1.3.3 Affects et relations d’objets

La théorie contemporaine des affects semble corroborer le principe de corrélation entre la structuration de l’intrapsychique et des capacités de liaison des sujets d’une part, et les relations d’objet d’autre part.

Elle présente actuellement les affects comme des systèmes de régulation à visée protectrice, de communication et de motivation. Ils seraient présents et actifs dès l’orée de la vie, et l’un des rares dispositifs adaptatifs au service du nourrisson, durant sa longue période d’immaturité et de dépendance extrême. En traitant les expériences subjectives de plaisir ou de déplaisir, ils permettraient de constituer des signaux motivant les sujets à s’approcher, à s’éloigner ou à développer des défenses à l’égard d’un stimulus ou d’une situation donnés. A chaque affect serait associé de façon innée un schéma typique d’expression neurovégétative et psychomotrice, produisant des comportements interactifs avec l’objet externe. J. Bowlby 130 a repris et développé ces « systèmes primitifs de comportement » dans le cadre de sa théorie de l’attachement, que j’étudierai plus loin. Ces schémas typiques de réponse des affects se développeraient et se modifieraient en fonction des capacités tant du bébé que de la mère à lire les réponses affectives de l’autre. Ainsi, le principe de lien paraît être présent dans les réponses affectives innées du bébé, qui contiendraient aussi bien la mise en relation des premières expériences du moi avec l’objet source de plaisir que la tendance à éviter ou détruire ces relations de danger intrasubjectif, sources de douleur ou de frustration intenses. Les états affectifs primitifs de plaisir, d’excitation, mais aussi de surprise, de peur, de rage seraient ainsi élaborés et modifiés dans le cadre de leur intégration aux relations d’objets. Celles-ci seraient à leur tour condensées et modifiées, pour être intégrées en abstraction « objets internes », suivant les analogies avec les états affectifs qui leur correspondent.

Au cours de la vie d’un sujet, les affects reflèteraient de multiples instants d’éveil/excitation dans les relations à chaque objet rencontré. Ces relations produiraient effectivement leurs propres effets émotionnels, mais importeraient moins, selon O. Kernberg 131 , que les relations inconscientes stables, cohérentes, profondément refoulées, aux objets parentaux. En effet, il considère que ce seraient ces relations inconscientes aux objets parentaux qui transcenderaient toute réaction affective particulière envers les nouveaux objets rencontrés ultérieurement.

Afin d’illustrer ce principe d’élaboration des affects primaires dans et par les relations aux objets premiers, O. Kernberg montre que la rage, l’un des affects fondamentaux considéré comme « une réponse biologique innée » (p.28), n’est pas équivalente de la haine. La haine serait une élaboration de la rage liée aux relations d’objet « toutes mauvaises » persécutoires. L’affect primaire de rage s’élaborerait en affect secondaire de haine, au travers des relations d’objet. Il écrit :

‘« L’affect de haine, aspect complexe, central, de la pulsion de mort, comprend dans ses formes les plus primitives le désir non seulement de détruire l’objet, mais encore de détruire jusqu’à la conscience de la relation avec l’objet haï, et, profondément, de détruire le moi en tant qu’organe de perception de la haine. » (p.28).’

Les travaux de W.R.Bion 132 sur les Anti-Liens ont particulièrement explicité ce phénomène. 133

A ce stade, il semble opportun de retenir deux éléments importants dans cette théorisation. Si on tente d’en synthétiser les apports, il apparaît que :

O. Kernberg propose ainsi un modèle dans lequel ces « unités fondamentales de relations d’objets internes » (incluant représentation de soi et représentation d’objet) intègrent les composantes affectives constitutives des pulsions. Dans ce modèle, le ça est considéré comme le produit total des relations d’objet primitives refoulées, désirées et craintes. L’intégration progressive, « en couches », des relations d’objet internes persécutoires et idéalisées, interdictrices et incitatives, participeraient à la formation du surmoi primitif. Mais les relations d’objet internes « activées au service des défenses » se constitueraient en structure de soi intégrée, dans le moi. « En bref, le ça ou inconscient dynamique, le surmoi et le moi sont constitués de différentes constellations de relations d’objet internes de sorte que le développement de l’appareil psychique – la structure tripartite – vont de pair. » (p. 28)

Considérer que non seulement l’organisation de l’activité pulsionnelle mais aussi la structuration de l’appareil psychique impliquent l’internalisation de relations avec des objets externes éclaire considérablement les aspects inconscients de l’intersubjectivité et de l’intrasubjectivité. Toutefois, il conviendrait de concevoir une représentation topique de l’articulation de ces deux champs, car il ne paraît pas adéquat de rattacher tous les processus en jeu dans la formation des structures mentales inconscientes aux expériences de relations avec les objets externes. Cela risquerait de faire basculer l’appréhension des phénomènes psychiques dans une théorie réductrice du fonctionnement interpersonnel.

Pour relier ces deux positions et se dégager du principe d’opposition, C. Athanassiou-Popesco (1998) 134 , propose une réflexion sur les articulations qui prennent place dans la vie psychique entre un secteur dont l’existence est fondée sur l’établissement des liens avec les objets externes et internes, et un secteur qui ignorerait ces liens et demeurerait dans un état primaire. Autrement dit, il existerait des modalités de lien narcissiques différentes dans le narcissisme et dans la relation d’objet.

C. Athanassiou-Popesco propose la notion de Moi-réalité pour le premier secteur, « instance dont la nature est fondée sur l’intériorisation des liens aux objets et auquel Freud, dans sa seconde topique, a rattaché le concept de narcissisme secondaire ». Dans cette perspective, le surmoi est placé dans la sphère du fonctionnement du moi, et considéré comme produit d’une complexification des liens établis par le moi. Pour le second secteur, elle propose la notion de Moi-narcissique, en reprenant le terme introduit par Freud en 1915 135 . Selon cette approche, le Moi-réalité est relié aux objets externes, aux objets internes et au Moi-narcissique, qui n’aurait d’autres interactions qu’avec le ça.

Dans cette perspective, il est intéressant de noter que certains processus psychiques, habituellement appréhendés à partir de leur fonction de mécanisme de défense, sont ici présentés comme des modalités de lien. Ainsi, le refoulement serait un lien intra-psychique, en tant qu’il participe de la liaison, dont la fonction est de maintenir en rapport certains éléments tout en les séparant. Le refoulement participerait ainsi à l’activité de liaison du moi.

‘« Le refoulement est une liaison établie par le pré-conscient (1ère topique) ou le moi (2ème topique), afin de maintenir à une certaine distance de la conscience ce qui ne peut s’y intégrer sur le champ mais serait susceptible de l’être après transformation. » (p.131)’

De même le clivage, appréhendé comme la capacité de séparer les secteurs perceptifs d’une zone d’indifférenciation, porterait aussi en germe une capacité de liaison. En effet, le clivage contient deux dimensions correspondant au registre du lien. D’une part, il peut intervenir dans une perspective de circonscription et de conservation des perceptions endogènes ou exogènes. D’autre part, le clivage peut être associé à la projection, modalité de lien à l’ « hors de soi »…

Enfin, en amont du clivage, on peut penser que la perception elle-même relève d’une activité de liaison, ne serait-ce que dans le registre psycho-somatique, ainsi que le révèle la clinique des nourrissons. Ainsi C. Athanassiou-Popesco écrit-elle :

‘« Tout tri, tout classement, nous fait entrer dans ces moments ambigus où la mise en ordre prépare et retient, suscite et inhibe la création, la création de liens ». (p.131)’
Notes
130.

BOWLBY J., (1969 à 1980), Attachement et perte ; volumes I, II et III, Tr. Fr. de 1998 à 2002, PUF, Paris

131.

KERNBERG O., (1998), op.cit.

132.

BION W.R., (1962), Aux sources de l’expérience, (1979) tr.fr. PUF, Paris

133.

L’étude de ces travaux sera reprise et développée plus loin. Voir chapitre 3 § 3.2.4.4.2 « Leprincipe de non-relation »

134.

ATHANASSIOU-POPESCO C., (1998), op.cit.

135.

FREUD S., (1915), Pulsions et destins des pulsions, op. cit.