Introduction

Pratique professionnelle et projet de recherche

Psychologue clinicienne, je travaille depuis plusieurs années auprès d’enfants qui ont grandi dans des environnements familiaux gravement défaillants.

J’ai d’abord été employée par le Service de l’Aide Sociale à l’Enfance de la Loire.

Ce service social du Conseil Général a pour mission de prendre en charge les enfants retirés du milieu familial par décision judiciaire. Il s’agit d’organiser leur accueil en établissement spécialisé (Foyer d’Accueil d’Urgence, Maison d’Enfant à caractère social) ou en Famille d’accueil, par l’intermédiaire d’une Cellule de placement familial qui salarie des Assistants Familiaux Permanents agréés et formés.

Chaque situation d’enfant est confiée à un travailleur social et à un psychologue. Ceux-ci sont chargés de déterminer l’indication de lieu de vie qui paraît le plus en adéquation avec la problématique singulière et l’état psychique et physique de l’enfant, puis d’en organiser les modalités concrètes (recherche, relais et accompagnement…); enfin, de veiller au meilleur déroulement de leur suivi. Cela implique la possibilité du recours à des remaniements ou à des changements radicaux en cas d’échec. Ils doivent également organiser, voire médiatiser parfois, les rencontres des enfants avec leurs parents. Enfin, ils doivent rendre compte régulièrement de l’évolution de l’état de l’enfant et de sa situation familiale au magistrat, afin que celui-ci puisse prendre des décisions éclairées, en accord avec la loi.

J’ai souvent été interpellée par certains aspects de la clinique singulière à laquelle j’ai été confrontée dans ce cadre bien particulier d’intervention. Après une année de « pratique pure », étayée par un travail de supervision personnelle, ainsi que par la conduite de plusieurs formations professionnelles, dispensées par des organismes spécialisés dans l’abord et le traitement des enjeux des situations de séparation et de placements familiaux1, j’ai désiré m’engager à nouveau dans un travail de recherche universitaire.

Ce souhait correspondait à l’éprouvé d’un impératif à réinvestir les activités d’élaboration théorique et d’écriture, dans le but de tenter de construire un modèle de compréhension des phénomènes que je découvrais et de me forger ainsi un système de représentations auquel me référer dans les deux axes privilégiés de mon travail actuel, à savoir une démarche d’exploration et une autre de conceptualisation de dispositifs d’accompagnement des enfants séparés de leur famille et de ceux qui s’en occupent.

J’ai soutenu cette première recherche en 2003 sous la forme d’un DEA, puis j’ai envisagé de poursuivre et de développer la tentative de modélisation entreprise, dans le cadre d’une thèse de Doctorat.

Mon expérience professionnelle s’est alors poursuivie dans le Service de Pédopsychiatrie du Dr M. Berger, au C.H.U Bellevue de Saint-Etienne. Dans ce contexte, j’ai pu continuer à explorer les troubles que j’avais abordés, puisque l’essentiel de mon activité se déroule dans un hôpital de jour qui accueille plus de 80% d’enfants présentant le profil psychopathologique cible de ma recherche.

A partir de 2004, j’ai commencé à assurer des formations pour les professionnels de l’enfance, notamment sur les thèmes de l’évaluation et de la prise en charge des situations de défaillance parentale, l’écoute des enfants qui ont subi des traumatismes relationnels, l’accompagnement des relations entre les enfants et leurs parents en grandes difficultés psychiques.

Ces formations, ainsi que des invitations à des colloques ou séminaires sur ces thèmes, m’ont amenée à me déplacer dans de nombreuses régions de France, mais aussi en Suisse, en Belgique et aux Etats-Unis2.

Je suis intervenue dans des pouponnières et auprès des professionnels de PMI, dans des foyers d’accueil d’urgence et dans des Maison d’Enfants à Caractère Social. J’ai été sollicitée par des Associations de Sauvegarde de l’Enfance, des Associations d’Assistants Familiaux, des Centres Médico-Psychologiques, et par des services de pédopsychiatrie.

A partir de 2006, j’ai fait partie de groupes de travail. D’abord pour le Ministère des Affaires Sociales et Familiales, dans le cadre de la préparation de la réforme de la loi sur la protection de l’enfance et l’autorité parentale, puis pour un organisme de recherche indépendant (CREAI Rhône-Alpes) sélectionné par l’ONED (Observatoire National de l’Enfance en Danger).

J’ai ainsi rencontré des soignants, des psychiatres et des psychologues, des travailleurs sociaux, des médiateurs familiaux, des éducateurs, des policiers, des magistrats avec lesquels j’ai eu des échanges. Chacune de ces rencontres et de ces expériences a enrichi la représentation de l’objet de ma recherche, car j’ai pu recueillir le récit de nombreuses expériences, entendre des points de vue différents, me confronter à des analyses ou à l’expression de conceptions différentes des miennes.

J’ai surtout reçu un très grand nombre de témoignages quant à la difficulté d’accueillir et d’investir à long terme les enfants séparés de leur famille.

J’ai été particulièrement interpellée par les situations dominées par la répétition de la violence et de la destructivité : celles que certains enfants de tous âges infligent à eux-mêmes et à leur entourage, mais aussi celles qu’ils suscitent à leur encontre.

Souvent, c’est ce phénomène qui justifie un retrait des enfants de leur milieu familial d’origine : ils y subissent ou y sont témoins de violences dont il faut les protéger. Cette idéologie de protection se justifie pleinement pour des sujets si vulnérables et inachevés, encore en cours de construction psychique.

Des dispositifs de soins et d’accompagnement social très importants et coûteux sont mis en place pour tenter d’aider ces sujets à se construire un fonctionnement psychique « sain », c’est-à-dire qui autorise l’investissement de liens favorisant leur développement intellectuel et affectif, ainsi que leur intégration sociale. Le projet politico-social sous-jacent est qu’une fois adultes, ils deviennent des citoyens autonomes, capables de travailler et de nouer des relations affectives positives, et qu’ils ne soient dangereux ni pour eux-mêmes ni pour la société.

Mais les intervenants qui tentent de prendre soin de ces enfants et qui se préoccupent de leur devenir à l’âge adulte se rendent rapidement compte que les extraire d’un environnement violent ne suffit pas à les protéger de la répétition de la violence. Autrement dit, ils constatent que la violence demeure l’organisateur pathologique de leurs relations au monde, aux autres et à eux-mêmes, malgré les bons soins et les meilleures intentions de leurs pédagogues, éducateurs, thérapeutes et entourage affectif. Ce phénomène m’a rappelé la remarque acerbe de S. Freud à propos du projet thérapeutique d’O. Rank3 : il interrogeait ce que ce projet avait fait pour les cas pathologiques :

‘« Vraisemblablement pas plus que ce que feraient les pompiers si, en cas d’incendie d’une maison provoqué par une lampe à pétrole renversée, ils se contentaient d’enlever la lampe de la pièce où le feu s’est déclaré. » ’

De même, dans la clinique étudiée, il semble que la protection physique des enfants par la séparation d’un environnement familial défaillant ne fait que supprimer l’origine de « l’incendie », sans permettre de l’éteindre…

Les adultes qui vivent auprès de ces enfants (familles d’accueil, éducateurs, soignants de tous bords,…sont bouleversés par leurs comportements agressifs, rejetants, ou séducteurs, perçus comme des provocations continues qui poussent à bout, qui poussent même à mettre en œuvre des attitudes violentes contraires à toute éthique et à tout fonctionnement habituel.

Bien que la plupart d’entre eux perçoivent la détresse que ceux-ci recouvrent, ils se sentent démunis tant du point de vue des réponses éducatives ou thérapeutiques à y apporter, que de celui de leur propre protection. Car l’arrivée de ces enfants véhicule dans les couples, les familles, les institutions, tout un corollaire de confrontations aux conflits et désunions de tous ordres. Pour beaucoup, les enjeux psycho-affectifs sont tels, les remaniements engagés par les attaques de ces enfants si profonds qu’il semble que les adultes ne puissent ni les questionner, ni y résister. Aussi les accueils et les prises en charge de ces enfants s’interrompent-ils.

Les très lourds sentiments d’échec, d’impuissance, et de culpabilité qu’on sent à l’œuvre chez les adultes épuisés, laissent imaginer l’intensité des « remous » provoqués, dans le monde extérieur mais surtout sur les scènes internes, par les prises en charge de ces enfants, dont certains n’ont pas plus de quatre ans.

Il s’agit alors de « retrouver une place », en sachant que le nombre de possibles décroît en fonction de celui des échecs passés, tandis que l’espace-temps de l’élaboration s’amenuise et que l’enfant s’enferre dans un fonctionnement mortifère, au bénéfice d’inéluctables répétitions de plus en plus invalidantes.

Si la dimension de symptôme de ces comportements est admise un temps, si la considération de la souffrance psychique qu’ils expriment autorise une certaine tolérance, le fait qu’ils perdurent et se répètent de manière apparemment automatique génère chez les intervenants un tel vécu d’impuissance et d’incompétence que ces sujets sont rapidement insupportés et rejetés. Aussi changent-ils d’école, de thérapeute, de lieu de vie etc… de manière récurrente, rejouant sans cesse les mêmes attitudes, dans chaque lieu nouveau, avec chaque nouvel interlocuteur, induisant toujours l’échec et se trouvant toujours victimes de rejet, d’exclusion, finalement de maltraitance.

Une fois adultes, on sait que cette répétition se poursuit avec leurs partenaires amoureux, dans le champ professionnel et dans le champ social, et les conduit à ce que l’on peut qualifier de « descente aux enfers ». Ainsi, l’Institut National d’Etudes Démographiques indique que 40% des Sans Domicile Fixe âgés de 18 à 24 ans et 28% des SDF âgés de plus de 40 ans refusant les aides sociales sont issus du Système de Protection de l’Enfance. F. Mouhot4 rapporte une étude menée à partir d’une population de 49 enfants placés : il remarque que seuls 32% d’entre eux atteignent le niveau d’un Certificat d’Aptitude Professionnelle ou de diplôme supérieur.

Ces sujets semblent présenter une identité sociale binaire, aliénée à deux pôles de fonctionnement qui les rend tantôt victimes, tantôt agresseurs. Cette identité semble réfractaire à toute forme d’aide ou de répression. Ils confrontent durement notre société à une impensable énigme : « comment peut-on reproduire sans fin des conduites nuisibles pour les autres mais surtout pour soi-même ? Comment peut-on rejeter ou tenter de détruire quelque chose de bon, quelqu’un qui ne veut que du bon ? » ; « Comment peut-on se comporter de telle manière qu’elle transforme cet autre au point de le rendre mauvais à ses yeux, de susciter en lui des fantasmes et des conduites violentes, rétorsives ou perverses ? »

Je ne saurais rendre compte - ce n’est pas l’objectif de ce travail - de tous les récits que j’ai pu recueillir d’histoires d’enfants marquées par le chaos, les multiples ruptures, les accueils „provisoires“ entre deux placements-déplacements, l’instabilité des situations et des relations, les répétitions des cycles infernaux de la négligence, de la violence, du rejet, de l’abandon, des troubles psychiques, affectifs et intellectuels graves avec, à terme, la maladie mentale chronique, l’errance, et, finalement, le désespoir.

A l’origine de l’investissement de ce travail de recherche, il y a la perspective de trouver une voie de dégagement des effets de collusion, générés par la violence des éprouvés qui m’ont traversée à l’écoute de ces récits, ou par l’intensité des mouvements transférentiels vécus dans une pratique à temps complet, lorsque j’ai moi-même rencontré les enfants victimes de ces „descentes aux enfers assistées“ et alors que je constatais (trop souvent) l’impuissance, la négligence voire, quelques fois, la maltraitance inconsciente des professionnels et des Pouvoirs Publics. Entre sidération, indignation, colère, incompréhension et découragement... Dans ce contexte émotionnel fort, j’ai tenté de comprendre, au sens de Bion, afin de continuer à maintenir une pensée vivante et créatrice, qui puisse redonner sens à ma pratique clinicienne auprès de ces enfants „hors-les-liens“...?

Animé par cette motivation, l’objectif de ces années de recherche fut d’explorer de nouveaux aspects cliniques, théoriques et thérapeutiques, afin d’approfondir et éventuellement de réajuster la conceptualisation élaborée en 2003 dans le premier temps de la recherche.

J’avais fait le choix d’un mode d’exposé métapsychologique, au sens donné par Freud5, c’est-à-dire tenant compte du facteur économique en plus des facteurs topique et dynamique.

J’avais proposé une appréhension des phénomènes observés fondée sur l’approche psychodynamique psychanalytique qui implique, à des niveaux divers, les événements actuels, l’histoire individuelle et familiale, et les conditions du développement de la personne. Cette analyse vise la compréhension d’une structure fonctionnelle saisie en tant que telle par l’observation. Elle s’appuie sur une évaluation précise des fonctionnements psychiques qui l’organisent pour en situer les traits principaux (notamment dans leur expression relationnelle), leur possible origine, leurs interactions et la façon de les aborder.

Notes
1.

« Psychologues et psychiatres intervenant en accueil familial à temps complet : clinique et rôles », 2002, formation du Centre d’Ouverture Psychologique et Sociale (C.O.P.E.S) Paris XVème, fondé par Pr .M. Soulé, professeur honoraire de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’Université René Descartes Paris 5.

Colloque « Le placement familial, une vielle histoire à réinventer », nov. 2001, La Rochelle, Groupe de Recherche et d’Action pour l’Enfant et l’adolescent (G.R.A.P.E) Paris IXème

« Prévention et psychopathologie précoce », 2002, Lumiris, Formation continue de psychologie, Institut de Psychologie, Université Lumière Lyon 2.

2.

Du 6 au 11 aôut 2005 :Participation au 14ème colloque international de criminologie, Université de Pennsylvanie, Philadelphie (USA). Communication « L’acte agressif : de la petite enfance à l’adolescence »

3.

FREUD S., (1937), Analyse avec fin, analyse sans fin, in Résultats, idées, problèmes tome 2 (1921-1938), (1985) tr.fr. PUF, Paris, pp. 231-268

4.

MOUHOT F., (2001), Le devenir des enfants de l’aide sociale à l’enfance, in Devenir, vol.13, n°1, pp. 31-66

5.

FREUD S., (1920), Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, (2001) Petite Bibliothèque Payot, Paris, pp. 49-128, p.49