On ne peut aborder les notions relatives aux figures du lien sans faire référence aux travaux de R. Kaës 136 . Ceux-ci reflètent la préoccupation de toujours penser simultanément les phénomènes intra-individuels et les phénomènes inter-individuels.
Le groupe est le sujet de recherche d’élection de R. Kaës, mais il propose une métapsychologie des ensembles intersubjectifs maintenue dans le champ continu de la psychanalyse, c’est-à-dire qui se noue à celle des formations et des processus inconscients individuels, selon le principe commun de «processus associatif ».
A ce propos, on peut rappeler la définition du processus associatif tel que l’entendait Freud, proposée dans le Vocabulaire de la psychanalyse 137 :
‘« Terme emprunté à l’associationnisme et désignant tout liaison entre deux ou plusieurs éléments psychiques dont la série constitue une chaîne associative. » (p.36)’R. Kaës, quant à lui, considère que le processus associatif peut aussi décrire des phénomènes intersubjectifs, c’est-à-dire :
‘«Les liens qui se nouent et se dénouent entre des sujets associés entre eux par leurs investissements réciproques, par leurs représentations mutuelles, par les emplacements qu’ils s’assignent ou se concèdent dans leurs espaces respectifs. »(1994, p. XV).’Cette position lui permet de présenter la pensée comme le produit de mouvements intersubjectifs dont le sujet serait le dépositaire. Ainsi il semble qu’il considère qu’aucune pensée ne soit possible sans la précession d’autres sujets pensants, sans la préexistence de « formations collectives de la pensée » sur lesquelles le sujet peut prendre appui. Les phénomènes intrapsychiques seraient donc façonnés et vectorisés par les phénomènes intersubjectifs. Il est intéressant de noter que, comme le modèle de O. Kernberg, cette approche permet de penser une véritable réciprocité des influences. Le développement et l’organisation psychosexuelle, ainsi que les modalités du retour du refoulé, ne seraient pas fondés exclusivement sur une évolution intra-individuelle, mais dans les nouages et les frayages de l’intersubjectivité.
Du point de vue topique, l’Inconscient serait une formation à la fois interface et produit de l’intrication des éléments issus de l’intrapsychique et de ceux de l’intersubjectif.
En effet, R. Kaës a démontré que ces deux registres correspondent aux deux lieux de formation, de processus et d’effets de l’Inconscient, et qu’il convient, pour y avoir accès, d’appréhender chaque manifestation en référence à ces deux espaces, considérés dans leurs rapports et dans leurs organisations communes et intermédiaires. Voici les définitions qu’il propose pour chacun (1994, p.5) :
‘1) « Le premier est celui du sujet considéré dans la singularité de sa structure et de son histoire, tout d’abord sous l’aspect où le sujet de l’inconscient est le sujet du groupe, en ce qu’il est assujetti, comme héritier, serviteur, bénéficiaire et maillon de transmission, à un ensemble intersubjectif dont il reçoit les effets constitutifs jusque dans les modalités et les contenus du refoulement. ». ’Il semble que R. Kaës fasse référence à ce que j’ai décrit plus haut de l’influence, sur la structuration de l’intrapsychique, des expériences primitives internalisées de relation avec les objets premiers.
Le sujet de l’inconscient serait donc le sujet d’un groupe d’objets internes : ils seraient plusieurs en – dedans, liés entre eux et au sujet selon des scenari établis. R. Kaës parle de « groupalité interne » et de « travail de l’intersubjectivité » dans le sujet. Il écrit :
‘« J’appelle travail de l’intersubjectivité le travail psychique de l’Autre ou de Plus-d’un-Autre dans la psyché du sujet de l’inconscient. Cette proposition a pour corollaire que la constitution intersubjective du sujet (ce que définit le concept de sujet du groupe) impose à la psyché certaines exigences de travail psychique : elle imprime à la formation, aux systèmes, instances et processus de l’appareil psychique, et par conséquent à l’inconscient, des contenus et des modes de fonctionnement spécifiques ». (1994, p.92)’A ce propos, R. Kaës rappelle que, lors de l’analyse du cas de Dora , Freud aborde la question du transfert dans ses dimensions plurielles : « Die Übertragungen ». L’autre ou les autres rencontrés par le sujet au cours de sa vie, sont saisis et appréhendés par lui en fonction d’expériences de relations passées avec les objets premiers : il ne s’agit pas là pour le sujet de remplacer une figure du passé par un objet actuel, mais aussi de remplacer successivement ou simultanément la relation entre plusieurs personnes par la relation avec cet objet, dans une dynamique que servent les processus de déplacement, de condensation et de diffraction (distincte de la fragmentation et du morcellement) des groupes internes.
Il semble que l’on puisse considérer ce phénomène comme un mouvement partant de l’intérieur du sujet vers l’objet récepteur ou destinataire. Ce mouvement et les éléments qu’il véhicule traversant les différentes couches et les espaces du psychisme de l’autre, il semble qu’on puisse y voir la marque du transsubjectif.
‘2) «Le second lieu où l’inconscient se manifeste et probablement, pour une part, se forme, est l’ensemble intersubjectif constitué par le groupement des sujets singuliers, sous l’aspect où s’effectue un travail psychique du niveau du groupe, générateur de formations et de processus psychiques spécifiques ; les effets de l’inconscient y sont orientés dans les alliances inconscientes, les pactes dénégatifs, les contrats narcissiques, la communauté du renoncement, la communauté de déni. » (1994, p.5)’Ces processus psychiques singuliers n’appartiennent qu’au domaine des liens intersubjectifs. Ils sont le produit de la rencontre des phénomènes transubjectifs émanant de chaque sujet en présence, dans l’espace des relations interpsychiques. En effet, dans toute rencontre, les mécanismes d’identification et de projection aussitôt activés dans chaque sujet par la perception de l’autre créent des systèmes particuliers et infiniment complexes, produits du croisement, des oppositions ou des collusions des projections de chacun. Autrement dit, si chaque sujet cherche à être représenté et à se faire représenter dans les relations d’objet, les identifications et les fantasmes inconscients d’un autre et d’un ensemble d’autres, de même chaque sujet se lie dans des formations psychiques de cette sorte avec les représentants « envoyés» par d’autres sujets, donc avec « les objets de ses objets », qu’il reçoit à son tour et héberge en lui. Ce faisant, il les lie d’une façon particulière entre eux.
Lors des relations interindividuelles, il ne s’agit pas de juxtapositions d’espaces psychiques et de subjectivités indépendantes, mais d’intrications des émanations de ceux de chaque partenaire. R. Kaës précise (1994, p.134) qu’il est nécessaire de considérer que les sujets s’appareillent entre eux à partir de ce qui leur est propre et distinctif dans leur rapport au fantasme et à partir de ce qui leur est commun et corrélatif dans ce rapport. Il parle à ce propos de « l’axe de l’alliance horizontale avec le même, soutenue par les identifications mutuelles à l’image du semblable ». (1994, p. 91) Or, la base nécessaire pour qu’un lien puisse advenir, hors fusion narcissique, est que l’autre soit obligatoirement différent, inconnu, insaisissable…On perçoit là le paradoxe posé par la rencontre avec la partie « opaque » et définitivement étrangère de l’autre ou des autres. Le principe de relation viserait alors à maintenir un équilibre fragile entre la nécessaire perception de la séparabilité de l’autre et l’impossible acceptation de celle-ci. D’après R. Kaës, la consistance même de la réalité psychique tient les sujets à l’écart les uns des autres, et ce serait précisément cet écart que les liaisons imaginaires, les productions fantasmatiques notamment, du groupe viseraient à abolir.
Ainsi il apparaît que, pour saisir la réalité du fonctionnement d’un sujet, il convient de ne pas prendre en seule considération la singularité de l’organisation de son espace intrapsychique, mais également les processus motivés par la mise en situation inter-individuelle. On cherche alors à saisir un sujet pris, tenu et constitué par l’intersubjectivité, dans deux dimensions : d’une part dans la constitution et la structuration précoces de l’inconscient et de l’appareil psychique interne, d’autre part dans les effets produits sur ceux-ci par les rencontres ultérieures avec les autres.
Il existerait ainsi deux types d’intersubjectivité, correspondant aux deux types d’espaces intra-et inter- qu’il convient d’analyser, dans leur logique propre et dans leurs rapports économiques et dynamiques interférants.
Une des difficultés principales de cette approche réside dans le fait que les processus en jeu dans ces dimensions de la réalité psychique ne fonctionnent pas identiquement dans l’espace intrapsychique et dans l’espace interpsychique. Ils ne seraient pas réductibles l’un à l’autre, mais articulés.
L’élaboration clinique qui a soutenu les travaux de R. Kaës concerne trois domaines : la clinique des positions idéologiques, mythopoétiques et utopiques chez le sujet singulier et dans les groupes. D’autre part, la clinique de l’hystérique dans sa groupalité interne et dans les groupes. Mais la clinique qui a retenu mon attention - pour ses relations étroites avec celle de la population qui m’intéresse - est la clinique de l’événement traumatique et de l’élaboration intersubjective de ses traces et de ses signifiants individuels dans les relations interpsychiques. Ainsi, il est intéressant de noter que l’approche groupale des liens de R. Kaës repose sur la clinique à partir de laquelle se sont élaborées les théories freudiennes des productions inconscientes signifiantes de l’hystérique, ainsi que les hypothèses de R. Roussillon quant au langage de l’acte, porteur d’un sens potentiel et d’un message adressé, que j’ai exposées plus haut.
Les modèles proposés par R. Kaës paraissent donc être cohérents avec la logique d’appréhension des phénomènes étudiés que j’ai choisie, tout en amenant une dimension complémentaire : Ils permettent de penser l’individu dans l’articulation à ses différents groupes (interne et externe), sans que les deux registres s’excluent.
Il semble que les notions relatives au lien traumatique permettent de poursuivre la démarche de penser l’articulation des espaces et des processus, car, ainsi que je le développerai plus loin, il condense la relation d’objet, l’aliénation à l’objet et les processus de liaison.
KAES R., (1993), Le groupe et le sujet du groupe, Dunod, Paris
KAES R., (1994), La parole et le lien : Processus associatifs et travail psychique dans les groupes, Dunod Paris, 2ème édition 2005
LAPLANCHE J., PONTALIS J.B., (1967), op.cit.