1.7 Pathologie des traumatismes relationnels précoces : description dans le paradigme

Dès 1958274, Winnicott indiquait qu’un certain nombre de mères et de pères ne peuvent offrir des conditions satisfaisantes au moment de la naissance de l’enfant, pour causes de difficultés sociales, familiales ou personnelles, et qu’il appartient aux soignants de comprendre et de traiter, ou de tenter de prévenir, les troubles qui peuvent en résulter chez l’enfant, dès la première année. Il prônait déjà le repérage et le traitement des troubles le plus précocement possible :

‘« Il est évident que le meilleur moment pour traiter des troubles de cet ordre se place à l’époque de leur apparition, ou le plus tôt possible après. » (p.311) ’

Mettant délibérément de côté toute référence à la santé et aux anomalies physiques, ainsi que les aléas du développement cognitif liés à des facteurs héréditaires, il s’est intéressé aux « désordres affectifs » détectables et diagnostiquables dans la petite enfance, chez un nourrisson « sain de corps et potentiellement sain d’esprit ». Il a alors interrogé « la signification de cette potentialité. Qu’y-a-t-il en puissance à la naissance et qu’est-ce qu’il en est advenu à un an ? »

Dans la même logique que celle de Winnicott, le sujet de mon étude concerne une population d’enfants qui ne présentait pas a priori à la naissance de pathologie génétique et qui n’avait pas connu à ce moment d’incident somatique ou neurologique susceptible d’affecter son développement.

Je postule donc qu’à l’aube de leur existence – qui comprend une certaine période de vie passée in utero - ces enfants avaient le même potentiel de développement optimal dans les registres physique, affectif, cognitif et relationnel que les autres enfants. Mais ce qui les distingue des autres enfants est qu’ils ont tous subi des négligences ou des violences psychologiques très importantes au cours de leur toute petite enfance, que ce soit de manière continue et permanente ou de manière discontinue mais récurrente.

Ils ont passé leurs premières années de développement dans un environnement relationnel caractérisé par le chaos et l’imprévisibilité des interactions: soit parce que leurs parents étaient en grande difficulté psychique personnelle, envahis par des conflits conjugaux violents, ou victimes de dépression grave, en tous cas incapables de reconnaître et de s’adapter à leurs besoins; soit parce qu’ils ont été confiés pour une durée excessive à des pouponnières qui n’ont pas pu leur offrir de figure d’attachement permanente et où ils ont développé un syndrome d’hospitalisme275. Ils ont eu affaire à des objets qui pouvaient se montrer tantôt disponibles et adéquats, tantôt indisponibles et inadéquats, qui les délaissaient ou les intrusaient aussi fréquemment.

J’ai indiqué lors de l’introduction de mon propos que j’ai établi l’anamnèse des troubles présentés en étudiant les dossiers sociaux et médicaux et grâce au recueil de nombreux témoignages de professionnels de la protection de l’enfance. J’ai noté que la grande majorité des enfants concernés par ma recherche ont présenté des symptômes d’autisme secondaire repérables par des attitudes de retrait 276 relationnel et de repli sur soi, des troubles de l’alimentation et du sommeil, des troubles du développement du tonus musculaire, une insensibilité à la douleur ; je décrirai ces troubles en détail un peu plus loin.

Il est important de souligner que tous ont connu une évolution de cet état autistique à partir du moment où ils ont été accueillis dans des environnements adaptés, familles d’accueil, petits lieux de vie ou familles adoptives. Cette évolution a été plus ou moins favorable, selon qu’ils ont rencontré ce type d’environnement de façon plus ou moins précoce: plus longue a été la durée de maintien dans un environnement inadéquat, moins favorable fut l’évolution. Bien que tous aient accédé au langage et développé des capacités intellectuelles – ce qui plaide en faveur d’un potentiel de réparation – ils n’en conservent pas moins un fonctionnement pathologique, caractérisé notamment par des troubles de la relation, induits par des phénomènes d’envahissement hallucinatoire, des angoisses persécutives majeures à nette coloration psychotique, des difficultés de traitement et d’élaboration secondarisée.

La particularité de leur profil psychopathologique est qu’il semble se manifester presque exclusivement dans le registre des relations interindividuelles: il peut tout à fait passer inaperçu en dehors de la constitution d’une relation prolongée. Cela semble correspondre au fait qu’ils ne disposent pas d’un fonctionnement psychique homogène qui au contraire apparaît fortement imprégné par des mécanismes de dissociation.

Ainsi que je l’ai exposé précédemment, il s’agit d’une absence de connexion entre les sensations, les sentiments, les comportements, les souvenirs, la connaissance. Ce manque d'association est une réaction primaire de défense qui permet à l'enfant petit de survivre à des expériences qui sans cela seraientinsurmontables 277 . Une partie de leur psychisme est adaptée, ou plutôt s'est adaptée en surface à l'environnement. L'enfant peut apprendre à peu près à l'école et se fondre dans l'anonymat d'un groupe d'élèves, avoir un contact cohérent pendant un rendez-vous d'expertise ou pendant une séance hebdomadaire de psychothérapie ; mais ce n'est que si on l'écoute d'une manière spécifique et avec une fréquence suffisante pour être un individu signifiant dans son existence, qu'on perçoit sa « partie pathologique ». Cette absence d'homogénéité du fonctionnement psychique est une des causes des divergences d'appréciation entre professionnels concernant l'état de ces enfants. J’ai noté que c’est souvent ce phénomène qui retarde la mise en oeuvre d’une prise en charge psychothérapeutique intensive adaptée.

Notes
274.

WINNICOTT D.W., (1958), La première année de la vie, op. cit.

275.

SPITZ R., (1970), Dépressionanaclitique. Enquête sur la genèse des troubles mentaux chez les enfants du premier âge, in Psychiatrie de l’enfant, vol.13, n°1, pp. 211-242

276.

Le retrait est un élément majeur de la réponse du bébé de deux à trois mois à l’altération de la relation qui se produit lors de l’expérience du visage immobile ou en clinique lors de la dépression maternelle. Sur ce sujet, voir GUEDENEY A., (1999), Dépression et retrait relationnel chez le jeune enfant : analyse critique de la littérature et propositions, in Psychiatrie de l’enfant, 1, pp. 229-331.

277.

Voir ARCHER C., BURNELL A. (2008), op.cit.