1.6.4 Hypothèses techniques

Ainsi mon hypothèse est que les dispositifs de traitement psychothérapiques faisant d’emblée appel à l’activité de représentation ne conviennent pas aux enfants présentant une pathologie des traumatismes relationnels précoces.

Ils me paraissent inadéquats – on pourrait les qualifier, avec plus d’optimisme, de « prématurés » ou « insuffisants » - au regard du stade où demeurent ces enfants. Il me semble intéressant d’approfondir cette lecture critique en développant un questionnement à partir des points suivants :

Ma recherche concerne plus particulièrement ce dernier point. En effet, s’il m’est apparu qu’une psychothérapie cherchant à mobiliser d’emblée une activité de représentation non encore advenue ne pouvait aboutir qu’à une activation de transfert négativant270, et donc à une impasse thérapeutique, il ne me semble pas qu’on puisse exclure a priori toute forme de psychothérapie.

Il s’agirait plutôt d’en définir un cadre et des objectifs précis, qui auraient pour finalité de mettre au travail non pas le « contenu » du fonctionnement psychique qui pourrait s’y déployer, mais bien en deçà les contenants potentiels de celui-ci, au travers de la réception à visée transformatrice des formes par lesquelles il se manifeste. Il me semble primordial que ce soit avant tout la relation thérapeutique qui fasse l’objet d’une construction, car si on se donne pour objectif qu’un échange s’établisse et soit porteur de maturation psychique, il faut d’abord rejoindre le sujet là où son devenir a achoppé.

C. Archer271 recommande de :

‘« Refuser de mettre des enfants « carrés », qui ont vécu des séparations précoces traumatiques et des pertes, de la négligence, de la maltraitance, de l’instabilité et de l’imprévisibilité, dans les trous « ronds » de (…) thérapies « normales » où on s’attend à ce qu’ils « parlent ». » ’

En termes de développement, c’est comme si on demandait à un enfant de courir alors qu’il n’a pas encore appris à marcher… Puisque le locus de fixation du pathogène se situe au niveau primitif, archaïque de la constitution de l’identité individuée, c’est ce niveau et ses enjeux qui seront réactualisés dans la relation d’objet, y compris thérapeutique. C’est le niveau de l’en-deçà du langage, et le moyen d’accès et de traitement correspond au stade des interactions primaires.

Il faut donc à mon sens que l’espace thérapeutique propose un travail de contention, et de différenciation, dans un « va et vient » entre perception et réactualisation, dans le but de rétablir avant tout une relation d’objet « solide et fiable ». Autrement dit, un travail sur l’enveloppe et les limites psychiques dans le but que puisse se constituer un conteneur intra-psychique 272 , habité d’éléments en interrelations riches et sans danger. Celui-ci autoriserait peu à peu la séparation de la perception de l’ensemble du fonctionnement, donnant ainsi progressivement accès à la formation de représentations qui pourraient, dans la relation au thérapeute, devenir autonomes. Si ce dispositif pouvait permettre l’introjection des fonctions psychiques que le sujet n’avait pas rencontrées chez son premier objet défaillant, il accèderait alors à un certain degré d’autonomisation psychique : le premier palier thérapeutique serait alors atteint, et l’abord des contenus pourrait être envisagé par d’autres modalités de traitement.

Plusieurs auteurs273 ont déjà longuement exploré et théorisé les notions d’enveloppes psychiques et de signifiants formels sur lesquelles la conceptualisation du dispositif devrait s’étayer. Aussi je préfére cibler mon développement sur un aspect particulier du contenant, et, par extension, de la fonction contenante. La problématique que je me propose d’élaborer s’organise ainsi autour de la question du travail constitutif d’un écart intersubjectif tolérable, de la création d’une extériorité autorisée par la résistance accueillante de l’objet-thérapeute.

Une question essentielle traverse l’ambitieux projet de définir des « protocoles » de prises en charge à visée thérapeutique, transmissibles à d’autres soignants. Par « protocole », j’entends un énoncé précis d’un ensemble de règles et d’attitudes, généralisables et applicables à toutes situations se produisant dans des conditions suffisamment similaires à celles d’une situation paradigmatique préalablement définie.

A partir des expériences tentées à l’hôpital de jour où j’exerce, il m’est apparu possible d’élaborer en protocole certaines des attitudes relationnelles très régulièrement et fréquemment utilisées par les soignants pour certains enfants accueillis. Nous avons d’abord constaté leur efficacité : certaines en termes d’apaisement lors de crises de rage et de violence hors de tout contrôle conscient par l’enfant ; d’autres en termes de promotion de la reprise d’une capacité de pensée perdue ; d’autres enfin en termes d’organisation des mouvements de haine, d’emprise et d’envie violents au sein du groupe (familial, éducatif, scolaire et thérapeutique) dont l’enfant fait partie. J’ai tenté de définir en amont et de prescrire, de façon précise et rigoureuse les places, rôles, fonctions de chacun, ainsi que leur durée d’exercice dans un moment relationnel particulier (soins quotidiens, devoirs, repas, couchers, etc…). J’ai constaté à plusieurs reprises que cela pouvait garantir un cadre contenant et des repères fiables : ceux-ci paraissent pouvoir protéger les membres du groupe des conséquences violentes des débordements pulsionnels désorganisateurs, déclenchés par les redoutables phénomènes projectifs qui balayent les instances régulatrices internes.

En pleine tempête relationnelle, alors que les cadres internes risquent d’exploser et que les boussoles individuelles ont perdu le « Nord » de leurs organisateurs fondamentaux, le protocole établi et donné par un tiers extérieur peut servir de phare salvateur, soit de contenant et de régulateur de substitution.

Chaque expérience a été pensée et organisée pour être proposée à un enfant particulier, dans une famille ou un environnement particulier, dans une situation donnée. Chacune a été élaborée en s’efforçant surtout de tenir compte des particularités du narcissisme de chaque enfant. Cependant, j’ai constaté qu’il était possible de renouveler et d’appliquer de façon relativement systématique ces expériences d’attitudes relationnelles au même enfant, avec la même efficacité. Chaque répétition accentue l’aspect ritualisé de l’attitude et de la séquence : mêmes phrases au mot près, mêmes interventions, mêmes lieux, même durée…

Au-delà, j’ai observé qu’à partir d’un certain nombre de répétitions de la même attitude de la part des adultes (ou de l’adulte) dans chaque séquence interactive suffisamment semblable, l’enfant devient progressivement capable de l’anticiper, puis de la prévoir et de s’y adapter en régulant lui-même son état émotionnel avant qu’elle soit appliquée. Dans un premier temps, l’énoncé par l’adulte de ce qui va se passer devient suffisant. Dans un second temps, l’enfant devient capable de l’énoncer lui-même, de la solliciter, voire de se l’appliquer lui-même en fonction de ce qu’il sent advenir en lui, montrant ainsi une incorporation identificatoire assez surprenante. Ainsi tel enfant demande à son éducatrice : « Range les gâteaux en haut du placard et ferme la porte de la cuisine car je vais en avoir trop envie et je ne pourrai pas m’empêcher de manger. ». Une autre dit : « Je vais m’asseoir un moment toute seule sur une chaise car sinon je vais me « dégénérer ».  L’expression me semble signer la fusion entre l’état émotionnel et la verbalisation de l’adulte : « Tu es trop excitée, ça va dégénérer ». L’acceptation et l’investissement rapides par les enfants de ces « protocoles », que certains pourraient trouver rigides et contraignants, me laisse penser que leur caractère prévisible évite les fantasmes de persécution qui déchaînent ses enfants dès qu’une impression d’imprévu semble menacer leur narcissisme fragile. Il semble que la prévisibilité d’une attitude protocolisée, ritualisée, vient plutôt étayer un travail de confirmation du narcissisme de l’enfant dans la relation.

Ainsi, de ce point de vue, il me paraît intéressant de tenter de construire des « protocoles de soins individualisés » pour chaque enfant. Néanmoins, deux problèmes thérapeutiques et conceptuels émergent ensuite. Le premier est de savoir si l’on peut tout de même abstraire des directives et des modèles généralisables à n’importe quel enfant présentant une pathologie des traumatismes relationnels précoces. Le second, qui découle logiquement du premier, est d’évaluer s’il est possible de différencier l’acte (la série d’action-intervention établie en protocole) de celui qui le propose à l’enfant ? La même attitude aura-t-elle le même effet, quels que soient celui qui la propose et la qualité de la relation qu’il entretient avec l’enfant ?

Mon hypothèse à ce sujet, à partir de ce que j’ai pu observer, est que si un protocole général peut effectivement être abstrait et diffusé en paradigme, il ne peut en aucun cas être appliqué en dehors d’un contexte relationnel suffisamment établi et signifiant pour l’enfant.

Notes
270.

BOKANOVSKY T., (2008), Haine et violence dans le transfert : les transferts négatifs, Conférence donnée le 15/05/08 au Groupe Lyonnais de Psychanalyse Rhône-Alpes – Institut de Psychanalyse de Lyon. Discutant : A. Ferrand

271.

ARCHER C., (2008), Une tapisserie colorée, in ARCHER C., BURNELL, op. cit.

272.

HAAG G., (1999), Violences préagressives et agressivité : leurs manifestations et leurs différenciations dans les traitements groupaux d’enfants autistes et psychotiques, in CHAPELIER J.B., PRIVAT P., Violence, agressivité et groupe, Erès, Toulouse

273.

ANZIEU D., (1995), Le Moi-peau, Dunod, Paris

GIBELLO B., (1984), L’enfant à l’intelligence troublée, Le Centurion, Paris 

LAVALLEE G., (1999), L’enveloppe visuelle du Moi, Dunod, Paris