Noé a 6 ans. Il est l’aîné d’une fratrie de deux, issue du même couple parental. Sa mère est une jeune femme intelligente, qui a pu faire des études supérieures, mais elle souffre de schizophrénie, déclarée depuis la fin de son adolescence, avant la naissance des enfants. Le père est en grande difficulté sociale depuis de nombreuses années, il présente une structure état-limite, avec des tendances paranoïaques importantes. Il a connu l’errance, les foyers d’hébergement. Peu de temps après la naissance de Noé, et à plusieurs reprises lors de ses premières années de vie, Mme S. a fait plusieurs épisodes délirants, sur le thème du complot et de la persécution. Dans cet état, elle était persuadée qu’une bande voulait la tuer, et que toutes les personnes de son entourage familial, amical ou professionnel, étaient complices. Elle interprétait les panneaux de signalisation routière comme des informations codées que les membres de la bande échangeaient à son propos. Elle s’enfermait alors chez elle, volets fermés, avec son bébé. Elle coupait le téléphone, n’ouvrait sa porte qu’à sa mère et sa soeur cadette, et passait ses jours et ses nuits à fumer sans s’alimenter. Elle avait alors un aspect effrayant. Hâve, d’aspect cachectique, elle avait un regard noir et brûlant. Elle était extrêmement agressive. Elle ne s’occupait pas du bébé, et le secouait lorsqu’il pleurait. Il lui arrivait aussi souvent de penser qu’elle était en danger chez elle. Elle partait alors à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit marcher dans les rues, Noé serré contre elle. Elle n’était pas en mesure de se rendre compte de son état et refusait absolument d’être soignée. Cela donnait lieu à des disputes très violentes avec sa mère, sa soeur, mais surtout avec le père de Noé. Tantôt elle l’appelait à l’aide, tantôt elle le mettait à la porte en lui interdisant de l’approcher. Incapable de comprendre la situation et très angoissé par les rejets répétés de sa compagne (il se trouvait alors à la rue), il devenait violent avec elle et la battait. Tout ceci se déroulait en présence de Noé 278 . Parfois, Mme S. laissait Noé et son petit frère, né entre-temps, à la garde de sa mère et disparaissait plusieurs jours sans donner de nouvelles. C’est lors d’une de ces disparitions que la grand-mère de Noé a alerté les services sociaux et demandé de l’aide pour ses petits-enfants et pour sa fille. Elle-même était débordée par son travail, mais, surtout, elle disait avoir peur de sa fille et craindre qu’elle ne vienne chercher de force ses enfants. Elle ne s’estimait pas en capacité de les protéger de leur mère, par peur de sa „folie“, mais aussi par culpabilité. Elle racontait que son ex-mari, le père de ses filles, était un homme violent et paranoïaque, qui la battait et battait Mme S. régulièrement. Elle pensait que l’état actuel de sa fille venait du fait qu’elle-même n’avait pas su la protéger de la violence paternelle. Elle disait aussi qu’elle ne parviendrait pas elle-même à garder les enfants de Mme S. contre son gré, „car elle a déjà tellement souffert par sa faute“, même si elle se rendait compte du danger pour les enfants.
Mme S. a depuis été hospitalisé en psychiatrie adulte à plusieurs reprises. Mais à chacune de ses sorties, son état ayant été stabilisé par de fortes doses de médicaments psychotropes, elle cessait de se rendre aux consultations, interrompait la prise de son traitement, et l’état délirant réapparaissait.
Les deux enfants ont été confiés à l’Aide Sociale à l’Enfance quand Noé avait 2 ans et demi. C’est à cette époque, alors que je travaillais encore pour ce service, que j’ai eu connaissance de cette situation, avant de retrouver Noé en pédopsychiatrie, deux ans plus tard. Depuis 3 ans, le juge des enfants a suspendu le droit de visite de la mère, au motif que Noé et son frère sont tous les deux absolument terrifiés par cette mère. Ils présentaient des symptômes anxieux sévères plusieurs jours avant et après les rencontres médiatisées.
Mr M., le père des deux enfants, ne les rencontrait pas non plus. Il a disparu un long moment après le placement de ses fils. Il est décrit par les travailleurs sociaux qui ont eu affaire à lui comme très impulsif, très persécuté. Il s’est montré violent en paroles et en actes à leur égard à plusieurs reprises. Il semble qu’il ne venait les rencontrer que lorsqu’il était à nouveau en couple avec Mme S. et sur l’injonction de celle-ci. Toutefois, depuis quelques années, il semble s’être apaisé et il se présente plus régulièrement aux entretiens proposés par l’Aide Sociale à l’Enfance et par notre équipe.
Mr M. a été un enfant battu et négligé par ses parents. Il a été placé lorsqu’il avait 8 ans, dans différentes familles d’accueil rurales. Il raconte qu’il n’y recevait pas d’affection et qu’il devait travailler. Il dit que personne ne se souciait de son sort, qu’il a été très malheureux et qu’il redoute que ses fils puissent connaître la même chose. Mr M. présente des limites intellectuelles évidentes. La mère et la soeur de Mme S. nous disent qu’elles n’ont jamais compris que celle-ci puisse vivre avec un homme comme lui.
Nous recevons régulièrement Mme S. et Mr M.. L’état de Mme S. est actuellement stable, elle a pu prendre un emploi de vendeuse à mi-temps. C’est une jolie jeune femme soignée, intelligente. Elle réclame la garde de ses enfants, elle dit ne pas comprendre pourquoi elle lui a été retirée. Elle dit qu’elle s’en occupait très bien, nie avoir été délirante et violente. Elle dit que tout cela a été inventé par les services sociaux qui s’étaient ligués contre elle pour lui voler ses enfants. Elle s’estime victime d’une injustice. Elle pense que la seule origine des troubles graves de Noé (qui ont nécessité une année d’hospitalisation en unité temps plein) est qu’il souffre d’être privé de ses parents. Elle téléphone très souvent au service pour avoir des nouvelles de Noé. Elle est convaincue qu’il est maltraité et que personne ne lui apporte d’affection. Elle est aussi obnubilée par sa santé. Elle demande sans cesse qu’il reçoive tel ou tel examen ou médication. Par exemple, elle a remué ciel et terre, interpellé les services sociaux, le juge des enfants, pour que Noé soit vacciné contre la grippe aviaire et exigé qu’il ne mange pas de volaille. Récemment, l’état de Noé a nécessité la mise en place d’un traitement neuroleptique. Mme S. s’est fortement opposée à cette prescription. Elle a alors été approchée par un „médecin“ proche de l’Eglise de Scientologie, déjà poursuivi plusieurs fois pénalement pour diverses exactions, et fervent dénonciateur de l’utilisation des médicaments en psychiatrie. Elle ne s’est pas du tout rendu compte de cela et, sous son influence, a demandé le dossier médical de Noé, et prévenu la direction de l’hôpital et le conseil de l’ordre des médecins de son intention d’aller en justice. Elle s’est rétractée dès qu’elle a eu connaissance des accointances de ce „médecin“. Elle a alors accepté d’autoriser la prescription, à condition que Noé subisse un bilan sanguin chaque mois, bien que nous lui ayons expliqué que les prises de sang terrifient tellement Noé qu’il faut le contenir pour pouvoir les réaliser. Rien n’y a fait, et Noé subit les examens exigés par sa mère à répétition. Il est frappant de constater comment cette mère peut envahir à distance la vie de cet enfant, et parvenir à maintenir une emprise sur son corps et pousuivre les persécutions intrusives, malgré la séparation physique.
J’évoquerai le cas de cet enfant à plusieurs reprises au cours du développement.