1.6.2 Une hypothèse méthodologique

Je vais reprendre ici les hypothèses que j’ai succinctement annoncées plus haut260.

J’ai constaté que les enfants qui ont vécu des traumatismes relationnels précoces répétés, lorsqu’ils sont placés en situation d’entrée en relation, réenclenchent systématiquement certains types de comportements avec leurs partenaires d’interaction.

J’ai fondé ma recherche sur l’hypothèse méthodologique qu’une lecture et une analyse détaillées de certains indices pourraient permettre de comprendre plusieurs aspects de leur fonctionnement dans le registre relationnel, mettre en exergue les défauts et manques dans leur appareillage psychique, mais aussi ouvrir l’accès à la reconstruction de l’anamnèse de ceux-ci, en révélant les caractéristiques des interactions primitives qui les ont fomentés, et qui semblent régir les interactions actuelles.

J’ai élaboré cette hypothèse à partir de l’esprit de la position psychanalytique telle que Freud l’avait élaborée : toute production humaine est porteuse de sens, même si ce sens échappe de prime abord à la conscience du sujet et à la compréhension de l’observateur. Il s’agit alors d’un sens caché, en instance d’être découvert et construit.

Prolongeant la position freudienne sur laquelle il étaye son raisonnement, R. Roussillon propose une théorisation des formes de langage de l’acte, considéré comme porteur d’un message adressé. Selon cette approche, la survenue d’un acte serait « passage du langage par l’acte, plus que passage à l’acte ». Ainsi, les actes du sujet seraient l’expression, à visée de communication et de partage avec l’environnement, d’expériences archaïques, datant d’une époque précédant la maîtrise du langage.

J’ai indiqué que je n’ai pas observé moi-même les enfants de ma recherche depuis leur naissance, sauf dans deux cas. Les aléas des expériences issues des interactions précoces, et du tissage des liens primaires à l’objet, ont fait l’objet d’une reconstruction à partir d’une série d’indices. J’ai pu recueillir des informations à propos du vécu précoce des enfants concernés en étudiant leurs dossiers sociaux et grâce aux témoignages des professionnels investis auprès d’eux dès leurs premiers temps de vie.

D’autre part, je me suis inspirée à la fois de la théorie freudienne selon laquelle le moi « est avant tout un moi-corps »261 et des théories plus contemporaines, issues de l’approche psychanalytique psychosomatique 262 , selon lesquelles le corps porte les traces d’une tentative de liaison archaïque, antérieure à la constitution de la mentalisation et à l’acquisition du langage, destinée à pallier les effets de la désintrication pulsionnelle. J’ai donc considéré les éléments corporels et posturaux de ma clinique comme autant d’indices de la façon dont les enfants que j’ai observés « mettent en scène » et « en jeu », dans et par leur corps, certaines des caractéristiques de leur intrapsychique, ainsi que de leur intersubjectivité interne. Il semble que les façons de se présenter, d’être à leur corps, de se tenir et de bouger dans l’espace, porteraient les traces des qualités des expériences de soins prodigués par l’objet premier. Celles-ci seraient intégrées selon le processus d’identification incorporative intra-corporelle 263 , traduction dans le corps des premiers liens libidinaux établis par l'enfant. Selon ce processus, certains moments de l’activité corporelle spontanée du nourrisson reflèterait en effet la reprise, à visée d’intériorisation, des expériences relationnelles qu’il vient d’avoir avec son environnement. Il s’agirait d’une mise en scène dans et par le corps des différents protagonistes de la séquence. Mains jointes ou séparées, bras tendus ou repliés, bouche et yeux ouverts ou fermés…

Enfin j’ai tenté d’accéder aux enjeux de l’intimité des relations actuelles entre les enfants et leurs partenaires à partir de l’analyse des états émotionnels réactionnels, issus des mouvements de transfert et de contre-transfert inconscients, des attitudes et contre-attitudes, enfin de l’expression des processus défensifs.

En associant cette analyse à celle des comportements et des postures corporelles considérés comme autant d’expressions agies manifestes 264 , et en suivant une démarche d’interprétation dans l’objectif d’en saisir le contenu latent, il semble possible d’élaborer une compréhension tridimensionnelle :

Autrement dit, trois niveaux de lecture des comportements, des agirs et des attitudes corporelles stéréotypés, et des états émotionnels pourraient être discriminés, correspondant à leurs fonctions respectives dans les registres intra-subjectif, trans-subjectif et inter-psychique ; le fil directeur de cette démarche demeurant la considération des places et rôles attribués à l’objet dans chacun des comportements observés.

Notes
260.

Voir chapitre 1 § 1.6 « Présentation des hypothèses »

261.

FREUD S., (1923) op.cit., p.265.

Je reviendrai un peu plus loin sur le concept du moi chez Freud, lorsque j’étudierai les caractéristiques de l’appareil psychique des sujets de ma clinique. Voir chapitre 2 § 2.2 « Défauts d’enveloppe et lacunes dans le système pare-excitations du moi »

262.

SMADJA C., (1998), Le fonctionnement opératoire dans la pratique psychosomatique, op. cit.

263.

HAAG G., (1995), Comment l'esprit vient au corps : enseignements de l'observation concernant le premier développement et leurs implications dans la préventio n , in LACROIX M. (dir.), MONMAYRANT M. (dir.), Les liens d'émerveillement : l'observation des nourrissons selon Esther Bick et ses applications, Erès, Toulouse, pp. 273-279

voir aussi HAAG G., (1997), Contribution à la compréhension des identifications en jeu dans le moi corporel in Journal de la psychanalyse de l’enfant n°20, pp.111-113

264.

GODFRIND-HABER J., HABER M., (2002), De la communication par identification projective, in Revue Française de Psychanalyse , tome LXVI

265.

STERN D., (1989), Le monde interpersonnel du bébé, coll. Le Fil Rouge, PUF, Paris