Les théoriciens de la vie émotionnelle et du développement du bébé considèrent qu’il est difficile de les appréhender en dehors de la position de dépendance extrême à son environnement. Winnicott138 partait du principe qu’« un bébé seul n’existe pas ». Il postulait cela à partir de l’idée qu’ « au stade le plus précoce, il n’y a aucune trace de prise de conscience chez le nourrisson. » Or, les observations et recherches contemporaines tendent à infirmer cette hypothèse.
La recherche que j’ai menée engage le principe de l’existence, dès l’aube de la vie, d’un moi précoce qui, bien qu’inachevé et immature au regard du moi de l’enfant plus âgé, et, a fortiori , du moi de l’adulte, dispose de ses caractéristiques et de ses capacités propres.
Contrairement à la conception freudienne initiale d’un nourrisson « déconnecté » et isolé de son environnement139, la psychanalyse contemporaine140, sous l’influence des travaux d’observation psychanalytique du nourrisson présentés, notamment, par E. Bick141, D. Stern142 et M. David143, considère aujourd’hui non seulement l’existence de l’activité psychique singulière d’emblée très active du bébé au cours de ses deux premières années de vie, l’état de relation du bébé, mais aussi le haut degré de différenciation et d’abstraction de sa capacité perceptive.
Grâce au développement de l’observation du bébé, il existe de plus en plus de preuves que des proto-souvenirs sont enregistrés depuis la période de grossesse. On peut citer à titre d’exemple le fait que les nouveaux-nés soient capables de discriminer la voix de leur mère et celle d’une étrangère. Dans le même esprit, des recherches ont montré la capacité de bébés de 8 mois de garder des traces mnésiques tactiles, y compris lorsque d’autres expériences de toucher sont intervenues. Grâce au développement de nouveaux outils, il devient possible de créer des mesures fines des réactions sensorielles et motrices des fœtus et des nouveaux-nés, et ainsi de démontrer les capacités de mémorisation très précoces du tout-petit.
Je propose de considérer l’état des représentations actuelles du fonctionnement du bébé au travers des modèles proposés par différents auteurs. Ceux-ci tendent en effet à invalider les hypothèses, longtemps si communément répandues, selon lesquelles un bébé ne se rendrait pas compte de ce qui l’entoure, ne mémoriserait pas ses expériences précoces et ne subirait aucun dommage ultérieur de l’inadéquation précoce de son environnement.
L’ouvrage de A. Ciccone et D. Mellier144 a constitué une référence essentielle pour moi dans ce travail. Ils insistent particulièrement sur l’importance des rythmes dans les interactions précoces, ainsi que sur les effets de la discontinuité dans l’intersubjectivité primaire.
Selon D. Stern, qui propose d’explorer l’intersubjectivité du nourrisson en accordant un rôle primordial au « sens du soi », le nourrisson est « programmé » de telle sorte qu’il est conscient des processus d’organisation de soi et des résultats de ces processus, car il est capable de les ressentir. Il discrimine trois niveaux de conscience de soi chez le nourrisson :
Selon Stern, le sens d’un « soi émergeant » correspondrait à l’apprentissage des relations entre ses différentes expériences sensorielles, dans la mesure où le nourrisson serait d’emblée compétent pour transférer ses expériences d’un mode perceptif à un autre. On parle ici de « transfert sensoriel trans-modal ».
M. David145 partageait, semble-t-il, ce point de vue, car elle considérait que le bébé dispose d’un fonctionnement préverbal précoce, en perpétuelle mouvance. La rapide maturation de l’appareil sensori-moteur doterait sans cesse le bébé de nouvelles possibilités, que ses tentatives innées, immédiates, pour appréhender ce qui lui arrive et répondre à l’urgence adaptative, pousseraient à utiliser aussitôt. Ainsi pourrait-il distinguer le monde ambiant avec ses objets inanimés et animés, les distinguer les uns des autres, s’en distinguer lui-même, entrer en relation et découvrir le « dehors » et le « dedans », soi et l’autre. Il pourrait aussi découvrir ses propres capacités d’ « attention », d’ « exploration » et d’ « appel et de réponses », au fur et à mesure qu’il les exerce grâce à ses possibilités sensori-motrices.
Cette approche s’oppose à d’autres conceptions, notamment celles de M. Mahler146, qui postulait que les deux premiers mois de vie du nourrisson constitueraient une « phase d’autisme normal ».
D’emblée, le bébé irait « activement à la conquête » (p.72) des capacités motrices et manuelles, actuelles et nouvelles. Selon M. David, ces « conquêtes » se feraient par étapes, se succédant avec continuité et toujours dans le même ordre, bien qu’à un rythme variable d’un enfant à l’autre. Elles constitueraient de réels « processus d’auto-apprentissage », mis en œuvre spontanément, activement et progressivement par le bébé, avec une persévérance remarquable, jusqu’à la maîtrise totale de l’acquisition en jeu. Ces processus d’apprentissage contribueraient à l’élaboration d’un « soi » corporel bien intégré, équilibré dans ses parties et dans son tout, ainsi qu’à l’affirmation de celui-ci.
Pour étayer l’hypothèse de la part importante que prendrait l’activité propre du bébé, en complément des expériences de relations avec son environnement, M. David fait référence aux documents vidéos de l’Institut Emmi Pikler sur les activités posturales et motrices des bébés. Elle écrit :
‘«Ces activités motrices et manuelles sont des modes d’exploration, de prise de connaissance, constituent en elles-mêmes des processus cognitifs et sont à la source et au service de toute une activité mentale qui se développe au même rythme que le développement sensori-moteur, qui en est le support. » (p.74)’Ainsi l’activité motrice, corporelle, serait la forme de pensée du bébé, dans la mesure où elle donnerait lieu à des « opérations mentales » d’abstraction, se produisant à l’occasion de répétitions de séquences qui déclencheraient un état émotionnel et un état d’attention particuliers. Il se produirait ainsi tout un travail de mémorisation, déduction, anticipation et établissement de liens (de corrélation puis de causalité). Mais aussi un travail d’exploration, d’analyse, de synthèse, de découvertes successives de parties, d’abord éparses, puis qui se relient entre elles, se rassembleraient peu à peu ou se fixerait dans une représentation de « lui-même », « l’autre », des objets, de leurs rapports entre eux.
On trouve aussi des modèles selon lesquels le bébé n’a pas d’emblée de « sens du soi » proprement dit, mais plutôt qu’il ressent « divers états individuels comportementaux » (A. Burnell147 ). M. David parlait de « nébuleuse subjective ». Selon ce point de vue, la subjectivité du bébé ne serait pas intégrée, unifiée, avant que ses « états individuels » ne soient rassemblés dans des unités constituant un « moi-sujet émergeant ». Jusque là, l’éprouvé subjectif identitaire correspondrait à une somme d’expériences subjectives, non reliées entre elles, tel « un tas de billes »148. A ce sujet, D.W. Winnicott149 précise que cet état de non-intégration n’est pas similaire aux processus de désintégration d’un état préalablement intégré, ni à un mécanisme de clivage. Il s’agit d’un état primitif et certaines expériences subjectives peuvent demeurer, c’est-à-dire être « enregistrées », ainsi.
WINNICOTT D.W., (1958), La première année de la vie, in De la pédiatrie à la psychanalyse op. cit., p. 312
Dans la lignée de la pensée de BLEGER J., (1967), Symbiose et ambiguïté. Etude psychanalytique, (1981) tr.fr., PUF, Paris – j’entends par « environnement » tout ce qui est objectivement non-soi, indépendamment de la perception subjective du sujet.
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