la demande, qui ne se résument pas à la sélection des ménages les plus solvables, donnent une grande importance à ces circuits et à la valorisation des logements transformés en produits. L'ajustement a été étudié à deux niveaux : d'abord dans la relation de service et le conseil qui apparaissent comme deux modalités spécifiques prolongeant l'intermédiation (plutôt en approfondissant la mise en valeur du bien pour la relation de service et plutôt en objectivant les écueils à éviter pour le conseil), puis dans la négociation. L'importance du travail de promotion et de mise en valeur apparaît capitale pour la conduite de la négociation, qui ne se laisse pas résumer par un jeu d'offres, de contre-offres et de surenchère mais oblige à considérer la capacité des agents à susciter des offres d'achat correspondant aux gammes de prix demandées par le vendeur. Si ce résultat peut paraître lié à une conjoncture dans laquelle le nombre de propositions d'achat se faisant, dès la première offre, au prix demandé par le vendeur, a été multiplié, il se retrouverait dans d'autres conjonctures : la négociation immobilière se distingue des mécanismes purs d'enchères par la place qu'y prend le travail de construction de la valeur du bien par l'intermédiaire.

Le rôle des agents immobiliers peut être précisé à partir de cette thématique de la valorisation, de la captation et de la circulation de la valeur socialement attribuée aux différentes catégories de logements (par exemple avec le système des références sous-tendant l'évaluation du prix par les agents). Sans être institutionnalisés ni même toujours objectivés, ces circuits peuvent être perçus comme des causes de rigidité du marché du logement. Ils tendent en effet à spécifier les ajustements réalisés et à renforcer les difficultés pour des parcours d'acquisition atypiques (ou perçus comme tels). Néanmoins, on manque de situations sans intermédiation auxquelles comparer cette conclusion, d'autant plus que ces circuits de valorisation fluidifient dans le même temps les mécanismes de marché en accélérant les transactions correspondantes.

Contrairement à une certaine tradition issue notamment de Halbwachs et Lautman, de l'étude des cycles immobiliers par Homer Hoyt, ou encore des théories du "rent gap", qui incite à considérer le rôle des professionnels de l'immobilier sous l'angle des dynamiques impulsées par la spéculation, qu'il s'agisse des anticipations portant sur les fluctuations à venir (considérées comme perturbatrices ou comme structurantes dans la construction de l'espace urbain), ou de la capacité à tirer parti des différentiels de valeurs foncières et immobilières dans l'espace urbain, notre recherche sur les agents immobiliers pousse plutôt à considérer la pérennisation, la reproduction ou l'infléchissement des dynamiques ainsi impulsées (ce qui est cohérent avec le fait que la valorisation dont il est question n'engage ni la production ni la transformation du bâti). Il n'est donc pas certain que la spéculation soit un cas particulier qui éclaire les modes habituels et réguliers de valorisation des biens et des espaces : ces derniers renvoient plutôt à une activité où, certes, les anticipations de l'offre, de la demande, et des tendances de marché, sont importantes, mais qui repose plus sur l'inscription des biens dans le marché que sur la recherche de "bonnes affaires". Cette approche ne repose ni sur une vision diffusionniste, par étapes, du changement social ni sur un retour à des théories de la reproduction, mais permet de préciser comment situer les agents immobiliers au sein des multiples processus qui façonnent les milieux urbains. Il y a là, nous semble-t-il, une dimension de la construction de la valeur des biens immobiliers et des espaces urbains faite moins de calcul et de prévision, que de publicité, de promotion, et de travail sur les représentations et les jugements (et pas seulement sur les prix), qui, sans avoir été totalement ignorée, n'a pas encore été abordée comme un processus central.

Ecarter la piste de la spéculation peut paraître surprenant dans la conjoncture qui a été celle du début des années 2000 et au cours de laquelle la recherche de plus-value par de nombreux acteurs, professionnels ou propriétaires vendeurs, a été dénoncée. Il faut à cet égard préciser que la notion de valorisation telle qu'elle a été présentée n'implique pas d'écarter les autres facteurs qui agissent sur la formation des prix. Par ailleurs il ne faut pas confondre des types de comportements, qui peuvent être spéculatifs dans la mesure où, par exemple, de nombreux propriétaires essayent de vendre "au plus haut", et le phénomène collectif de rattachement à des circuits de valorisation, dont on trouve la trace dans des expressions comme "bien vendre" ou "faire une bonne promotion". On peut également estimer que la méthode utilisée est responsable des résultats obtenus. D'une part, le fait de se pencher surtout sur les régularités peut conduire à écarter des pratiques ou des événements exceptionnels qui, par imitation ou simplement par le jeu des interdépendances entre les différents compartiments du marché, s'étendent à l'ensemble du secteur du logement. D'autre part, l'échelle à laquelle on raisonne (que ce soit au niveau de l'agence, ou au niveau du sous-marché local) peut paraître trop large et laisser échapper des phénomènes qui, observés à un niveau plus fin, renverraient à une explication traditionnelle en termes de spéculation. Sans totalement rejeter ce type d'objection (mais en rappelant que le niveau le plus fin d'observation n'est pas toujours le plus pertinent), ni se contenter de rappeler le caractère exploratoire du travail qui a été mené, il est possible d'y répondre en affirmant que la problématique de la valorisation est étayée par suffisamment de pratiques et de représentations pour qu'il soit, au minimum, nécessaire de lui consacrer des travaux de recherche.