J’ai déjà indiqué que j’ai fondé ma recherche sur deux types de matériel. Le premier type correspond aux observations que j’ai moi-même réalisées, en « prise directe » auprès des enfants concernés, dans un service d’Aide Sociale à l’Enfance dans un premier temps, dans un Hôpital de jour d’un service de pédopsychiatrie ensuite. Le second type de matériel correspond aux témoignages reçus de personnes impliquées dans des relations quotidiennes, longues et affectivement investies, avec ces enfants. Il s’agit de familles d’accueil, d’éducateurs de lieux de vie, d’éducatrices référentes de l’hôpital de jour.
Parmi la cinquantaine de situations que j’ai rencontrées et recensées comme correspondant au profil psychopathologique singulier que je vais tenter de modéliser sous l’appellation Pathologies des Traumatismes Relationnels Précoces 68 , j’ai sélectionné 20 enfants, âgés de 3 à 12 ans, car il m’était impossible de les citer toutes. J’ai pu suivre le développement de 4 d’entre eux depuis leur premier mois de vie jusqu’à l’âge de 7 ans environ. J’ai rencontré les autres alors qu’ils avaient plus de trois ans. Le déroulement de leurs premières années a fait l’objet d’une reconstruction, à partir des témoignages des personnes susmentionnées, ainsi que de l’analyse de certains aspects de leurs comportements et de leurs postures. J’y reviendrai.
J’ai choisi de sélectionner ces situations parce qu’elles m’ont paru particulièrement représentatives d’éléments que j’ai observés de façon récurrente, voire systématique chez l’ensemble de la population étudiée. Le lecteur pourra remarquer que les situations de certains enfants, tel Sébastien, sont évoquées à plusieurs reprises, afin d’illustrer ou de permettre l’analyse de différents aspects du profil psychopathologique. J’ai en effet choisi de me servir de mêmes situations plutôt que de recourir à l’exposé de situations nouvelles pour chaque aspect. Ceci parce qu’il m’a semblé que cette démarche pourrait présenter l’intérêt de fournir une représentation globale et cohérente du profil clinique, ainsi que de permettre de suivre le développement de l’analyse clinique. J’ai pensé que le fait de présenter une nouvelle situation pour chaque aspect pourrait menacer la cohérence et qu’on pourrait penser que le profil que je propose n’est que le fruit d’une reconstruction « mosaïque » artificielle, obtenue par concrétion à partir de plusieurs cas.
Au fil du développement, je présenterai des comptes-rendus d’observation sous forme de vignettes cliniques. J’ai fait ce choix car je considère qu’il n’est pas possible de retranscrire, dans le cadre de ce travail, non seulement l’ensemble des observations et autres éléments que j’ai pu recueillir et qui ont servi à l’élaboration du modèle que j’ai mis à l’épreuve de la recherche, mais aussi l’intégralité de ces observations : cela représenterait un volume trop important. Ainsi les extraits d’observation proposés seront utilisés de deux façons : il s’agira soit d’exemples choisis pour illustrer un point de modélisation, car je les ai trouvés particulièrement représentatifs parmi les très nombreux cas que j’ai recensés et utilisés; soit de présentations de la clinique de situations à partir desquelles je tenterai d’étudier, de développer voire d’affiner les modèles que j’ai tirés, dans un premier temps, de mon expérience. Je reviendrai bientôt sur ce point, mais, avant d’aller plus loin, je souhaite amener quelques précisions « techniques », nécessaires, me semble-t-il, à la pleine intelligibilité du texte qui suit.
Tout d’abord, j’ai choisi de faire référence à l’enfant, sans distinction de sexe. J’utilise donc les termes « infans », en tant que « enfant qui n’a pas encore acquis le langage », et « enfant », en englobant filles et garçons. « Enfant », selon cette acception, serait un substantif « neutre ». L’utilisation de « il » renvoie à « l’enfant neutre ». J’ai conscience toutefois qu’il existe des différences entre les modes de fonctionnement et la vie fantasmatique des filles et celles des garçons. Mais j’ai délibérément choisi de traiter les aspects qui leur sont communs, en laissant de côté les spécificités liées au genre.
A propos de l’utilisation des termes « mère » et « mère première » : lorsque j’utilise « mère », j’entends la mère réelle. « Mère première » correspond à la perception et à l’investissement par l’infans. Je rejoins en cela la position de J. Cornut69, qui préfère utiliser ce terme plutôt que celui de « mère premier objet », car il rappelle que cette relation déterminante se développe au temps du pré-objectal pour le sujet, transitionnel entre la fusion et l’objectalisation.
J’aurai également recours aux termes « (premier) donneur de soins » et « objet ». J’ai choisi « donneur de soins » pour faire référence à la personne qui s’occupe du bébé de façon privilégiée. Lorsque j’emploie ce terme, c’est la fonction qui m’intéresse, ainsi que les liens particuliers qui se nouent entre la personne qui l’incarne et le bébé. Il peut s’agir aussi bien de la mère, que du père, d’un autre adulte de la famille, ou de la puéricultrice référente de pouponnière ou encore de l’assistante maternelle.
Lorsque j’emploie « objet », je me réfère aux acceptions psychanalytiques classiques, avec les précisions qui permettent la discrimination. Je rappelle la définition que proposent J. Laplanche et J.B. Pontalis70 (p.290) :
‘« La notion d’objet est envisagée en psychanalyse sous trois aspects principaux :’ ‘A) En tant que corrélatif de la pulsion : il est ce en quoi et par quoi celle-ci cherche à atteindre son but, à savoir un certain type de satisfaction. Il peut s’agir d’une personne ou d’un objet partiel, d’un objet réel ou d’un objet fantasmatique.’ ‘B) En tant que corrélatif de l’amour (ou de la haine) : la relation en cause est alors celle de la personne totale, ou de l’instance du moi, et d’un objet visé lui-même comme totalité (personne, entité, idéal, etc.) ; (l’adjectif correspondant serait « objectal »’ ‘C) Dans le sens traditionnel de la philosophie et de la psychologie de la connaissance, en tant que corrélatif du sujet percevant et connaissant : il est ce qui s’offre avec des caractères fixes et permanents, reconnaissables en droit par l’universalité des sujets, indépendamment des désirs et des opinions des individus (l’adjectif correspondant serait « objectif »). »’Au cours de ma recherche, l’expression récurrente de certains processus psychiques m’a semblé suffisamment significative, selon le « principe de généralisation processuelle » proposé par R. Roussillon71, pour pouvoir donner lieu à des hypothèses cliniques.
Mon objectif est la construction d’un modèle de compréhension des processus et des phénomènes significatifs que j’ai observés. Je me suis inspirée en cela de la démarche préconisée par W.R. Bion72. Il pensait que le chercheur « peut construire autant de modèles qu’il le désire, à partir de tout le matériel dont il dispose. » (p. 99), ceci à condition de ne pas galvauder la fonction du modèle. Il considérait que le modèle est le résultat ou la concrétisation d’une abstraction. Celle-ci s’apparente, selon lui, à la transformation d’hypothèses en données empiriquement vérifiables. Elle découle de l’expérience du chercheur, constituée par l’observation, l’analyse des vécus émotionnels mais aussi par des lectures diverses. Cette expérience permet la conception d’une « histoire » destinée à expliquer ou à éclairer le problème de l’abstraction. Pour W.R. Bion, cette histoire est un « artefact » (p. 25), composé grâce à la sélection et à la combinaison non-fortuites d’éléments tirés de l’expérience personnelle. Il insistait sur le fait que cette histoire n’a pas, en elle-même, force de témoignage, et qu’elle n’est valable que dans la mesure où elle est comparable à des faits, transposable à d’autres situations et communicable. Il proposait les distinctions suivantes (p.25) :
‘« Le modèle est construit pour éclairer mon expérience avec un patient en particulier et pour être comparé à cette réalisation.’ ‘Chaque réalisation est une approximation possible d’une abstraction ou d’un système scientifique déductif, même si l’abstraction ou le système correspondant n’ont pas été découverts. ’ ‘La comparaison entre le modèle et la réalisation peut apporter l’éclairage désiré, elle peut aussi se révéler assez infructueuse pour m’amener à la conclusion que le modèle n’a aucune valeur et peut donc être abandonné. » ’Il précisait que le modèle est donc une structure éphémère, qu’il s’agit de ne pas confondre avec des réalisations et des théories.
Ainsi j’ai cherché à élaborer une « histoire », artefact de l’expérience acquise auprès des enfants qui ont vécu des traumatismes relationnels précoces, et des personnes qui s’occupent d’eux.
D’autre part, ma démarche se réfère au modèle constructiviste, prôné notamment par G. Bachelard73 et R. Thom74. Ainsi, la connaissance à laquelle j’ai souhaité aboutir ne résulte pas d’une découverte objective, mais d’une représentation ou d’une construction projective. J’ai tenté d’inscrire l’objet de ma recherche, soit les troubles particuliers du fonctionnement psychique et des capacités de relation, présentés par les enfants qui ont subi des traumatismes relationnels précoces, dans l’« espace virtuel » de la métapsychologie, afin d’observer l’évolution de cet objet au sein de cet espace singulier75.
Le second principe de ce modèle qui m’a semblé adéquat pour ma démarche de recherche est l’interaction sujet-objet. Il n’y a pas de dualisme mais interactions : il s’agit d’appréhender et de penser les phénomènes observés comme le résultat des liens sujet-objet.
J’ai tenté d’abstraire un paradigme de profil psychopathologique spécifique, utilisé dans un premier temps comme un outil, dans le but de proposer un modèle d’explication, une théorie provisoire et potentiellement réfutable par des recherches ultérieures, de l’origine et de la nature des troubles de la relation présentés par ces enfants, ainsi que des difficultés de leur accompagnement tant éducatif que thérapeutique.
Ce champ d’investigation m’est apparu extrêmement riche et complexe. Il n’est pas possible de traiter de façon exhaustive l’ensemble des dimensions en jeu, en restant dans des proportions raisonnables, imposées par le cadre de ce travail. J’ai donc dû effectuer des choix nécessaires : renoncer, non sans frustration, à l’ambition de traiter de nombreux autres aspects de la question que ceux qui vont être présentés76 ; admettre, enfin, d’omettre ou de « survoler » des concepts pourtant pertinents. Soumise au « principe de réalité », et dans le souci d’aménager les inévitables effets de castration qu’impose tout projet d’écriture, je me propose de les traiter lors de travaux de recherche ultérieurs.
Sans me lancer dans une présentation de tous les aspects que j’ai choisis de ne pas traiter (nombre d’entre eux seront signalés au cours du développement), il me paraît quand même important de préciser un point : bien que j’aie pensé aux différences et aux spécificités des fonctionnements psychiques individuels et groupaux, ainsi que des modes de prises en charge sociales, éducatives voire thérapeutiques, à travers l’Histoire, la culture, la classe sociale, les conditions géographiques ou économiques, j’ai opté pour le traitement de l’expérience que j’ai pu acquérir « ici et maintenant ». Ainsi les hypothèses et le modèle que je propose concernent des enfants nés en France, aujourd’hui. Je ne sais pas si ce modèle – ou certaines parties – peut être pertinent pour des enfants qui sont nés et ont grandi dans d’autres cultures que la nôtre. Cela pourrait faire l’objet d’une recherche intéressante. Toutefois, il me semble que je vais présenter des éléments qui devraient concerner des modes fondamentaux et universels du développement de l’enfant et du principe de traumatisme.
J’ai donc tenté de sélectionner un angle d’approche spécifique qui permettrait de mettre en évidence et de proposer une modélisation d’un aspect particulier du fonctionnement pathologique de ces enfants. J’ai ainsi fait le choix de m’intéresser au fonctionnement de ces enfants dans le registre des liens.
Je vais à présent exposer succinctement certaines des hypothèses princeps de ma recherche. L’ensemble des hypothèses qui ont étayé le développement du modèle que j’ai utilisé sera présenté en détail un peu plus loin77.
Au fil du développement, j’utiliserai aussi, par souci de concision, l’abréviation « P.T.R.P. »
CORNUT J., (2002), De l’inter à l’intra , in R.F.P. Tome LXVI, pp. 1639-1646
LAPLANCHE J., PONTALIS J.B., (1967), sous la direction de LAGACHE D., Vocabulaire de la psychanalyse, (1997)13ème édition, PUF, Paris ,
R. Roussillon propose de considérer comme significatif un processus psychique qui se retrouve au cours de nombreuses observations, sans que la singularité de l’histoire et du fonctionnement personnels des sujets observés soit omise. ROUSSILLON R., (2003) Séminaire de DEA de psychologie clinique, Faculté de Psychologie, Université Lumière Lyon 2)
BION W.R., (1962), Aux sources de l’expérience, tr.fr. PUF, Paris (1979)
BACHELARD G., (1938) La formation de l’esprit scientifique, (1978), Vrin,, Paris
THOM R., (1977), Stabilité structurelle et morphogenèse : essai pour une théorie générale des modèles, 2ème édition, InterÉditions, Paris
THOM R., (1991), Saillance et prégnance, in R. DOREY (dir.) L’inconscient et la science, Dunod, Paris, pp. 64-82
Voir à ce propos : CICCONE A, (1998), L’observation clinique, Dunod, Paris
Je ne citerai ici que deux exemples d’impasse choisie par renoncement. Tout d’abord, l’étude des caractéristiques de genre : le lecteur sera sans doute interpellé par le fait que la majorité des cas que je vais présenter concerne des garçons. J’ai en effet constaté qu’à l’hôpital de jour ou en consultation, j’ai été amenée à rencontrer principalement des garçons. Parmi l’ensemble de la population à partir de laquelle j’ai effectué ma recherche, la proportion est d’environ 1 fille pour 5 garçons. Est-ce à dire que les garçons sont plus sujets que les filles à développer une pathologie des traumatismes relationnels précoces ? l’identité de genre, les projections ou les qualités de l’éducation qu’ils reçoivent de la part de leur environnement joueraient-ils un rôle dans la constitution ou le développement de leurs troubles, ou encore dans la précocité de l’adresse thérapeutique ? Personnellement, je ne le pense pas, toutefois il me semble qu’il faudrait une recherche spécifique et approfondie sur un échantillon beaucoup plus important que celui que j’ai constitué pour pouvoir répondre à ces questions avec quelques certitudes. Un autre exemple d’impasse délibérée : les enjeux des traumatismes précoces dans la dimension de la sexualité infantile : il m’a semblé en effet que les thèmes concernant l’avènement et la construction psychique des enjeux de la sexualité chez les enfants qui ont connu des traumatisme relationnels précoces mériteraient à eux seuls un travail de recherche de grande ampleur.
Voir chapitre 1 § 1.6 « Présentation des hypothèses »