1.3 Liaisons, liens intrapsychiques, transsubjectifs, intersubjectifs

Tenter de mettre en forme une pensée sur les liens confronte à un sujet d’une immense complexité. En effet, les notions de « liens » suscitent toujours de nombreux débats et polémiques entre les chercheurs ; tous n’en ont pas la même représentation ni n’en font le même usage.

Le lien ne semble pas appartenir de façon explicite aux concepts freudiens.La notion n’apparaît pas dans le Vocabulaire de la psychanalyse 102 . Cependant il est associé aux processus de liaison103 et surtout au principe d’identification.

J. Laplanche et J.B. Pontalis recommandent104 de bien distinguer le terme d’identification de termes voisins comme incorporation, introjection, intériorisation. Ils précisent que les deux premiers sont des prototypes de l’identification, ou du moins de certains de ses modes où le processus mental est vécu et symbolisé comme une opération corporelle. (ingérer, dévorer, etc…)

Pour Freud, en 1921105, (p.189) « l’identification est la forme la plus précoce et la plus originaire du lien affectif ». Il fait ici allusion à une forme d’identification primaire, incorporative. Il précise en 1923106 (p. 268) : « Aux toutes premières origines, à la phase orale primitive de l’individu, investissement d’objet et identification ne peuvent guère être distingués l’un de l’autre. » Ainsi toute identification est marquée par ses prototypes primitifs.

Entre identification et intériorisation, la distinction semble plus complexe, car elle correspond à la nature de ce que le sujet assimile. Pour résumer, on pourrait dire que l’identification se fait à des objets humains, ou à certaines qualités ou traits de ces objets (objets partiels), tandis que l’intériorisation concerne des relations intersubjectives. Mais généralement, l’identification d’un sujet A à un sujet B n’est pas globale, et porte sur tel des traits du sujet B qui est lié à un certain type de relation que le sujet A entretient avec lui. Ainsi, l’objet avec lequel l’enfant entretient une relation agressive, c’est l’aspect « mauvais objet » qui est introjecté par l’enfant.

Enfin, il faut retenir que l’ensemble des identifications du sujet forme un système relationnel cohérent.

M. Klein a proposé (1946)107 le concept d’identification projective afin de définir une forme particulièred’identification qui établit le prototype d’une relation d’objet agressive, où le sujet introduit une partie ou la totalité de son self à l’intérieur de l’objet pour le posséder, le contrôler ou lui nuire. J. Laplanche et J. B. Pontalis proposent de distinguer les deux types d’identification en considérant la première comme « centrifuge » et la seconde comme « centripète ».

E. Bick108 a ensuite proposé le concept d’identification adhésive : il s’agit d’une forme d’identification cette fois « en surface », où le sujet se « colle » à l’objet. G. Haag, A. Konicheckis, A. Ciccone et M. Lhopital109 ont longuement repris et développé ces notions. Je les reprendrai pour ma part au fil du texte, car ces modalités de liens ont été des outils précieux pour penser la clinique, tout au long de mes investigations. Enfin, les travaux de B. Brusset associent étroitement le lien à la relation d’objet110.

Après une longue période de controverses et de conflits entre les tenants de la primauté de la pulsion et les partisans de la primauté de la relation d’objet, les débats contemporains posent les questions suivantes :

  • « le lien est-il issu d’une transformation de la relation d’objet ou s’agit-il d’une instance différente ? »
  • « la relation d’objet est-elle synonyme de lien ? »
  • « Y-a-t-il continuité ou rupture entre « relation d’objet «  et « lien » ? »111

Dans de nombreuses définitions proposées, il semble que le lien renvoie au registre de l’intersubjectif, tandis que la relation d’objet est associée aux processus intrapsychiques. A. Nakov cite la définition du lien proposée par J. Puget :

‘« Une distance entre deux ou plusieurs sujets (moi) d’une part et de certains mécanismes d’articulation et de relation constante entre deux objets-subjectivés, d’où une dépendance nécessaire d’autre part. ». ’

A. Nakov précise que dans cette persepective, le terme « relation d’objet » est un terme unidirectionnel, alors que le terme de « lien » contient l’idée de bidirectionnalité.

Chacun s’accorde à reconnaître que le lien et l’activité de liaison sont au fondement de la vie psychique et de l’existence humaine. C’est par les mouvements permanents de navette entre le monde externe et le monde interne que se tissent les fils qui créent la trame de la vie psychique, dès l’orée de l’existence. La transformation et l’intériorisation des perceptions du monde externe d’une part, et la constitution de la réalité interne d’autre part, sont les deux pôles d’une interaction constante qui permet l’élaboration des processus psychiques.

Selon F Marty 112 , la figure du lien renvoie à un triple registre qui participe d’une même réalité : le registre du social ou de l’intersubjectif, avec les figures de l’attachement, de la séparation, de l’inclusion, de l’exclusion ; le registre du psychique ou de l’intrapsychique, qui renvoie aux processus de liaison, de liens symboliques et de liens entre les représentations, etc. ; enfin, celui du transsubjectif qui touche les liens intra-familiaux, intergénérationnels et fraternels.

L’un des enjeux principaux des recherches menées à propos de la figure du lien est de proposer un modèle qui reflète l’intrication de ces trois registres.

Je présenterai plus loin le modèle fondamental conçu par R. Kaës pour penser cette articulation.

Notes
102.

LAPLANCHE J., PONTALIS J.B., (1967), sous la direction de LAGACHE D., Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit.

103.

ATHANASSIOU-POPESCO C., (1988), Le concept de lien en psychanalyse, PUF, Paris

104.

LAPLANCHE J., PONTALIS J.-B., (1967), op.cit., p.189

105.

FREUD S., (1921), Psychologie des foules et analyse du moi, in Essais de psychanalyse, (2001), Editions Petite Bibliothèque Payot, Paris, pp129-229

106.

FREUD S., (1923), in Essais de psychanalyse, op.cit., pp. 245-305

107.

KLEIN M., (1946) Notes sur quelques mécanismes schizoïdes, op.cit.

108.

BICK E., (1986), Considérations ultérieures sur la fonction de la peau dans les relations d’objet précoces, in sous la direction de WILLIAMS M.H.,(1998), Les écrits de Martha Harris et Esther Bick, Ed. du Hublot, Larmor-Plage (Morbihan), pp. 141-155

109.

HAAG G., (1986), Adhésivité, identité adhésive, identification adhésive, in Gruppo, Revue de Psychanalyse Groupale, n°2, pp. 110-116

KONICHECKIS A., (2002), Relations entre les trois polarités identificatoires introjective, projective et imitative, in Modalités du lien dans la clinique au quotidien : des identifications à la crêche, in Marty F. et col. Le lien et quelques unes de ses figures, Publications de l’Université de Rouen, pp. 215-232

CICCONE A., LHOPITAL M., (1991), Naissance à la vie psychique : modalités du lien précoce à l’objet au regard de la psychanalyse, 2ème édition 2001, Dunod, Paris, pp. 89-108

110.

BRUSSET B., (1988), Psychanalyse du lien – La relation d’objet, Editions Le Centurion, Paris

111.

NAKOV A., (1998), Editorial, in Journal de la psychanalyse de l’enfant n°23 Les Liens, Bayard, Paris, pp.9-19

112.

MARTY F. et col., (2002), Le lien et quelques unes de ses figures, collection Psychanalyse et Santé, Publications de l’Université de Rouen