Les pratiques professionnelles

Nous proposons un dispositif d’écoute individuelle quotidienne, où une éducatrice élabore avec l’enfant ses mouvements affectifs, ses angoisses, son fonctionnement et ses comportements avec les supports des jeux d’eau, de la pâte à modeler, du dessin, du jeu de rôles, mais surtout d’une relation sécurisante et continue. Chaque éducatrice et infirmière s’occupe exclusivement de trois enfants. Nous estimons en effet que c’est avant tout l’instauration d’une relation privilégiée qui permet le développement des mouvements transférentiels et permet d’avoir accès, de comprendre et de traiter les troubles des enfants.

Des temps de groupe, formalisés autour d’une activité ou du repas de midi, permettent le partage des expériences et des vécus entre les enfants. Chacun est soutenu par les adultes et encouragé à confronter son ressenti et ses représentations avec ceux des autres.

Je rencontre personnellement les enfants dans le cadre d’entretiens thérapeutiques avec les personnes qui s’occupent d’eux au quotidien : leur(s) parent(s) ou les membres de leur famille d’accueil, en présence de leur éducatrice de l’unité d’hospitalisation.

J’anime également avec celle-ci les visites médiatisées pour les familles concernées.

Les modalités de ces rencontres sont fixées par ordonnance judiciaire. Elles durent environ une heure ; leur fréquence peut varier de deux fois par mois à une fois par trimestre.

Ce dispositif particulier a été conçu par M. David et H. Rottman, et nommé « visites médiatisées » par M. Berger.

L’accompagnement de ces visites nous est délégué par l’Aide Sociale à L’Enfance pour les enfants que nous accueillons, car nous estimons qu’il s’agit d’espaces-temps privilégiés d’observation et de traitement des liens. Nous considérons que les parents, et les liens que l’enfant a avec eux, sont une partie de lui en souffrance, qui relèvent de notre projet de soins. Aussi nous efforçons-nous de faire de ces visites un espace thérapeutique de mise au travail des relations. Cela peut parfois permettre qu’après un certain temps, et dans certains cas, l’enfant puisse rencontrer ses parents sans médiatisation. Il ne s’agit pas seulement de permettre à chacun de « passer un bon moment » ; il s’agit surtout de soutenir les échanges et la pensée à propos de ce qui a conduit à la situation actuelle, à la constitution de graves troubles psychiques chez l’enfant, à la violence de la séparation et du placement.

Pour cela, nous tentons d’effectuer la régulation des interactions que le parent n’est pas en capacité de faire seul. Nous nous efforçons de stopper les attitudes physiques ou verbales du parent et de l’enfant qui sont néfastes à la tranquillité et à l’authenticité des échanges, en essayant de leur permettre de comprendre leurs motivations et leurs effets, et en leur proposant des alternatives. Nous pouvons proposer différents supports de relation, adaptés à l’âge et aux capacités de l’enfant, tels que le jeu avec une maison de poupées et des figurines, ou bien le dessin…

Dans le même temps, nous assistons l’enfant : principalement en nous plaçant en position de « témoin actif » de son vécu pour pouvoir travailler avec lui dans l’après-coup ce qui s’est passé, ce qu’il a ressenti et l’aider à associer, à propos de ses émotions, de son fonctionnement, du type de relations qu’il met en place avec ses autres figures d’attachement. Nous tentons de montrer en particulier à l’enfant les dysfonctionnements qu’il reproduit à son insu.

On peut se demander s’il est opportun d’amener un enfant et ses parents à prendre conscience des pensées et des états émotionnels qui les envahissent et à se les formuler dans le cadre d’un dispositif imposé, c’est-à-dire sans qu’aucun d’entre eux n’ait exprimé le désir de le faire. Ce dispositif interroge la question de la demande autant que peut le faire « l’obligation judiciaire de soins ». On est loin du cadre de pratique thérapeutique « classique » et « orthodoxe ». Toutefois, ce dispositif peut prendre des fonctions de pare-excitation, ainsi que de « pare-clivage » intéressantes que je me propose d’étudier plus précisément dans la troisième partie de la recherche.

Nous devons enfin évaluer l’opportunité des modalités de ces contacts, afin d’en rendre compte aux travailleurs sociaux chargés d’informer les magistrats. Il arrive en effet que ces contacts produisent des effets de réviviscence hallucinatoire très importants chez certains enfants, même si aucun élément objectivement toxique n’est apparu pendant la durée de la rencontre. Ce n’est qu’après-coup que l’enfant présente des symptômes très graves et une régression profonde pendant parfois plusieurs semaines.

Deux réunions en équipe par semaine permettent aux éducatrices de relater leurs prises en charge. Je supervise les associations de l’équipe à propos du matériel clinique apporté. Ce matériel comprend trois catégories : le récit des scenari apportés par les enfants, ou des séquences interactives autour des supports, les ressentis contre-transférentiels de l’éducatrice, ainsi que les éléments de la vie quotidienne. Dans ce registre, il s’agit aussi bien d’événements (rencontre avec un parent, audience chez un magistrat, naissance, séparation, retrouvailles, accident, maladie, etc…) que d’épisodes relationnels avec les personnes signifiantes pour l’enfant, dans l’unité, à la maison ou à l’école… Ceux-ci peuvent être directement vécus par un membre de l’équipe ou relatés.

Au-delà d’un objectif d’élaboration groupal du matériel, ces séances visent à promouvoir la créativité dans la conception des dispositifs de traitement proposés à l’enfant et d’accompagnement des relations qu’il entretient avec son environnement. Nous nous efforçons ainsi d’inventer pour chaque enfant un « protocole » de soins individualisé, qui tient compte de façon respectueuse des particularités de son organisation psychique et narcissique.

Par « protocole », j’entends un ensemble de dispositions et d’attitudes thérapeutiques et éducatives communément admises par l’équipe soignante. Ce protocole est imaginé pour un enfant en particulier, dans le cadre d’une relation privilégiée, et donc uniquement valable pour lui, dans l’actualité de son état psychique

Il concerne d’abord les modalités de sa prise en charge thérapeutique individuelle. Il définit comment amorcer et entretenir la relation avec l’enfant selon des aménagements concrets : comment se positionner, lui parler, le contenir, l’écouter ? Quels supports ou quelle méthode utiliser ? Dans quels objectifs ? Il concerne aussi l’opportunité de proposer une approche thérapeutique différente, en sollicitant nos collègues psychomotriciennes et orthophonistes.

D’autre part, ce protocole vise à tenter de déterminer, à partir de l’analyse des motivations transsubjectives et par l’expérimentation, quel serait le mode de réponse le plus adéquat aux comportements déployés par l’enfant dans le registre relationnel.

Nous différencions deux types de réponses : celles qui sont relativement globalisables et applicables par toute personne engagée de façon suffisamment significative auprès de l’enfant, par exemple les autres éducatrices de l’unité, ou les instituteurs,… ; d’autre part, celles qui ne peuvent être abstraites du contexte singulier d’investissement de l’enfant et ne peuvent être proposées que par une personne particulière. En effet, nous avons souvent observé que l’acte, le contenu de la réponse à certains états émotionnels ne peut être dissocié de la personne qui la propose. Il semble que ce soit parce qu’une réponse est vectorisée par telle nature et telle qualité d’investissement qu’elle produit tel effet, tel type de réaction de la part de l’enfant. Ainsi, deux attitudes ayant a priori la même forme, fournies par deux personnes différentes, ne suscitent pas du tout la même réaction de la part de l’enfant.

Il semble ainsi que certaines attitudes, certains modes de réaction à certaines situations puissent être « exportés » : nous pouvons alors travailler en guidance des parents ou des substituts parentaux en exploitant les expériences positives réalisées à l’hôpital de jour. Mais ce n’est pas toujours le cas. Nous tentons alors de nous fonder sur l’observation et l’analyse in situ de l’organisation des interactions entre l’enfant et telle personne singulière, afin d’ajuster la guidance « sur mesure », sur fond d’appropriation élaborative des motivations inconscientes.

Je reviendrai longuement au cours de ma recherche sur cette observation et ses conséquences, car elle a été à l’origine de certaines de mes hypothèses cliniques et thérapeutiques.

La particularité de cette pratique et sa difficulté tiennent à la nécessité de penser simultanément des éléments issus de la réalité interne et de la réalité externe de l’enfant. Il s’agit de manier et d’articuler en permanence les registres de l’intrapsychique et de l’interpsychique. C’est la raison pour laquelle j’ai fait de cette position interface d’appréhension des phénomènes psychiques le locus d’élection de mon champ d’observation.