1.3.1 Lien et liaison chez Freud

Dès 1895, puis en 1905, Freud113introduit les notions de réciprocité et d’activité de liaison (Bindung). Elles concernent les modalités de lien internes au sujet. Il élabore son modèle de l’énergie liée, associée ultérieurement à la notion de moi, et d’énergie libre, rattachée au concept de ça et à la libre expression du désir inconscient. Cependant, il semble que le sens de l’activité de liaison ait connu une évolution chez Freud, au-delà d’une première acception économique.

A l’origine, en 1895, Freud emploie le terme de liaison en combinant le niveau neurobiologique et le niveau psychique : il s’agit d’une opération correspondant à une transformation de l’énergie libre de l’appareil neurologique à une forme d’énergie liée. Il semble que le moi soit alors le produit d’opérations de liaison répétées :

‘(p. 379) : « Le moi lui-même est une masse de neurones de ce genre qui maintiennent leur investissement, c’est-à-dire qui sont dans l’état lié, ce qui ne peut sans doute se produire que par leur action réciproque. »’

A ce stade, le moi serait une masse de neurones reliés entre eux par des frayages. Laplanche et Pontalis114 précisent que (p. 222) « la liaison énergétique a pour condition l’établissement de relations, de frayages avec un système déjà investi et formant un tout : c’est une inclusion de nouveaux neurones dans le moi. » De même, lorsque survient une nouvelle expérience chez un sujet, elle suscite l’émergence d’une certaine quantité d’énergie libre, tendant de façon irrépressible à la décharge, tant qu’elle n’est pas reprise par l’activité de liaison du moi. Cette expérience ne serait saisissable dans un premier temps que par les effets de la modification du rapport entre les quantités d’énergie liée et les quantités d’énergie non liée. Freud parle alors de processus de déliaison (Entbindung) , en soulignant l’opposition avec l’activité de liaison. Les effets correspondent à des mouvements brusques de libération intense de déplaisir, de plaisir, d’excitation, d’affects ou d’angoisse, c’est-à-dire de processus primaires 115 , perceptibles dans les ressentis. Il s’agit de ressentis pénibles car toute libération de processus primaire modifie le niveau relativement constant du moi. En cas d’excès de tension-excitation non régulable par l’activité de liaison, l’intervention porte sur la quantité d’énergie interne : il s’agit de rétablir l’économie interne par la décharge et le recours aux conduites d’éconduction. Seule la reprise par l’activité de liaison du moi permet la transformation des processus primaires en processus secondaires, leur intégration au moi et à ses investissements, ainsi que l’apaisement de la tension interne.

A propos de processus primaires et processus secondaires, il me paraît opportun de rappeler certains éléments de la définition donnée par Freud en 1920116 :

‘« J’ai nommé « processus primaire » psychique ce type de processus qui se produit dans l’inconscient par contraste avec le processus secondaire qui a cours dans l’état de veille normal », soit dans les systèmes préconscient-conscient. (p.86) ’ ‘« Il n’est pas douteux que les processus non liés, primaires, produisent dans les deux directions des sensations beaucoup plus intenses que les processus liés, secondaires. Les processus primaires sont aussi premiers dans le temps ; au début de la vie psychique, il n’en existe pas d’autres et nous pouvons conclure que si le principe de plaisir n’était pas déjà à l’œuvre en eux, il ne pourrait absolument pas s’établir pour les processus ultérieurs. » (p. 126) ’

Le phénomène de déliaison peut être associé à l’activité pulsionnelle. Freud écrit:

‘« Comme toutes les motions pulsionnelles ont leur point d’impact dans les systèmes inconscients, il n’y a rien de bien nouveau à dire qu’elles suivent le processus primaire. (…) Ce serait alors la tâche des couches supérieures de l’appareil psychique que de lier l’excitation pulsionnelle lorsqu’elle arrive sous forme de processus primaire. L’échec de cette liaison provoquerait une perturbation analogue à la névrose traumatique ; c’est seulement une fois cette liaison accomplie que le principe de plaisir (et le principe de réalité qui en est la forme modifiée) pourrait sans entrave établir sa domination. »(p. 86)  ’

En deçà et jusque là, il semble que l’impératif dominant est la maîtrise de l’excitation pour l’amener à la liquidation.

‘« La liaison de la motion pulsionnelle serait quant à elle une fonction préparatoire qui doit mettre l’excitation en état d’être finalement liquidée dans le plaisir de la décharge. » (p.126)’

D’autre part, Freud signale que les expériences douloureuses conservent les mêmes effets de libération d’affect et de déplaisir lorsqu’elles sont réévoquées ultérieurement, car elles mettent en échec l’activité de liaison du moi. Freud différencie les souvenirs d’expériences liés des souvenirs non liés. Il nomme ces derniers « non domptés » (ungebändigt) et les qualifient par le fait qu’ils ne sont pas reliés au moi ni aux investissements du moi. Il insiste sur l’effet disruptif de ce phénomène sur le cours de la pensée (on pourrait dire, pour rester dans le champ sémantique du lien, sur le fil de la pensée). Il écrit (p. 390) :

‘« Si le cours de la pensée vient se heurter à une de ces images mnésiques non encore domptées, on constate l’apparition de ces indices de qualité, souvent de nature sensorielle, d’une sensation de déplaisir et de tendances à la décharge, éléments dont la combinaison caractérise un affect déterminé ; le cours de la pensée est ainsi rompu. » ’

Pour qu’un tel souvenir cesse de susciter les mêmes effets que ceux qui se sont produits lors de l’expérience initiale, il faut :

‘« …une liaison particulièrement forte et répétée provenant du moi pour que le frayage aboutissant au déplaisir soit contrebalancé ».

A partir de 1920, la question de liens intra-psychiques et des processus de liaison-déliaisondevient prépondérante dans la pensée de Freud. Il ne s’agit plus d’une approche purement économique, mais de l’élaboration d’un modèle bien plus complexe. Tout d’abord, il fait de l’activité de liaison « l’une des fonctions les plus précoces et les plus importantes de l’appareil psychique (…) lier les motions pulsionnelles qui lui arrivent, (de) remplacer le processus primaire auquel elles sont soumises par le processus secondaire, (de) transformer leur énergie d’investissement librement mobile en investissement en majeure partie quiescent. »

Puis il propose un repositionnement de la liaison en l’articulant au principe de plaisir. D’activité du moi, la liaison devient alors une fonction du moi, qui opère au bénéfice de son rôle de régulateur des niveaux de tension-excitation dans l’appareil psychique. Il écrit :

‘« La liaison est un acte préparatoire qui introduit et assure la domination du principe de plaisir. (…) Le principe de plaisir est alors une tendance qui se trouve au service d’une fonction à laquelle il incombe de faire en sorte que l’appareil psychique soit absolument sans excitation ou de maintenir en lui constant ou le plus bas possible le quantum d’excitation. (…) La fonction ainsi définie participerait de l’aspiration générale de tout ce qui vit à retourner au repos du monde anorganique. » (p.126)’

Toutefois les dimensions les plus novatrices de la notion de liaison apparaissent lors de l’étude de la clinique du traumatisme, en particulier lorsque Freud s’interroge à propos de la répétition du traumatisme et des expériences douloureuses ou déplaisantes. Laplanche et Pontalis 117 soulignent que, dans la construction de la théorie freudienne du traumatisme :

‘« Le cas du traumatisme comme effraction étendue des limites du moi permet de saisir cette capacité de liaison au moment même où elle se trouve menacée. » (p.223) ’

En effet, le fait qu’il voit une tentative de liaison dans la compulsion de répétition des expériences traumatiques, malgré l’apparente antinomie avec le principe de plaisir et les objectifs du moi 118 permet d’établir une distinction entre le moi et la liaison, qui aurait alors une signification propre. Il semble que Freud distingue donc deux types de liaison : l’une appartenant au moi, fonction du moi ; l’autre, indépendante du moi et associée au pulsionnel, ainsi qu’aux processus primaires inconscients. Freud distinguerait donc un type de liaison primaire et un type de liaison secondaire. Dans le premier cas, l’énergie libre associée à des éléments liés primairement (et non-liés secondairement par et dans le moi) ne donnerait ainsi pas lieu à une décharge d’excitation de façon anarchique ou insensée, mais la décharge se ferait selon un mode prédéterminé par des liens associatifs primaires inconscients, suivant des chaînes de représentations établies. Il s’agirait donc d’une décharge « organisée ».

Enfin, à partir de 1923 119 , puis en 1938 120 , la liaison intervient dans la théorie des pulsions. La liaison devient l’apanage de la pulsion de vie Eros, tandis que la déliaison sert les pulsions de mort.

‘« En servant à instituer cet ensemble unifié qui caractérise le moi ou la tendance de celui-ci, (cette énergie) s’en tiendrait toujours à l’intention majeure de l’Eros, qui est d’unir et de lier. » (1923, p. 282)’ ‘« Le but de l’Eros est d’établir des unités toujours plus grandes, donc de conserver ; c’est la liaison. Le but de l’autre pulsion, au contraire, est de briser les rapports donc de détruire les choses. » (1938, p. 8)’

Notes
113.

FREUD S., (1895), Esquisse d’une psychologie scientifique, in La naissance de la psychanalyse, lettres à Wilhelm Fliess, notes et plan, PUF, Paris (1956) 

FREUD S., (1905), Trois essais sur la théorie de la sexualité

114.

LAPLANCHE J., PONTALIS J.B., (1967), op.cit.

115.

LAPLANCHE J., PONTALIS J.B., (1967), op.cit ., p. 222

116.

FREUD S., (1920), Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse tr.fr. Payot, La Petite Bibliothèque, Paris (2001)

117.

LAPLANCHE J., PONTALIS J.B., (1967), op.cit

118.

Je reviendrai plus longuement sur ces notions au cours du développement. Voir chapitre 2 § 2.2.1 « Excitations et fonctions du moi »

119.

FREUD S., (1923), Le moi et le ça, in Essais de psychanalyse tr.fr. Payot, La Petite Bibliothèque, Paris (2001)

120.

FREUD S., (1938), Abrégé de psychanalyse, (1950) tr.fr. PUF, Paris