1.4.2 Le bébé et l’indifférenciation

Certains auteurs, dont R. Spitz150, considèrent qu’au stade pré-objectal, le bébé ne discrimine pas que l’adéquation – ou l’inadéquation, vient de l’objet.

Cette approche pose d’une façon différente le problème de l’indifférenciation. Il semble qu’au stade précoce du développement, il s’agisse moins d’indifférenciation que de difficulté de discrimination et d’attribution chez le bébé, lorsqu’il est aux prises avec une expérience d’activation d’états affectifs paroxystiques. Le problème semble plutôt résider dans la faible capacité du bébé à attribuer « l’agent » des actions et des premières formes d’émotions. L’espace subjectif propre du bébé est sans cesse menacé d’empiètement et de confusion entre ce qui émane de lui et lui « appartient » et ce qui vient de l’objet ou de l’environnement premiers.

Les travaux des neuroscientifiques151 ont depuis quelque temps rejoint les préoccupations des chercheurs en psychopathologie, à propos de l’appropriation subjective et de l’élaboration discriminative. Autrement dit, l’avènement de la capacité à repérer ce dont soi-même est l’agent, et ce qui appartient à « un autre », différencié de soi. Bien qu’il convienne de demeurer très circonspects vis-à-vis des résultats récents des recherches en ce domaine, il semble que le bébé disposerait d’emblée de neurones spécifiques, appelés « neurones-miroirs », qui lui permettraient d’identifier les actions de l’autre et de lui-même. Le problème est que ces neurones s’activeraient de façon identique lorsque le bébé produit lui-même quelque chose et lorsqu’il ne fait que percevoir le produit d’une action d’un autre. Ainsi produire quelque chose ou ressentir les effets de la production d’un autre aurait le même résultat sur le plan neuronal. Ce serait dans une autre partie du cerveau que s’effectuerait l’opération secondaire de discrimination et d’attribution de l’agent véritable de la production, ainsi que du vécu émotionnel. Cette partie ne serait pas présente d’emblée, mais se développerait progressivement, au cours du développement.

A l’époque où la capacité de discrimination n’est pas franchement établie, le rôle de l’environnement est de faire en sorte que, lorsque l’expérience subjective qui découle d’un événement est chargée de déplaisir, le problème de l’attribution ne se pose pas de façon trop dangereuse pour la position narcissique du bébé. En effet, puisque le bébé est source de la pulsion et l’origine des comportements d’appel, il se vit comme « responsable », si l’on peut dire, de la qualité de ce qui fait retour. Au-delà même, il se représente comme étant à l’origine de tout. Comme le rappelle M. Berger (p. 86)152, « Il ne sait ce qu’il est et fait qu’à partir du miroir que représente le monde extérieur, ici le visage maternel. Pour lui, le monde n’existe pas comme tel et il n’est que son Moi, ou plus exactement, le monde organise son Moi . » Ainsi, si l’enfant émet un message qui ne reçoit pas de réponse, le résultat interne sera l’annulation du sentiment d’avoir produit quelque chose. Autre expérience également source de détresse : dans le cas où le message envoyé reçoit effectivement une réponse, mais une réponse inattendue, inadéquate, le ressenti de l’enfant sera d’avoir lui-même produit une communication inadéquate. L’éprouvé de souffrance est alors double, issu des effets croisés de la persistance de l’état d’insatisfaction et du sentiment de sa propre incompétence, car il n’en perçoit pas la cause du côté de l’inadaptation de l’autre, mais de la sienne. Ainsi il se vit comme incapable de faire advenir le bon environnement dont il a besoin, ou plutôt comme capable de ne faire advenir que du « mauvais ». Ceci participe à la constitution d’une « culpabilité primaire 153  », narcissiquement intolérable.

Freud avait évoqué dès 1923154 un « sentiment de culpabilité inconscient », qui jouerait un rôle économique primordial dans la réaction thérapeutique négative. Il écrit (p.294) : « Contre l’obstacle du sentiment inconscient de culpabilité, l’analyste livre un combat qui n’est pas facile. Directement, on ne peut rien contre lui, et indirectement rien d’autre que dévoiler lentement ses fondements inconscients refoulés de sorte qu’il se transforme peu à peu en sentiment de culpabilité conscient. » Il en étudie les manifestations paroxystiques dans la mélancolie, où (p. 296) « le moi n’élève aucune protestation, il se reconnaît coupable et se soumet aux châtiments.(… ) », ceci parce que «  l’objet qui s’attire la colère du sur-moi est englobé par des identifications dans le moi  ». Cette proposition est à mon sens tout à fait fondamentale, je tenterai d’ailleurs de la mettre à l’épreuve de ma clinique un peu plus loin. R. Roussillon155(1991) a repris les hypothèses freudiennes, mais à un niveau plus nettement métaphorique. Partant de l’auto-intoxication des unicellulaires, il envisage de manière similaire le fonctionnement mental confronté à la question du traitement des produits du fonctionnement mental qui risquent de l’intoxiquer – et on pense par exemple à l’angoisse. Pour Roussillon, à la suite de Freud, le premier mode de traitement de ce qui fait effraction, de ce qui menace le psychisme et à ce titre est de l’ordre du traumatisme, est le retournement de passif en actif : face à un traumatisme qui est subi dans l’impuissance, le mode premier de protection serait de se rendre maître du traumatisme en l’agissant soi-même. Plutôt se faire souffrir que subir la souffrance. Ce type de fonctionnement éclaire le mystère du masochisme.

Mais il permet également de faire le lien avec une évolution de ce mécanisme selon laquelle, au lieu de s’infliger à soi-même le traumatisme, on le fait subir aux autres, et en particulier aux autres auxquels on peut s’identifier. C’est l’identification à l’agresseur.

Mais revenons à ce mécanisme premier où le sujet s’attribue la souffrance qui en fait lui est infligée. Cette « fausse attribution » s’installe d’autant plus facilement que la différenciation entre soi et l’autre n’est pas encore établie. L’origine de la souffrance n’est dès lors pas située du côté des défailllances de l’environnement maternant, mais du côté du sujet : telle est l’origine de la culpabilité primaire, et plus précisément du côté de l’instance jugeante qu’est le Surmoi. L’activité de ce surmoi « cruel » a également pour effet, en retour, de perpétuer la confusion moi/non moi.

Selon M. Berger156, ceci peut rappeler la notion de pictogramme originaire, élaborée par P. Castoriadis-Aulagnier 157 . Il indique que, d’après cet auteur :

‘« les perceptions s’organisent sous la forme de la représentation d’une dualité « zone sensorielle-objet cause de l’excitation », par une imago qui les met en scène comme une entité unique et indissociable. (...)Le pictogramme n’est rien d’autre que la première représentation que se donne d’elle-même l’activité psychique par sa mise en forme de l’objet-zone complémentaire. »’

Il traduit en d’autres termes et corrobore ainsi l’exposé précédent :

‘« L’illusion que toute zone auto-engendre l’objet à elle conforme, fait que le déplaisir résultant de l’absence d’objet ou de son inadéquation, par excès ou par défaut, va être ressenti comme absence, excès ou défaut de la zone elle-même. Le « mauvais objet » est à ce stade indissociable d’une « mauvaise zone », le « mauvais sein » de la « mauvaise bouche ». » (p.87)’

Une représentation de soi, « prototype » ou « pré-forme » de l’identité en devenir, s’élabore selon le principe d’identification primaire que définit le degré premier de la réflexivité dans la relation à l’autre ; c’est-à-dire par l’intériorisation du retour de ses projections, contenu dans la qualité de la réponse apportée, qui constitue l’image de lui-même renvoyée transformée par le miroir de l’autre-environnement. Cette image contiendrait ainsi à la fois quelque chose du sujet et quelque chose de l’objet, fusionnés en représentation globale.

D. Stern postule qu’à l’âge de trois mois, un nourrisson serait beaucoup plus intégré que le laissent penser les théories psychanalytiques qui situent cette intégration plus tard, après une longue période d’indifférenciation. Selon lui, la formation du « sens  de soi » et du « sens de l’autre » précède le sens des expériences fusionnelles. Il rejoint en cela le point de vue de O. Kernberg, dont j’ai déjà évoqué les travaux158.

Il semble qu’il existe à présent des preuves de la capacité du nourrisson à opérer une différenciation entre le soi et l’objet, durant les états d’éveil de faible niveau d’activation affective.

Ce point est important pour la suite de mon raisonnement, car son corollaire est que ce sont les interactions induisant chez le bébé des états affectifs paroxystiques d’euphorie et de rage qui dissolvent cette différenciation dans des fantasmes de fusion symbiotique. Selon cette logique, la différenciation serait première, tandis que la symbiose ou la quête symbiotique serait secondaire, et consécutive à des états émotionnels excessifs, sources de déplaisir. A ce propos, O. Kernberg écrit :

‘« Je pense que les modes de relation (différenciée) symbiotique et non symbiotique alternent dès le début de la vie et que le fantasme inconscient se met en route quand un passage en mode symbiotique est déclenché par des instants de détresse ou de plaisir intenses, avec leurs affects paroxystiques correspondants ». (p.30)’

Cet auteur considère ces états de vécu symbiotique comme les origines préconscientes de ce qui deviendra progressivement l’inconscient dynamique, le point de départ où sont « consignées » les traces mnésiques des affects intenses dans le contexte de représentations fusionnées de soi et de l’objet.

La période située entre 2 et 7 mois, serait celle de découverte et d’intégration des « invariants de soi » , constitutifs du sens de soi, base de l’identité élémentaire.

Un sens organisé de soi résulterait de la combinaison des expériences de l’activité de soi, des expériences de cohérence de soi, des expériences de l’affectivité de soi, et enfin des expériences de la permanence de soi. Au cours de ces expériences, le nourrisson aurait de nombreuses occasions d’identifier des « auto-invariants », éléments constitutifs du sentiment de continuité d’existence et d’identité permanente. Une mémoire dynamique lierait les invariants de soi et donnerait au nourrisson la base d’un « soi-noyau ».

Mais ceci ne peut advenir qu’à la condition qu’il y ait de nombreuses répétitions de ces expériences, sous des formes variées, mais sans qu’elles déclenchent d’afflux d’excitations paroxystiques, sources de déplaisir. En effet, ces états affectifs extrêmes nuisent au développement d’un sentiment de continuité corporelle suffisamment intégré. Pour qu’il se constitue, il faut que le bébé expérimente une alternance tempérée et régulière de continuité et de discontinuité. On retrouve cette idée chez D. Houzel159. Il considère en effet, que les rencontres entre le self du bébé et l’objet doivent conserver la dynamique de gradient de l’expérience émotionnelle du bébé, et que ceci est nécessaire à l’établissement d’une véritable relation d’objet. Ainsi il écrit :

‘«Sans gradient, rien ne se passerait. Il n’y aurait ni sujet ni objet, mais une indistinction primitive, une totale indifférenciation. » (p.119)’

Ainsi, sans gradient dans l’expérience émotionnelle, sans régularité rythmique dans la rencontre avec l’autre, le risque de confusion symbiotique avec l’autre est important, au détriment de la constitution du sens de l’identité propre. Dans ce processus, l’enfant peut être conduit à une impasse : une partie de lui peut rester « collée », fusionnée à l’autre.

M. Berger 160, se référant aux travaux de J.M. Gauthier161, écrit à ce propos :

‘Le sentiment de continuité d’existence et d’identité propre « ne peut se construire qu’en lien avec la discontinuité : c’est le mouvement, la rythmicité qui indiquent les repères stables, ce qui est continu au-delà du discontinu. La « stabilité rythmique » de notre fonctionnement corporel constitue donc un des socles de notre identité, ce qui renvoie à la rythmicité des soins organisés par la mère. » (p.96) ’

On perçoit déjà que c’est dans un principe de mouvement alternatif que se produisent la naissance à la vie psychique, le développement de l’intrapsychique et l’épanouissement de la subjectivité. A ce propos, il convient de rappeler une expérience fondatrice que le bébé doit faire dans ses premiers liens.

Notes
150.

SPITZ R., (1958), La première année de la vie de l’enfant : genèse des premières relations objectales, PUF, Paris

151.

Ces travaux seront présentés plus loin, néanmoins, sur le point spécifique évoqué ici, voir : SROUFE L.A., (1996), Emotional development : the organization of emotional life in the early years, Cambridge University Press, New-York

152.

BERGER M., (1990), Des entretiens familiaux à la représentation de soi, Editions du Collège de Psychanalyse Familiale, Paris

153.

Voir infra chapitre 3 § 3.3.2. « Relations à l’objet externe et culpabilité »

154.

FREUD S., (1923), op. cit.

155.

ROUSSILLON R., (1991), Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, PUF, Paris

156.

BERGER M., (1990), op.cit.

157.

CASTORIADIS-AULAGNIER P., (1975), La violence de l’interprétation, du pictogramme à l’énoncé, PUF, coll. Le Fil Rouge, Paris

158.

KERNBERG O., (1998), op. cit.

159.

HOUZEL D., (1999), Séduction et conflit esthétique, in Séduction, Journal de la psychanalyse de l’enfant, n° 25, pp. 109-129

160.

BERGER M., (1999), L’enfant instable, Dunod, Paris

161.

GAUTHIER J.M., (1999), Le corps et son interprète, in Le corps de l’enfant psychotique, Dunod, Paris, pp. 119-142